Atelier

Irène Langlet, Maître de conférences HDR en Littérature générale et comparée, Université Rennes 2.

irene.langlet@uhb.fr


Insoutenable légèreté du clic (1)

Marc Escola a inauguré dans l'atelier une réflexion sur l'e-pistolaire ("Cliquez, c'est posté"): à le lire en effet, tout tiendrait dans l'immédiateté du clic, l'impulsivité de l'envoi... la décharge, le tir au jugé, dont seule une formule «différancielle» pourrait récupérer, ou instruire, le dossier de productivité littéraire. C'est ce que défend tout son dossier, fort riche, sur l'épistolaire. Manière fondamentalement érotique de penser la correspondance, et dont on voit mal comment on pourrait la contredire.

Cette proposition de contribution à l'atelier (en plusieurs volets) voudrait donc se situer dans l'ajout, et non directement dans la contradiction. En singeant Barthes, dont on aura reconnu dans mon accroche le tic italique (aussi facile qu'aimable), ce serait une contribution de l'ordre de la «complication», destinée à faire des éventuelles amorces de débat une retombée des idées incidentes et surnuméraires, et non d'avance des contre-arguments.

À tout medium tout honneur: c'est en puisant dans l'opportunité de l'entre-lardage, qu'Escola compte au nombre de ses irritations e-pistolaires, que je ferai mon premier déport:

Je ne m'arrêterai pas davantage sur un usage qui aurait plutôt le don de m'irriter: la possibilité de répondre à un mail sur le mail lui-même, démembré point par point pour être simplement annoté et retourné à l'envoyeur; une telle pratique, de mieux en mieux répandue, transforme immanquablement le courrier à ce qui s'apparente pour moi à une parodie de note de service.

Pourtant arrêtons-nous y... Ne faut-il pas voir là, plutôt, l'un de ces soulignements — irritants! je veux bien le croire, mais pas au titre qu'Escola le suggère — que la technologie appose à nos habitudes discursives? Il y aurait d'un côté la citation pleine de civilité, de syntaxe indirecte (portée ou non, selon les langues et les usages, par une opportune case de la conjugaison, comme en allemand), de la correspondance classique: «Vous écrivez, mon ami, que la possibilité de répondre à un mail sur le mail lui-même, démembré point par point pour être simplement annoté, vous irrite[rait?]...» et de l'autre la plèbe des «notes de service». Mais, d'une part: qui s'interroge vraiment sur la sociabilité confuse, et souvent profuse, des notes de service? Qui se penche sur les humanoïdes de chair et d'os qui se renvoient ces entrelardages de mails démembrés, ou plutôt ruminés, rechargés en subjectivités diverses et de compatibilités hautement variables, transfert (Fwd) après transfert? Qu'un Bonécrivain, quelque jour, produise un «roman de bureau» de bonne facture, et l'on verra, j'en suis convaincue, toute la sphère littéraire se pencher avec intérêt sur cet espace infini de l'inter-discursivité. Comme d'habitude, la littérature enregistrera, avec talent et retard (avec méditation, avec pensivité), le bouillonnement d'une vie concrète qui s'est exercée aveuglément bien en amont de ses formulations lumineuses. Mais surtout, d'autre part, pourquoi condamner d'une sentence unique les «démembrements» du protocole de réponse électronique? Il y a autant de manières de s'approprier ce protocole que de façon de citer son correspondant. Passons sur le parallèle facile avec un discours rapporté, dans une correspondance classique, qui trébucherait sur une concordance des temps ou des pronoms, et avouerait ainsi sa négligence énonciative: n'est-ce pas aussi une forme du «démembrement»? De l'appropriation abusive, tout aussi bien. Ces deux voies de la citation (dislocation, appropriation) ne sont que des variantes de l'entreglosage intertextuel qui nourrit avec constance la littérature en général et la correspondance, plus encline à y alimenter sa structure dialogique, en particulier.

Essayons plutôt de faire un parallèle productif: aux raffinements de la syntaxe classique, qui offre tout son arsenal de transfert énonciatif à la réponse, la technologie des logiciels de courrier électronique répond avec ses procédures pertinentes: codages de couleur, de typographie, de mise en page. Qui n'a jamais reçu la huit ou neuvième réponse à un mail entre services concurrents, soucieux de laisser visibles toutes les traces de l'échange? Un vrai festival de couleurs et d'indentations, où se reconnaissent les gentlemen du mail (ceux qui répondent en suivant la ligne donnée par la première réponse: en fin ou en début de compilation, ordonnant hiérarchiquement couleurs et marges de gauche) et où se distinguent les réfractaires bornés (qui désorganisent la compilation). On fait souvent une place, un peu forcée et jamais jusqu'au bout examinée, à la paratextualité du discours littéraire; la forme de l'e-pistolaire pourrait bien exiger une attention plus soigneuse. Pour moi, un bon échange électronique, assumé en pleine conscience de son potentiel littéraire (celui-là même que Marc Escola définit dans ses autres articles), tend bien plutôt vers la stichomythie ancienne, et réclame, prépare, fait attendre ses tirades amplificatrices. C'est le tac-au-tac des «mails entre-lardés», le temps que le dialogue arrive peu à peu à sa maturation en débat, le temps aussi, parfois (critères possiblement combinés), que la présence en ligne des interlocuteurs se disjoigne (décalage horaire avec un correspondant japonais ou américain, insomnie de l'un ou de l'autre...): on voit alors la matière du débat ou du récit s'amplifier au gré de l'indisponibilité du récepteur, récupérant ainsi, par ses méthodes propres, la différance de l'énonciation.

Il faudrait se pencher sur ces échanges serrés, et sur leur stylistique de préparation (inverse de celle d'un match de tennis) d'une menée de fond de court vers laquelle on descend progressivement à partir des courtes volées du filet: j'annote, je renvoie, je taque-au-taque, mais ce faisant j'attends de toi que tu prennes peu à peu de la distance, que tes phrases s'allongent, que tu ne lâches pas la dispute mais au contraire l'amplifies en débat, en discussion, en dissertation — et pour finir, en confidence.

Et je ne parle même pas des subtilités de cette paratextualité, que les vrais amateurs reconnaissent et enregistrent comme paramètres de la personnalité technologique de leur correspondant: celui-ci , dont la police de caractère se distingue par ses espacements et ses interlignes, et son apparente liberté typographique, écrit d'un Macintosh (et dispose donc de fonctionnalités de texte et d'image très supérieures à la moyenne); celui-ci, dont les passages cités sont précédés d'un signe «>», s'adapte tant bien que mal d'un Webmail rudimentaire, et me répond donc peut-être d'un cybercafé, ou d'un poste qui n'est pas le sien (si c'est un amoureux: où es-tu? que fais-tu là loin des lieux où je te sais à l'abri des désirs d'autrui? rentre à la maison!); celui-là, dont la réponse s'imbrique à la citation de mon message, est un négligent abonné de tel FAI aux protocoles capricieux, qui n'a pas encore compris qu'il doit taper deux fois «Enter» pour ouvrir son espace propre d'écriture; et celui-là encore, qui cumule couleurs et indentements des réponses successives, est un maniaque du web, un correspondant esseulé éperdu, qui passe les heures où nul ne lui répond à paramétrer les fonctionnalités d'affichage de son client de courrier. Traduction classique? «Je vous avais répondu, cher ami, dans ma lettre du 15, que votre “souci de ne pas démembrer [mes] lettres” me faisait honneur; à y repenser, votre façon de le dire me chiffonne, car en écrivant que vous vous irritiez de la chose...» (etc etc). Que celui qui n'a jamais cherché comment citer dans une citation (où est donc la touche des guillemets anglais???) me jette la première pierre.

Ce petit excursus globalement ordonné par une réflexion sur les usages épistolaires de la citation est loin de couvrir tous les aspects de l'e-pistolaire. À mon avis, les grands thèmes qu'Escola évoque sont réglés principalement par deux questions: celle de la citation et celle de l'immédiateté (et de son pendant différanciel). En échappent toutefois deux immenses continents protocolaires (rapportés, comme on l'a entrevu, à des usages trop vite classés comme «professionnels»):

a) celui du code graphique (et, plus profondément, plus techniquement, du code informatique)

b) celui de l'automatisation, corollaire du premier, et qui ouvre le potentiel réellement spécifique du courriel.

L'exploration de ces continents ne se défend que devant le lecteur épistolaire déjà confirmé: il y faut la sensibilité au moindre écart de notation horaire ou typographique, la conscience des réseaux, et quelque chose comme le goût pour la rêverie électronique, qui n'est pas moins puissante que celle qui règle depuis 1840 l'art philatélique ou, plus anciennement et plus méticuleusement encore, marcophilique.

[à suivre]


Pages et notions associées: e-pistolaire, Epistolaire, Littératures factuelles.

Irène Langlet

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Dernière mise à jour de cette page le 20 Février 2008 à 15h26.