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Dans une conférence de 1978 intitulée " Foucault révolutionne l'histoire " et publiée en appendice à son essai Comment on écrit l'histoire (Le Seuil, rééd. coll. " Points ", p. 423-425), l'historien P. Veyne définit la méthode " archéologique " de M. Foucault comme une " philosophie de la relation " : " au lieu d'un monde où la conscience connaît ses objets d'avance, les vise ou est elle-même ce que ces objets font d'elle, nous avons un monde où la relation est première : ce sont les structures qui donnent leurs visages objectifs à la matière. […] " Les objets historiques (la Folie, l'État, etc.) n'ont pas d'existence " naturelle " : ils n'existent que pour une pratique qui les objective, et donc pour une série de pratiques qui, dans l'Histoire, les objective différemment. La permanence du mot ne doit pas nous faire croire à l'existence de la chose. Pour illustrer ce principe, P. Veyne recourt à l'exemple de l'identité problématique de l'œuvre littéraire.

Sur la pensée de Foucault, voir aussi M. Foucault et la fonction-auteur.


  • "Si l'on veut savoir par quoi se traduit une philosophie de la relation, il faut la voir à l'œuvre sur un problème célèbre, celui de l'enrichissement du passé et de ses œuvres en fonction des interprétations que l'avenir en donnera à travers les siècles ; dans une page célèbre de La Pensée et le Mouvant, Bergson étudie cette apparente action de l'avenir sur le passé ; à propos de la notion de préromantisme, il écrit (voir Bergson: le mirage du présent dans le passé) : " S'il n'y avait pas eu un Rousseau, un Chateaubriand, un Vigny, un Hugo, non seulement on n'aurait jamais aperçu, mais encore il n'y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d'autrefois, car ce romantisme des classiques ne se réalise que par le découpage dans leurs œuvres d'un certain aspect, et la découpure, avec sa forme particulière, n'existait pas plus dans la littérature classique avant l'apparition du romantisme que n'existe dans le nuage qui passe le dessin amusant que l'artiste y apercevra en organisant la masse amorphe au gré de sa fantaisie. " Ce paradoxe de la découpure s'appelle aujourd'hui paradoxe des " lectures " multiples d'une même œuvre. […]

  • Leibniz écrit quelque part que le voyageur dans l'Inde dont la femme, restée en Europe meurt sans qu il le sache, n'en subit pas moins un véritable changement : il devient veuf. Certes, " être veuf " n'est qu'une relation (le même individu peut être à la fois veuf par rapport à sa défunte, père par rapport à son fils et fils par rapport à son père) ; il demeure que la relation réside dans l'individu qui la supporte (omne praedicatum inest subjecto) : avoir une relation de veuvage, c'est être veuf. De deux choses l'une, dira-t-on : ou bien cette détermination vient au mari de l'extérieur, de même que la découpure préromantique n'est, aux yeux de certains, qu'une interprétation infligée de l'extérieur à des œuvres classiques qui n'en peuvent mais ; en ce cas, la vérité d'un texte sera ce qu'on dit de lui, et l'individu, père, fils, époux et veuf, est ce que le reste du monde en fait. Ou bien la relation est interne et sort de l'intéressé lui-même : il était de tout temps inscrit, dans la monade du voyageur, qu'il serait veuf et Dieu pouvait lire en cette monade le futur veuvage (ce qui suppose évidemment que, par harmonie préétablie, la monade que le voyageur a épousée meure de son côté au moment convenable, de même que deux horloges bien réglées marqueront au même moment la même heure fatale) ; en ce cas, tout ce qu'on dit d'un texte sera vrai. Dans le premier cas, rien n'est vrai d'une individualité, voyageur ou œuvre ; dans le second cas, tout est vrai et le texte, gonflé à éclater, contient d'avance les interprétations les plus contradictoires. […]

  • Une œuvre n'a-t-elle que la portée qu'on lui donne ? A-t-elle toutes les portées qu'on peut y découvrir ? Et que devient la portée que lui donnait le principal intéressé, l'auteur ? Pour que le problème se pose, il faut que l'œuvre existe, érigée comme un monument ; il faut qu'elle soit une individualité à part entière, avec son sens, sa portée : alors seulement on pourra s'étonner que cette œuvre à laquelle il ne manque rien, ni son texte (imprimé ou manuscrit) ni son sens, soit susceptible en outre de recevoir de l'avenir de nouveaux sens, ou contienne peut-être déjà tous les autres sens imaginables. Mais si l'œuvre n'existait pas ? Si elle ne recevait son sens que par relation ? Si sa portée qu'on peut décréter authentique était tout simplement la portée qu'elle avait relativement à son auteur ou à l'époque où elle a été écrite ? Si, pareillement, les portées à venir étaient, non pas enrichissement de l'œuvre, mais autres portées, différentes et non rivales ? Si toutes ces portées, passées et à venir, étaient individuations différentes d'une matière qui les reçoit indifféremment ? En ce cas, le problème de la relation s'évanouit, l'individualité de l'œuvre s'évanouissant. L'œuvre, comme individualité étant censée conserver sa physionomie à travers le temps, n'existe pas (seule existe sa relation à chacun des interprétateurs), mais elle n'est pas rien: elle est déterminée dans chaque relation ; la signification qu'elle a eue en son temps, par exemple, peut faire l'objet de discussions positives. Ce qui existe, en revanche, c'est la matière de l'œuvre, mais cette matière, elle, n'est rien, tant que la relation n'en fait pas ceci ou cela. Comme disait un maître scotiste, la matière est en acte, sans être l'acte de rien. Cette matière est le texte manuscrit ou imprimé, en tant que ce texte est susceptible de prendre un sens, est fait pour avoir un sens et n'est pas un charabia tapé au hasard par un singe dactylographe. Primat de la relation […]."



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 21 Mai 2003 à 15h02.