Atelier

  • D'un des livres les moins fréquentés de P. Bénichou, L'Écrivain et ses travaux (Corti, 1967), et parmi plusieurs réflexions qui mériteraient un commentaire suivi, j'extrais ces quelques lignes, dont je voudrais faire le point de départ d'une brève réflexion sur le partage qui s'opère, autour de la figure de " l'auteur ", entre deux options critiques (nommons-les : la poétique d'un côté ; l'histoire littéraire confondue avec une herméneutique de l'autre).

"Si j'ose parfois déceler dans les œuvres ce que les auteurs peut-être n'y ont pas mis à bon escient, c'est avec l'espoir qu'ils accepteraient de l'y découvrir s'ils étaient présents, en admettant qu'ils voulussent bien prêter attention à mes efforts et à mon langage, et qu'ils fussent eux-mêmes soucieux de la façon dont on les interprète. Je ne me consolerais pas de leur désaveu, s'ils pouvaient me l'infliger au fond de leur éternité. On dira que j'imagine l'impossible ; mais cet impossible — l'entretien ininterrompu, à travers les générations, des auteurs et du public — est le postulat même de la littérature, qui se fonde sur l'entente. Il n'est pas probable, malgré l'inévitable difficulté de se comprendre, d'un siècle à l'autre et d'un esprit à l'autre, que la relation du créateur à ses commentateurs doive consister dans un enchaînement de mutations incontrôlées, ni que de telles mutations soient précisément la gloire de la critique. Avouerai-je que je tiens pour évidente l'existence d'une nature humaine assez constante, de mémoire de lecteur, pour que, de la Bible à Montaigne et de l'Iliade à Baudelaire, soit possible la vaste communication, qui nous porte et nous inclut tous ? Si l'on en doute — j'entends si l'on en doute autrement qu'en paroles — c'est alors qu'il faudrait se demander avec angoisse : qu'est-ce que la littérature ?"


  • J'aime que le passage puisse s'énoncer comme une profession de foi : il affiche naïvement des principes critiques généralement destinés à rester implicites ; naïveté revendiquée comme telle, à l'heure (1967) de la " révolution " structuraliste — cela va jusqu'au défi dans les dernières lignes de l'extrait, et l'on ne peut pas ne pas entendre là une réplique (au sens sismique) aux textes fameux de Foucault et de Barthes sur " l'auteur "
Le passage offre un mérite supplémentaire : celui de révéler la solidarité des postulats touchant le texte littéraire, et du postulat, proprement anthropologique, d'une " nature humaine " — en nous donnant à comprendre les enjeux profonds de la notion d'auteur.

I. Quelle fonction doit-on reconnaître à " l'auteur " dans la série des commentaires auxquels son œuvre donne lieu ?

  • 1. L'auteur comme fantôme ou statue du commandeur.

" L'auteur " est ici pensé comme une instance régulatrice : l'idée de l'auteur dicte à l'interprète un certain nombre d'exigences, qui doivent garantir la validité de son discours sur le texte. Concrètement : ce " souci " de l'opinion de l'auteur est destiné, dans l'esprit de P. Bénichou, à éviter toutes les dérives herméneutiques, les surinterprétations, les décontextualisations sauvages, etc., bref, toutes les formes trop brutales d'actualisations. L'auteur est donc à la fois le juge et le garant (auctor) du commentaire : il faut la caution, fût-elle imaginaire, de l'auteur pour donner au commentaire une autorité. " L'auteur " apparaît finalement ici comme une hypothèse régulatrice, en même temps que l'instance qui vient douer le discours critique d'une forme d'autorité.

C'est là que tout se noue — et que se décide le partage que j'évoquais : P. Bénichou ne dissimule pas d'abord le statut largement imaginaire de cet " auteur " : on imagine, par hypothèse, un auteur soucieux, sinon jaloux, du devenir de son texte — quelle qu'ait été par ailleurs l'attitude historique de l'auteur " réel ". Mais cette remarque incidente sur le statut de " l'auteur " est en fait dictée par une autre exigence : tout critique, pour un texte donné, prétend formuler un sens " nouveau " qui se trouve avoir échappé aux autres commentateurs, et, par hypothèse toujours, à l'auteur lui-même (" ce que les auteurs peut-être n'y ont pas mis à bon escient ", c'est-à-dire " en connaissance de cause "). Il y a là une première tension (au vrai, un paradoxe) : le sens " décelé " par le commentaire est un sens ignoré de l'auteur (et jusque-là invisible : sinon, à quoi bon des critiques ?) mais qui ne peut être " garanti " (autorisé) que par lui… Et c'est parce que " l'auteur " est appelé à exercer cette fonction de " garant " de l'interprétation, que l'herméneute doit très vite oublier le statut seulement heuristique (imaginaire) dévolu à l'auteur comme hypothèse : inévitablement, la figure de l'auteur est appelée à se confondre avec l'auteur " historique ", et le critique en historien… On peut le dire autrement : les deux occurrences du terme " auteur ", dans les première et deuxième phrases n'ont pas le même sens.

  • 2. Cette double fonction dévolue à l'auteur, comme instance régulatrice en même temps que comme autorité, suppose de postuler une continuité du sens dans l'histoire.
Les tournures sont ici négatives (" il n'est pas probable "), mais l'idée est celle d'un sens positif qui sert de " base " aux différentes interprétations, et qui fait de la " relation du créateur à ses commentateurs " une relation relativement stable, en dépit de la distance historique, géographique (de la différance). Ce qui est refusé, c'est donc l'idée que la série des interprétations pourrait bien être parfaitement contingente, c'est-à-dire soumis aux aléas de l'histoire, et relativement indépendante de l'intention supposée de l'auteur comme du sens " originel " pour le premier public. Refusée aussi l'idée d'une productivité des " contresens " ou des malentendus (= " enchaînement de mutations incontrôlées "), dont l'histoire littéraire donne pourtant de nombreux exemples : la lecture de Pascal comme " misanthrope sublime " (Voltaire, avant les interprètes romantiques), la réinterprétation du " misanthrope " de Molière comme victime de la société, et non plus comme personnage ridicule, par Rousseau (Lettre à d'Alembert), l'annexion des Contes de Perrault à une littérature enfantine, la " redécouverte " d'une poétique " mallarméenne " chez les poètes baroques du début du XVIIe siècle, etc. Se trouve ainsi ultimement visée la " libération " revendiquée par Barthes, à la fin de son célèbre article : " la mort de l'auteur " comme condition de la " naissance du lecteur " (en même temps que la possibilité de lectures qui " actualisent " brutalement le texte lu, comme Barthes l'a fait pour Fourier, Sade, Loyola) Quand Barthes coupe le cordon qui relie le texte à son origine (son objet : le Texte), P. Bénichou " personnalise " la relation " du créateur à ses commentateurs ".

  • 3. Comment fondera-t-on ce deuxième postulat ? Qu'est-ce qui garantit (autorise) en définitive cette stabilité du sens ? Il y faut un troisième postulat, plus radical encore, qui nous fait quitter le terrain des études littéraires pour celui de l'anthropologie philosophique — tellement radical que P. Bénichou espère nous le voir accepter (" Si l'on en doute — j'entends si l'on en doute autrement qu'en paroles… "), en nous obligeant à valider en retour les deux autres…
Ce postulat pose la permanence d'une nature humaine, contre le thème de la " mort de l'homme " lié à certains textes structuralistes : la littérarité, pensée par P. Bénichou comme la possibilité même d'une " entente " par-delà les siècles et les différences historiques, est ultimement liée à la pérennité d'une nature humaine. Seule l'idée d'une essence universelle de l'homme (un ensemble de caractères universels) explique, selon P. Bénichou qu'un texte soit lisible plusieurs siècles après sa création : c'est vrai des textes profanes comme des sacrés, des textes narratifs comme des textes poétiques. Concrètement : les préoccupations profondes des hommes d'aujourd'hui sont, pour P. Bénichou, fondamentalement les mêmes que celles des hommes d'hier (l'angoisse face à la mort, le désir, etc.). Conviction qui dispense d'une interrogation sur la " littérarité " (la fin du texte vise sans doute Sartre, tout comme les théoriciens formalistes — Genette ou Todorov) : est littéraire tout texte qui propose une réponse universelle à l'une de ces préoccupations (de ce point de vue, texte biblique et texte littéraire partagent le même statut : on demande dans la culture moderne aux textes littéraires ce qu'un croyant demande, aujourd'hui comme hier, au texte sacré (il y aurait une sacralisation du littéraire, parallèle à la laïcisation de la société : c'est, on le sait, la thèse de P. Bénichou dans ses travaux sur le XIXe siècle, le Sacre de l'écrivain notamment). L'exemple le plus évident ici : la figure d'Œdipe, entre mythe et forme littéraire, ou la pérennité du thème de la " chute " de la Bible à Baudelaire.

II. L'instance médiatrice

  • Mais est-il si évident que tout lecteur ait un égal accès au " message " " humaniste " contenu dans la Bible ou <i>l'Iliade<:I>? Que devient un essai de Montaigne lu par un Japonais, et les poèmes de Baudelaire par un Africain ? Les textes issus d'une autre culture nous sont-ils vraiment lisibles sans aucune autre médiation que celle d'une " nature humaine " qui nous partagerions avec l'auteur ?
On peut, avec Sartre ou Lévi-Strauss douter, " autrement qu'en paroles ", de l'existence d'une nature humaine (d'une " essence " universelle autre que la simple définition biologique en termes de " patrimoine génétique ") — et ce indépendamment de la nécessité proprement morale de poser l'universalité des droits de l'homme…

  • On lira dès lors l'extrait à rebours pour en exhiber les présupposés :

— Le troisième postulat s'analyse comme un préjugé ethnocentrique, tel que dénoncé par l'anthropologie moderne (celle, structurale, de Lévi-Strauss au premier chef) : P. Bénichou érige tranquillement en " nature humaine universelle " un ensemble de constantes qui sont d'abord liées à la culture occidentale.

— La pérennité du texte littéraire (2e postulat) ne serait-il pas un effet de la culture, plutôt que d'une hypothétique " nature humaine " ? La continuité que souligne P. Bénichou n'est-elle pas la définition même d'une culture ? On rejoint là le problème de l'intertextualité : si Montaigne et l'Iliade nous sont semblablement lisibles, c'est d'abord que Montaigne a lu Homère… et Baudelaire la Bible. C'est ensuite que cet ensemble de textes sont traités ensemble, c'est-à-dire médiatisés, par un groupe d'institutions (l'édition, l'enseignement, les bibliothèques, etc.) qui structurent notre culture (définie comme l'ensemble de textes présents à la mémoire d'une société donnée à un moment de son histoire). C'est peut-être cette intertextualité qui constitue la principale explication de la relative stabilité du sens des textes — et la meilleure réponse à la question " Qu'est-ce que la littérature ? " — laquelle n'a rien " d'angoissant " pour qui refuse les pétitions de principe essentialistes. -— La première proposition (le postulat méthodologique) est donc elle-même à comprendre autrement que ne le voudrait P. Bénichou : la fonction dévolue à l'auteur est une exigence du commentateur (de l'activité de commentaire) ; elle peut même apparaître comme un caractère obligé de toute interprétation (" l'auteur " est ici encore, comme l'a vu M. Foucault, le résultat du traitement que l'on fait subir au texte) : la nécessité pour le discours critique de trouver en dehors de lui une instance de garantie ; le discours critique ne peut s'énoncer qu'au " nom de l'auteur " — sauf à assumer pleinement une forme d'arbitraire…

III. Deux paradoxes

  • Dès lors, les déclarations de P. Bénichou révèlent deux paradoxes majeurs, constitutifs d'une bonne part des études littéraires :

— Le paradoxe de l'histoire littéraire : soucieux du contexte de création, volontiers érudit, l'historien de la littérature est aussi celui qui affirme la pérennité du sens profond (" humaniste ") des textes littéraires, en niant donc pour une bonne part l'historicité du texte littéraire… Le paradoxe consiste à affirmer à la fois la nécessité de tel ou tel savoir historique (sur les circonstances de création, les attentes du premier public, les intentions supposées de l'auteur) pour bien " comprendre " l'œuvre, tout en posant finalement " l'éternité " du message. Ce premier paradoxe se comprend mieux en regard du second (la tension déjà repérée dans le début du texte) :

— Le paradoxe de l'herméneutique littéraire : le sens est " dans " le texte (et non pas dans la tête du critique…) à l'insu de l'auteur, mais c'est encore le sens de l'auteur. Toute interprétation consiste à faire avouer (au sens de : reconnaître, obtenir l'aveu de) à l'auteur le sens produit par l'interprète, ou encore : à faire profiter le discours second de l'autorité du texte premier, en posant le sens produit comme " originel ". Il n'y a jamais loin du paradoxe à la contradiction : on ne peut sans doute pas affirmer à la fois une " entente ininterrompue " par-delà les siècles et la nécessité de la critique…


  • Aujourd'hui comme hier, ces deux paradoxes, et plus encore la solidarité des principes qui les instaure, constituent " l'impensé " de notre discipline. S'il existe une ligne de partage entre la poétique et l'histoire littéraire, elle tient peut-être à la nécessité pour la première de défaire le jeu de présupposés dont P. Bénichou illustre ici la solidarité.


Autres réflexions sur P. Bénichou: L'intertexte et la fonction-auteur. Retour au sommaire de ces Dix variations sur l'autorité de l'auteur.

Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Août 2002 à 16h28.