Atelier


L'Analyse pragma-énonciative des figures. Journée CONSCILA du 19 octobre 2007

Catherine Détrie, Praxiling, UMR 5267 CNRS – Université Montpellier 3

L'énallage : une opération de commutation grammaticale et/ou de disjonction énonciative?



«L'énallage est une chimère inventée par les Grammatistes qui n'ont pas su analyser les phrases usuelles.» Beauzée (Encyclopédie, article Subjonctif).


Pour Fontanier, l'énallage, en tant que figure de construction par révolution (c'est-à-dire par « arrangement nouveau et tout particulier »), « s'écarte du langage ordinaire, ou, pour mieux dire, permet et avoue un usage qui n'est pas l'usage commun et habituel » en procédant à l'« échange d'un temps, d'un nombre, ou d'une personne, contre un autre temps, un autre nombre, ou une autre personne » (1830/1977 : 283). La définition proposée par Dubois et alii (1994) s'inscrit en continuité : « utilisation à la place de la forme grammaticale attendue d'une autre forme qui en prend exceptionnellement la valeur. Ainsi on parlera d'énallage dans le cas de l'infinitif de narration en français (et flatteurs d'applaudir) ou quand un adjectif prend la place d'un adverbe (il chante terrible) ». La figure contredit le préconstruit grammatical et référentiel : c'est donc le décalage au regard de la forme attendue (le préconstruit grammatical) qui fonde l'énallage, et qui la rend saillante, qu'il s'agisse d'un décalage de temps (présent dit de narration par exemple), de mode (Et les tringlots de rire..., Daudet), de personne (vous/elle : personne dite de politesse par exemple) ou de nombre, dans une analyse traditionnelle des personnes (tu/vous ; je/nous).


Dumarsais (Encyclopédie, article Énallage), appuyé par Beauzée, adopte une position radicalement différente : contestant à l'énallage une existence quelconque (« une prétendue figure de construction, que les grammairiens qui raisonnent ne connaissent point, mais que les grammatistes célèbrent »), il propose de la réduire à une faute, et de la traiter comme telle.


Ces explications (figure de substitution grammaticale ou faute) ne prennent pas en compte la tentative de catégorisation du réel du sujet parlant (en tant que L1, instance locutrice, et/ou de E1, instance de l'actualisation modale), à partir de son expérience concrète, de son agir sur le monde, en confrontation constante avec d'autres discours, manifestant d'autres points de vue (désormais PDV) sur le monde, sous-ten¬dus par d'autres praxis. Il faut alors rapporter l'énallage à une inten¬tionnalité de ce sujet parlant, le vécu prenant le pas sur le connu. Je présenterai dans ce cadre une approche syntactico-énonciative de l'énallage (étonnamment, Bonhomme 2005 ne mentionne pas la figure, bien que sa dimension soit prioritairement énonciative), tout en restreignant mon analyse aux énallages de la personne, ce dont je m'expliquerai préalablement. Après avoir observé les variations de personne et la syntaxe de l'énoncé hôte (1), je proposerai un cadre explicatif général de l'énallage (2), avant de questionner les positionnements énonciatifs sous-jacents à la figure, et de les analyser dans le cadre des modes de textualisation (cf. Détrie et Verine 2003) et des types de dialogisation mis en place (3).


1. Configurations personnelles et approche syntactico-énonciative de l'énoncé hôte.
Les divers schémas d'énallage ainsi que les variations de la personne au regard des préconstruits linguistiques, la syntaxe et le système énonciatif de l'énoncé hôte seront soumis à l'analyse. Ce premier défrichage me servira de base pour proposer un cadre explicatif et envisager la coconstruction de la figure.


2. Mise en place d'un cadre explicatif.
L'énallage, au plan énonciatif, signale la confrontation de deux PDV sur un même objet. Dans l'exemple Eh bien, Madame la baronne, comment allons-nous ? (Maupassant, Une vie), qui met en tension les personnes 4 et 5, le pronom nous inclusif (vous et moi) transforme une intersubjectivité construite sur le mode de l'individuation subjective (allocutaire discriminé et interpellé) en une relation intersubjective instaurée sur le mode empathique et l'indissociabilité. L'orientation initiale vers autrui marquée par l'apostrophe Madame la baronne (mettant en attente un vous) est transformée en co-orientation de fait, puisque le nous signe la non-disjonction, voire la fusion des PDV des colocuteurs. Dans cet exemple, l'énallage construit un dédoublement énonciatif sur le mode empathique, qui ne peut s'expliquer que dans le cadre du dialogisme interlocutif non antagonique, le locuteur faisant sien le PDV de l'autre, la baronne (je vais bien/mal), ce qui permet l'inscription de la personne 4 : nous allons bien/mal.


3. Analyse dialogique de la figure.
Dans l'exemple ci-dessus, l'énoncé met en scène un dédoublement énonciatif : L1/E1, simultanément, positionne la baronne en personne objective, tout en travaillant la coconstruction du PDV, soit un dédoublement qui se résout par un repositionnement énonciatif (de la P5 à la P4), et cela indépendamment du marquage déictique effectué par l'apostrophe (P5). Mais on peut aussi avoir le cas d'un L1, qui, du fait de l'actualisation modale effectuée (E1), est positionné comme L2 (dédoublement énonciatif par auto-dialogisation), l'énallage énonciative (codifiée) venant saturer une position non prévue en langue (l'auto-interpellation en première personne, « incompatible avec l'idée de la seconde », comme le remarque Beauzée) : « Finalement, avant de faire confiance à quelqu'un, je me dis : « Françoise, s'il y avait la guerre, irais-tu te cacher dans sa cave ? » (Entretien avec Françoise de Panafieu, Le Monde, 01.03.06). La disjonction, signalée par le changement de personne, et l'objectivation afférente (Françoise, tu) signe la mise en scène énonciative des PDV, celui du locuteur et celui d'un autre (réel ou imaginaire), qui permet de construire un PDV nouveau (repéré grâce à la saillance du mécanisme grammatical : la deuxième personne), dans lequel est pris L1/E1, en confrontation aux préconstruits linguistiques (l'amorce je me dis détermine en principe un discours en je). Cette extension/modification des PDV, au gré des positionnements de E1, aboutit quelquefois à une mise en scène du rapport dialogique de L1/E1 à des autres multiples, en particulier dans les énallages qui s'actualisent en tu générique : « Quand tu as sur le coeur qu'on te donne tous les torts / Qu'il te reste la pudeur de pardonner encore / On en revient grandi, comme du pays des morts / L'injustice ne se vit qu'à force d'être fort », L'Injustice, chanson de Garou).


Cette confrontation de deux ou plusieurs PDV sur un même objet de discours, impliquée par la déliaison de l'instance locutrice et de l'instance modale, à l'oeuvre dans l'énallage de la personne, instaure des effets de sens variés : jeux empathiques, halo énonciatif sans radicalisation, interaction fictive, ou PDV plus ou moins extérieur à celui de l'instance locutrice.

Références bibliographiques:

Bonhomme M., 2005, Pragmatique des figures du discours, Paris : Champion.
Clérico G., 1979, « Rhétorique et Syntaxe. Une 'figure chimérique': l'énallage ». Histoire, Epistémologie, Langage, I/2, 3-25.
Détrie C. et Verine B., 2003, « Modes de textualisation et production du sens : l'exemple d'une complainte de Jules Laforgue », in Amossy R. & D. Maingueneau (dir.), L'Analyse du discours dans les études littéraires, Toulouse : P.U. du Mirail, 213-225.
Dubois J., Giacomo M., Guespin L., Marcellesi Ch., Marcellesi J.-B. et Mével J. P., 1994, Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris : Larousse.


Catherine Détrie

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Dernière mise à jour de cette page le 16 Septembre 2007 à 0h43.