Atelier

Ce texte de Bernard Vouilloux est extrait d'un chapitre d'un livre publié en 2004 chez Belin, dans la collection "L'extrême contemporain" dirigée par Michel Deguy. Il est ici reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.


"Image, représentation et ressemblance. Une tentative de clarification"

De l'image à la représentation

La présente réflexion a trouvé son origine dans un travail en cours sur le “ texte ” et l'“ image ”, selon la formule reçue, et dans les difficultés que pose la définition du second de ces deux termes. Étymologiquement, image se rattache à imitari. Les emplois dominants qui en sont faits le soumettent néanmoins à trois restrictions. La première est technique : les images se trouvent très souvent réduites à celles qui exploitent le médium, la peinture, d'où elles tirent la plus grande partie de leur légitimité culturelle. La deuxième est historico-esthétique : l'image s'entend prioritairement de l'image artistique. Pour compliquer l'affaire, le concept d'art ne laisse pas de “ jouer ” à son tour, selon qu'il est pris en un sens transhistorique et s'applique à tout artefact à fonction esthétique, intentionnelle ou attentionnelle, ou en un sens historique, auquel cas il sanctionne le processus d'autonomisation, entamé à la Renaissance, qui détache cette fonction de toutes les autres (qu'elles soient religieuses ou politiques). En quelque sens que le concept d'art soit compris, la valorisation dont il est fréquemment l'objet détermine, en outre, une troisième restriction dans le champ des images : seules sont considérées celles qui sont consacrées par l'appartenance au canon artistique ou qui “ mériteraient ” de l'être. Parallèlement à ces diverses réductions, la notion d'image se voit étendue à la non-figuration : même si elle difficile à justifier en théorie, la décision d'exclure du champ des Word and Image Studies la peinture abstraite s'avérerait lourde de conséquences. Que faut-il donc entendre au juste par image ? Le souci de clarification qui dicte cette question conduit à interroger les notions que l'image met en jeu, à commencer par celle de représentation.

Sur cette voie, il faut commencer par noter que le concept de représentation est exclu du champ de la linguistique, tel qu'il a été défini par Saussure. Cette exclusion marque une coupure théorique capitale par rapport à la théorie classique du langage. Dans la logique de Port-Royal, le concept de représentation permet de décrire à la fois la relation entre le “ signe ” (en fait le son) et l'“ idée ” et entre l'“ idée ” et la “ chose ” : le signe est donc dissocié de l'idée, les trois termes s'inscrivant dans une relation transitive (le signe représente la chose à travers l'idée) et asymétrique (pas plus que la chose ne peut représenter l'idée, l'idée ne peut représenter le signe). La linguistique, de son côté, a complètement renoncé au concept de représentation – rompant ainsi avec une tradition que perpétue, pour d'autres raisons, la philosophie analytique du langage. Même s'il est vrai, comme Jean-Claude Milner en fait la remarque[i], que la représentation pourrait encore être invoquée pour désigner la relation du signe au référent (comme elle l'est, précisément, dans le contexte de la philosophie du langage), cette relation, pour Saussure et pour toute la linguistique postsaussurienne, est secondaire : la linguistique n'a rigoureusement rien à en dire. Reste la relation entre les deux faces du signe, concept de base de la linguistique, c'est-à-dire l'“ image ” acoustique ”, le signifiant, et le “ concept ”, le signifié. Or, cette relation se laisse décrire non comme une représentation, mais comme une association réciproque, à la fois symétrique et réversible : pas plus qu'il n'y a de signifiant sans signifié, il n'y a de signifié sans signifiant. Le signe est donc déterminé comme ce qui, n'entretenant qu'un lien arbitraire avec le référent, résulte du recoupement l'une par l'autre de deux continuités, physique et mentale : il n'a d'existence que différentielle et négative[ii].

Si le concept de représentation est exclu de la linguistique, quel est l'usage que nous en avons aujourd'hui ? Il intervient essentiellement à trois niveaux, cognitif, institutionnel et artistique. Au niveau cognitif, dans l'horizon de la philosophie du langage et de la sémantique cognitive, la représentation est l'entité mentale qui est déclenchée dans l'esprit par une expression linguistique et qui est constitutive de sa compréhension : si les représentations mentales (ou représentations sémantiques) sont foncièrement subjectives au sens où elles ont leur lieu dans l'esprit d'un sujet, il n'en faut pas moins faire l'hypothèse que la communication interindividuelle ne serait guère possible si un certain nombre d'entre elles n'étaient pas partagées. Au niveau institutionnel, la représentation couvre la relation existant entre deux entités non sémiotiques (personnes ou collectivités) dont l'une tient lieu de l'autre ou vaut pour l'autre. C'est à ce sens général et générique que se rattachent toutes les formes de représentation, ou plus exactement de représentativité (politique, juridique, commerciale…) qui autorisent, par exemple, un individu à représenter un État (l'ambassadeur), la souveraineté populaire (le député), une firme (le voyageur représentant placier), etc. : le lieutenant du roi était habilité à tenir lieu du roi dans une province. Au niveau artistique, enfin, sont appelés “ représentatifs ” les arts ou les genres qui sont à propos de quelque chose (relation d'aboutness), comme les genres dramatiques et narratifs dans l'art verbal (par rapport aux genres dissertatifs) ou comme la peinture et la sculpture figuratives (par rapport à la peinture et à la sculpture abstraites, à l'architecture, à la musique, à la danse). Ce régime recouvre lui-même deux types de fonctionnement. À l'époque classique, il s'est appliqué à la langue : d'une part, c'est lui qui a pu autoriser, à la faveur d'un amalgame avec le régime institutionnel de la représentation, à caractériser les signes linguistiques non imitatifs (les onomatopées), et donc non “ naturels ” (à la différence de ceux qu'utilise la peinture), comme des “ signes d'institution[iii] ” ; d'autre part, c'est lui qui, chez les logiciens de Port-Royal, a permis de déterminer la langue comme la représentation des pensées (à l'inverse de ce que proposent les théories sémantiques actuelles), l'analogie entre la proposition et le contenu qu'elle véhicule portant sur les modalités d'organisation de la phrase (ordre des mots) et de la pensée (ordre logique). Les logiciens classiques ne faisaient qu'appliquer à l'expression linguistique un concept de représentation qui était largement disponible à un niveau d'élaboration supérieur, celui des genres littéraires et artistiques. Ce second type de fonctionnement, qui n'est plus proprement linguistique, pose un nouveau problème : comment penser ensemble la représentation artistique et la représentation littéraire ?

La mimèsis avec Platon et Aristote

Ce nouveau problème, on l'a deviné, n'est autre que le très vieux problème de la mimèsis, tel qu'il a été traité par Platon, puis par Aristote. Il est d'autant plus complexe que ni l'un ni l'autre ne définissent véritablement le terme, sans doute parce que les différentes pratiques auxquelles celui-ci renvoie étaient familières à leurs contemporains et que la signification liée à ces pratiques leur était donc aisément accessible. Ou plutôt les significations : si mimèsis a été traduit tantôt par imitation, tantôt par représentation[iv], sa compréhension mobilise en outre les notions de copie, de simulacre, d'illusion, de feintise, de fiction, de figuration, etc. Sans revenir en détail sur ces deux textes fondateurs, on doit d'abord souligner que leur difficulté tient davantage à ce qu'ils passent sous silence ou à ce qu'ils implicitent qu'à ce qu'ils assertent.

Pour Platon, on le sait, la mimèsis et la diègèsis spécifient deux types d'expression (lexis) verbale, c'est-à-dire en fait deux modes d'énonciation, qui sont respectivement ceux de l'énonciation dramatique et de l'énonciation narrative[v]. La différence entre mimèsis et diègèsis réside bien en effet dans la posture d'énonciation : dans le récit pur, le poète parle “ en son nom propre ” pour exposer les faits, alors qu'au théâtre il s'efface derrière les personnages qu'il fait parler. Entre ces deux modes s'en intercale un troisième, celui du récit mixte, propre à la poésie épique, dans lequel les passages pris en charge par le narrateur (la narration proprement dite) alternent avec la citation des propos des personnages (discours rapporté ou discours direct). La mimèsis commence exactement là où n'ont plus cours les formes d'expression qui nécessitent la médiation d'une instance narrative (formes qui couvrent non seulement la narration d'actions, mais aussi le discours narrativisé, le discours indirect et le discours indirect libre) et elle a pour condition de possibilité l'aptitude du locuteur (le poète, en l'occurrence) à prendre l'identité d'un autre, à parler comme cet autre, à l'“ imiter ”, c'est-à-dire à assumer une énonciation qui, en vérité, n'est pas la sienne. L'existence d'une catégorie intermédiaire prouve, soit dit en passant, que les frontières entre les deux grands modes énonciatifs sont poreuses : s'il n'est pas rare, en effet, qu'un récit comporte des énoncés au discours direct (ce qui en fait, en termes platoniciens, un “ récit mixte ”), à l'inverse, le discours d'un personnage dramatique peut fort bien prendre la forme d'un récit – la poétique de la tragédie classique en fera même une quasi-obligation pour toutes les péripéties qui ne pouvaient être “ représentées ” sur scène en raison de leur obscénité ou de leur caractère violent. Il n'empêche : de même que les séquences mimétiques des poèmes homériques ne peuvent, pour Platon, être “ sauvées ” par les séquences narratives avec lesquelles elles alternent, il y a tout lieu de penser que le seul fait pour un récit d'être assumé directement par un personnage, et d'être donc à la “ première personne ” (comme Le Bavard de Louis-René Des Forêts), lui conférerait une structure mimétique et le condamnerait ainsi tout aussi irrémédiablement, qu'il soit ou non encadré par du discours non mimétique, c'est-à-dire, pour Platon, par un récit à la “ troisième personne ”. Il est remarquable, d'autre part, qu'en ce passage de la République, Platon s'en tient aux seuls genres fictionnels que sont le dithyrambe (pour le récit pur), la tragédie et la comédie (pour le mode mimétique) et l'épopée (pour le récit mixte). Les catégories de la mimèsis et de la diègèsis fonctionnent donc chez lui comme des sous-déterminants de la fiction, qu'elles présupposent. Or, à partir du moment où l'énonciation narrative, dans un récit de fiction, doit être décrite comme une énonciation feinte, il n'est pas possible d'affirmer que dans les passages narratifs des poèmes homériques ou dans un récit pur l'auteur parle “ en son nom propre ” : l'acte illocutoire du narrateur homérique est aussi feint que celui des personnages que le dramaturge fait parler. Si la mimèsis verbale, pour Platon, est condamnable, c'est donc moins parce qu'elle ne dit pas vrai, comme toute fiction, que parce qu'elle donne l'illusion de la vérité, cette illusion reposant ici sur l'“ imitation ” verbale, c'est-à-dire sur la procédure à laquelle en appelle la citation, ou reproduction de discours. Ce que le texte de la République ne nous dit pas, c'est si la technique du discours direct est condamnable en soi, même si le propos rapporté a été effectivement prononcé, ou si elle l'est seulement lorsque ce propos est fictif[vi]. Le cadre choisi par Platon étant celui non des genres véridictifs, dans lesquels la citation de discours peut occuper une place importante (voir le récit historique), mais celui des genres littéraires fictionnels, tout porte à penser que la citation ou la reproduction du discours est d'autant plus condamnable qu'elle fait passer pour avoir été effectivement prononcé un propos qui ne l'a pas été, de la même manière que la mimèsis picturale substitue à la chose même son apparence.

Tout autre est l'analyse produite par Aristote dans la Poétique : la mimèsis subsume désormais chez lui non seulement la peinture et la littérature dramatique, mais aussi la littérature narrative dans son ensemble, laquelle absorbe le mode mixte de Platon, puisque le discours direct y est en fait enchâssé dans l'énonciation narrative. Cette conception est encore, grosso modo, celle qui commande aujourd'hui l'application de la notion de représentation à des œuvres littéraires ou picturales et la distinction entre des arts ou des genres mimétiques et non mimétiques. Sont ainsi rejetées du champ couvert par la Poétique la poésie non mimétique (telle la poésie didactique, comme celle d'Empédocle) et la prose non mimétique (les dialogues socratiques). Les genres littéraires retenus par Aristote ont en outre pour point commun d'actualiser le critère formel du vers, ce qui a pour effet d'exclure la mimèsis en prose (soit le domaine de ce qui serra plus tard le roman). Les premiers chapitres de la Poétique proposent un classement des arts mimétiques fondé sur trois critères : l'objet (personnages nobles ou bas), déterminé en réponse à la question quoi (ha) ; le mode (narratif ou dramatique), répondant à la question comment (hôs) ; les moyens (orchestiques, poétiques, picturaux), répondant à la question en quoi (en hois)[vii]. Aristote n'a pas de peine à montrer en quoi, c'est-à-dire par quels moyens, la mimèsis verbale et la mimèsis picturale diffèrent l'une de l'autre : l'une se sert de la voix (au même titre que tous les genres verbaux non mimétiques), l'autre des couleurs et des figures[viii]. Il faut noter, toutefois, que la voix n'est que le médium physique du langage et que le propre de la mimèsis verbale, comprise dans sa plus grande extension, est d'en passer par la signification. Cette remarque en amène une autre : la mimèsis verbale ne consiste pas en une “ imitation ” des personnes, objets, phénomènes ou événements – ce qui n'aurait aucun sens[ix] –, mais en leur représentation, c'est-à-dire très exactement dans la relation de renvoi instaurée par la dénotation et véhiculée par la signification. Mais cette relation de renvoi n'est pas suffisante. Si elle l'était, la mimèsis pourrait être étendue à la quasi-totalité des messages verbaux, puisque, à quelques exceptions près (comme les interjections et les onomatopées et toutes les expressions qui relèvent des couches purement expressives, conatives ou phatiques du langage), tout message est à propos d'autre chose.

Pour Aristote, la mimèsis poétique engage le “ système des faits ” (sunthesis tôn pragmatôn), lequel subsume la différence entre mode narratif et mode dramatique : l'histoire (muthos), constituée par le “ système des faits ”, est mise en œuvre par des personnages agissants (prattontas), qui manifestent nécessairement par leurs actions des caractère (èthè) et une pensée (dianoia)[x]. C'est la raison pour laquelle Aristote n'aborde pas la différence modale entre récit et théâtre tout à fait comme le faisait Platon : si le mode narratif, comme chez ce dernier, est défini par la posture d'énonciation – dont il est précisé cette fois qu'elle peut reposer sur un narrateur fictif, comme chez Homère, ou sur un énonciateur qui “ reste le même sans se transformer ” –, le mode dramatique est caractérisé par le fait que les personnages “ peuvent, en tant qu'ils agissent [hôs prattontas], être les auteurs de la représentation[xi] ”. Le point est absolument capital : d'abord, parce qu'il rompt la symétrie qui faisait jouer l'opposition entre récit et théâtre sur le seul trait de l'énonciation, ce qui autorisait Platon à condamner la mimèsis verbale (le discours direct) pour l'illusion de vérité qu'elle produit ; ensuite, parce qu'il permet de conjoindre la mimèsis picturale non à la mimèsis verbale en général, mais à la seule mimèsis dramatique (la prééminence reconnue à la peinture d'histoire sur tous les autres genres à partir d'Alberti trouvera sa justification dans la précellence de la tragédie sur l'épopée) ; enfin et surtout, ceci expliquant cela, parce qu'il introduit un critère que la Poétique ne théorise jamais tout en lui faisant jouer un rôle fondamental. Car ce qui définit empiriquement le mode dramatique, c'est ce qu'Aristote exclut de son champ théorique, à savoir le spectacle (opsis)[xii], seuls relevant de l'art poétique les moyens (l'expression, lexis, la composition du chant, melopoiia), qui sont verbaux, et les objets (l'histoire, muthos, les caractères, èthè, la pensée, dianoia), qui sont verbalisables. On peut dire de cette notion d'opsis qu'elle forme à la fois la tache aveugle et le point de fuite de toutes les analyses déployées dans la Poétique. En mettant ainsi l'accent sur l'“ agir ” (prattein) des personnages, Aristote exhibe ce qui, pour paraître complètement étranger à l'art poétique, n'en est pas moins étroitement solidaire de la mimèsis dramatique : d'un côté, en effet, le spectacle est extérieur à l'art poétique (atekhnotaton), dans la mesure où il engage non la compétence artistique du poète, mais les compétences techniques des acteurs et du fabricant d'accessoires[xiii] ; mais, d'un autre côté, c'est à lui seul qu'il incombe, en dernière analyse, de définir le mode dramatique dans son effectivité et son événementialité théâtrale et de rendre compte des effets de présence dont l'incarnation des personnages par des acteurs est le vecteur. À cet égard, il se pourrait bien que l'annexion de l'épopée (avec ses dialogues) au mode narratif soit motivée par le fait que non seulement le discours reproduit y est enchâssé dans le récit, mais que le trait énonciatif auquel s'arrêtait Platon s'avère secondaire au regard de ce qui pour Aristote fonde la véritable différence entre le mode narratif et le mode dramatique : même s'ils sont verbalement de la même nature que le dialogue dramatique, puisqu'il sont au discours direct, les dialogues de l'épopée ne sont pas destinés à être mis en action et sont dépourvus de cette sorte d'“ évidence ” que désigne, faute de mieux, le terme de théâtralité[xiv]. Or, cette mise en action du “ système des faits ” (dont Aristote semble faire le cœur de la mimèsis), qui est aussi une mise en vue, cette théâtralité, ou mieux cette “ spectacularité ” de la représentation dramatique, c'est là ce qu'elle partage avec la peinture : de celle-ci elle se distingue, certes, par la voix, laquelle – comme le signale un vieux topos – est la seule propriété qui semble manquer aux peintures les plus parfaites pour égaler la réalité, c'est-à-dire à celles qui nourrissent le plus efficacement l'illusion ; mais si la peinture est l'art des figures et des couleurs, comment ne pas voir que celles-ci visent à procurer, dans les deux dimensions d'une surface plane, l'illusion de cela même que produisent, dans les trois dimensions de la scène, le corps de l'acteur et le fabricant d'accessoires – à la fois en tant que présences non illusoires (le corps de l'acteur, les décors) et en tant que producteurs de représentations (le masque, la mimique, la gestuelle, pour l'acteur ; les décors et accessoires scéniques en tant que représentations de lieux et d'accessoires vrais ou possibles) ? Or, dans les deux cas, la ressemblance est bien ce qui fait gagner la représentation en efficacité.

C'est donc à la présence ou à l'absence de la relation de ressemblance que sont liées, en dernière analyse, les différences de traitement que la Poétique réserve à la mimèsis selon que celle-ci affecte le système verbal (sous ses deux modes, narratif ou dramatique) ou l'opsis, en tant que support d'effectuation du mode dramatique : du côté des genres littéraires (dont les genres dramatiques), la mimèsis se confond avec le “ système des faits ” tel que l'actualisent l'énonciation narrative ou le mode dramatique ; du côté de la peinture et de l'opsis dramatique, son domaine de pertinence est celui de la représentation ressemblante. Pour être complète, la comparaison aurait exigé que la seule peinture considérée fût celle que l'on appellera plus tard la peinture d'histoire[xv]. Or, bien qu'Aristote ne fasse nullement mention de genres picturaux, il y a tout lieu de penser que c'est la représentation ressemblante en tant que telle, par delà toute spécification générique, qui définit la mimèsis picturale. Cette différence de traitement aura des conséquences pour les développements futurs de la notion de représentation. Aujourd'hui encore, sur le versant verbal, sont seuls tenus pour “ représentatifs ” le mode narratif, le mode dramatique et certains genres poétiques, comme la poésie narrative. Cette définition est évidemment très restrictive : la narrativité essaime dans toutes sortes de textes qui sont à propos d'autre chose ; et la représentation ne passe pas par la seule narrativité, comme le montre la description la plus pure de toute narrativité. Inversement, du côté des arts visuels, pour qu'une œuvre soit considérée comme représentative, il faut et il suffit qu'elle propose une image de ce qu'elle représente, c'est-à-dire qu'elle soit figurative : un portrait ou un tableau de paysage, une peinture d'histoire ou une scène de genre entretiennent avec leur référent la même relation, salva veritate, qu'une description verbale de la même personne, du même coin de campagne, etc. : ils le dénotent, soit en le dépeignant, soit en le décrivant.

Représentation, imitation, ressemblance, semblance, figuration

Représenter n'est pas imiter, et réciproquement : un récit représente un événement, mais il ne l'imite pas ; tout ce qu'il peut imiter, c'est un autre texte[xvi]. La ressemblance peut résulter d'une imitation intentionnelle : c'est ce qui se produit quand un imitateur imite vocalement et/ou gestuellement une célébrité. Le peintre, quant à lui, ne fait accéder sa représentation à la ressemblance qu'en empruntant les moyens de la figuration. Mais toute figuration n'est pas ressemblante : la ressemblance est fonction du plus ou moins grand degré d'adéquation de l'image à certaines des caractéristiques du modèle, celles qui sont tenues pour pertinentes dans l'art pictural – car il va de soi que les critères de taille, de poids et de volume n'interviennent d'aucune manière dans une image picturale[xvii]. Comme on l'a vu, le texte d'Aristote invite à distinguer au moins deux types de mimèsis : la mimèsis linguistique, énonciative, et la mimèsis visuelle, spectaculaire. La première se fonde sur le “ système des faits ”, la seconde sur la ressemblance, les genres dramatiques participant des deux, par le mode et par l'opsis. Il est toutefois possible d'étendre la notion de ressemblance à la mimèsis linguistique, mais cela implique que la compréhension en soit modifiée. Elle peut être déterminée, en premier lieu, comme un ensemble de similitudes formelles abstraites (par exemple syntaxiques, lexicales, phoniques, rythmiques…) : dire qu'une phrase ressemble à une autre, c'est déceler entre elles un certain nombre de traits communs, intentionnels ou non. Ainsi, une phrase au discours direct reproduit le matériau verbal de l'énonciation originale, mais en néglige les particularités phoniques et suprasegmentales (timbre, débit, accentuation). Ce premier type de ressemblance peut résulter d'actes d'imitation : imitation vocale ou gestuelle d'une personne, imitation du style d'un écrivain, d'un musicien, etc. La ressemblance visuelle concerne les seuls aspects perceptibles visuellement, tels que les formes, les couleurs ou les textures. Qu'elle ne coïncide pas avec la représentation, c'est l'évidence même : deux jumeaux se ressemblent, mais l'un ne représente pas l'autre ; inversement, dans un tableau allégorique, la colombe qui représente la paix ne ressemble qu'à elle-même.

La représentation visuellement ressemblante engage la figuration plastique, et celle-ci est susceptible de rendre compte aussi bien de la relation entre l'acteur et son personnage que de la relation entre la figure peinte ou sculptée et son modèle. La ressemblance nécessaire à la représentation théâtrale est d'ordre générique : il peut être parfaitement légitime de faire remplir le rôle d'un personnage par une entité anthropomorphe, comme dans le théâtre de marionnettes. Quand le rôle est joué par un acteur, on attend de celui-ci qu'il ressemble non au personnage qu'il représente, mais au type du personnage. La ressemblance consiste ici dans la conformité à un type d'emploi, c'est-à-dire dans l'instanciation, plus ou moins stylisée, d'un ensemble de gestes, de mimiques, d'attitudes, d'inflexions vocales censées correspondre aux figures du père noble, du prince magnanime, du fils prodigue, de la coquette, du petit-maître, etc. La figuration théâtrale est évidemment fonction des conventions qui déterminent la fixation et la manifestation des types dans le contexte d'un répertoire. Il n'est même pas nécessaire que l'acteur ait ou se fasse la “ tête de l'emploi ” – il peut même être employé à contre-emploi –, car la production de la ressemblance passe ici par le modelage, le façonnement que son jeu imprime à sa figure et à sa voix. Au théâtre, c'est donc le corps de l'acteur qui fait tableau, mais il ne fait tableau que dans la mesure où il a été travaillé par le jeu, c'est-à-dire pris dans le travail de représentation, lequel implique une sélection et une composition des traits identificatoires.

La figuration picturale, elle aussi, est graduable, susceptible qu'elle est d'être plus ou moins stylisée : dans un régime de représentation donné, la statue de cire colorée sera jugée plus ressemblante qu'un moulage en grandeur nature ; et celui-ci plus ressemblant qu'une statue en marbre ; pareillement, dans le domaine des arts graphiques, le maximum de ressemblance sera réputé passer par le trompe-l'œil. Cela étant, la figuration picturale obéit à des contraintes quelque peu différentes de celles qui régissent la figuration théâtrale. La différence la plus importante tient au fait que la ressemblance est assurée par des moyens exclusivement instrumentaux, non corporels. Une deuxième différence tient aux types de référence que l'image est susceptible d'assumer : alors qu'un acteur ne peut entretenir avec son personnage qu'une ressemblance générique (toute représentation dramatique étant de facto conçue et perçue comme fictionnelle), la figure peinte ou sculptée peut être tenue pour l'image soit d'une entité indéterminée, soit d'une entité déterminée. D'un portrait, nous ne pouvons réellement dire qu'il est ressemblant que si nous lui trouvons une ressemblance avec son modèle, ce qui suppose que nous soyons en mesure de comparer l'un avec l'autre. Or, seuls les contemporains du portrait ont la possibilité d'accéder à la connaissance du modèle et d'effectuer eux-mêmes ce test : la postérité ne peut que se fier à leurs témoignages écrits. Il nous arrive pourtant de trouver ressemblant, et c'est même le cas le plus fréquent, un portrait dont nous ne connaissons pas directement le modèle : “ être ressemblant ” signifie alors présenter de manière convaincante les propriétés caractéristiques qui définissent la semblance, l'apparence de quelque chose, sembler ou paraître conforme à un individu défini (une personne, un paysage) dans un type iconique donné (être humain, paysage) et selon des conventions de représentation déterminées. Ainsi, dans un système figuratif donné, nous sommes portés à juger plus ressemblante une figure d'homme peinte par Largillière, Rigaud ou La Tour que celles qui ont été peintes par Giotto ou par Picasso. La relation de ressemblance ou de semblance en vertu de laquelle une représentation picturale est perçue est donc fonction d'un contexte d'usage : notre aptitude à percevoir le degré de ressemblance ou de semblance d'une représentation figurative dépend de la plus ou moins grande familiarité que nous avons avec le système figuratif utilisé. Cette perception présuppose que nous soyons à même de confronter plusieurs systèmes, ce qui est le propre des sociétés modernes : pour le curieux du xviie siècle qui recueillait dans son cabinet des figures produites dans d'autres cultures, la ressemblance anthropomorphe de celles-ci, quand elle était perçue, pouvait difficilement passer pour réussie dans la mesure où elle faisait appel à d'autres critères formels que ceux qui régissaient le système figuratif au sein duquel il avait l'habitude de se mouvoir et qui commandait ses jugements de réussite et d'échec.

La représentation figurative est parfois qualifiée d'“ analogique ” en raison des similitudes sur lesquelles elle repose : le qualificatif peut être conservé sous réserve de ne pas exclure de la classe des images celles qui sont produites par une autre procédure que celle dite aussi, stricto sensu, “ analogique ” (peinture, photographie), en tant qu'elle est distincte de la procédure “ digitale ” (par codage numérique, comme dans les images infographiques) : les images digitales relèvent elles aussi de la représentation analogique, lato sensu. L'analogie étant, en l'occurrence, motivée par les ressemblances construites ou perçues entre l'image et ce qu'elle représente, la figuration pourrait être définie comme le moyen sémiotique qu'emprunte la ressemblance. Cependant, ce moyen est tel que si toute ressemblance picturale est figurative, toute figure n'est pas nécessairement ressemblante : la figurativité est une propriété sémiotiquen, et, en tant que telle, elle est intentionnelle ; la ressemblance est établie par un jugement de connaissance, que sont susceptibles de relayer (ou de suppléer) des évaluations ou des appréciations.

Si une image est une représentation figurative, plus ou moins ressemblante, et qu'elle est toujours à propos de quelque chose, il existe des peintures qui ne sont pas à propos, qui ne sont pas des images : elles sont souvent dites “ non figuratives ”, “ abstraites ”, “ non représentatives ”. Pourtant, le fait que la figuration soit graduable, peut rendre incertaine la frontière entre une peinture figurative et une peinture abstraite. La genèse même de la première toile abstraite est à cet égard significative : Kandinsky serait venu à l'abstraction en observant les effets produits par un tableau figuratif accidentellement posé à l'envers. Franck Stella déclarait voir dans le Carré blanc sur fond blanc de Malévitch aussi bien “ une silhouette dans un paysage qu'un rectangle posé sur un autre rectangle légèrement plus grand et presque de la même couleur[xviii] ”. Les toiles peintes par Mondrian après le tournant néoplasticiste sont elles aussi susceptibles d'une lecture figurative (on a proposé d'y voir des espaces tels ceux de la chambre ou de la ville), et celles qui précèdent immédiatement ce tournant font bien apparaître l'enracinement du travail d'abstraction dans la réalité observable d'arbres ou de paysages. Les derniers drippings de Pollock, dans lesquels il était possible de “ retrouver ” à travers le lacis des lignes et des taches des têtes ou des visages (un peu comme dans les taches d'un vieux mur), ont donné lieu à d'innombrables discussions sur un éventuel retour du peintre à la figuration… Tous ces arguments ne sont pas exactement de la même valeur : les uns mettent l'accent sur la relation génétique que le tableau abstrait entretient avec une réalité représentable ; les autres se fondent sur les seules corrélations attentionnelles laissées à l'initiative du spectateur : après tout, n'importe quel petit fragment de la peinture la plus servilement “ imitative ” ne donne à voir qu'un jeu “ abstrait ” de formes et de couleurs[xix]. Par ailleurs, comme Gérard Genette l'a fait observer, les différentes dénominations ayant cours pour désigner ce type de peinture ne sont pas équivalentes : du Carré noir sur fond noir de Malévitch, il ne serait pas faux d'affirmer qu'il “ représente ” un carré noir[xx]. Ce que l'on a appelé dans les années cinquante “ abstraction géométrique ” pour désigner les peintures qui pouvaient se réclamer de ou se rattacher à Malévitch, Mondrian, Van Doesburg ou Delaunay, Genette propose de le rebaptiser “ abstraction figurative[xxi] ” : selon lui, si elle est abstraite, au sens où elle met en œuvre des formes géométriques, elle ne peut néanmoins être tenue ni pour non objective, ni pour non figurative. En somme, dans l'abstraction figurative, la figure, pour abstraite qu'elle soit, n'en suggère pas moins qu'elle est “ sa propre représentation[xxii] ” : un tableau de Kandinsky dénote ses figures. Elle partage avec la peinture qui représente des objets imaginaires, comme la peinture surréaliste (Ernst, Tanguy, Dalì, Magritte…), la propriété de pouvoir être soumise avec succès au même test : des objets imaginaires comme des figures géométriques que présentent ces deux types de peinture, il serait en effet possible de construire des sculptures, des objets tridimensionnels[xxiii], ce qui est évidemment impossible pour l'“ abstraction matérielle ” ou “ formelle ” (au sens large, et non historique du terme), recouvrant ce que l'on a appelé successivement l'“ informel ”, l'action painting ou l'“ abstraction lyrique ” : un dripping de Pollock, un brushstocke de Rauschenberg, une œuvre de Barnett Newman ou de Mark Rothko ne dénotent rien, ne sont à propos de rien. De cette analyse, il ressort donc que le domaine de l'image se circonscrit au domaine de la figuration concrète (à l'exclusion de la figuration abstraite), celle-ci étant à propos d'entités existantes ou pouvant exister.

Valoir-pour et être-comme

Revenons à Port-Royal. Il doit bien apparaître maintenant que toute la difficulté que pose le concept de représentation dans son régime de fonctionnement classique vient de ce qu'il tente d'unifier des modes sémiotiques différents, puisqu'il intervient sur au moins trois plans, celui du langage verbal (d'après la tradition augustinienne), ceux des œuvres littéraires et de la peinture (d'après la tradition aristotélicienne). À telle enseigne que lorsque les logiciens de Port-Royal veulent exemplifier la relation de représentation qui unit le signe à la chose, ils l'assimilent à la relation entre la phrase “ Ceci est César ” et le portrait de César[xxiv]. Or, on l'a vu, la linguistique a renoncé au concept de représentation pour rendre compte de la relation entre le signifiant et le signifié. Quant aux systèmes représentationnels verbaux et visuels, force est de marquer une différence fondamentale, que l'époque classique neutralise en les subordonnant au commun principe de l'“ imitation ” : la “ représentation ” verbale ne consiste pas en une imitation (plus ou moins ressemblante) de personnes, d'objets, de lieux, de phénomènes ou d'événements, mais dans la relation de renvoi instaurée par la dénotation et véhiculée par un système syntaxiquement différencié et articulé et sémantiquement dense[xxv] ; la représentation visuelle passe par la production figurative de semblances et de ressemblances. Sur ce second point surgit une nouvelle difficulté : tout se passe comme si, pour l'épistémè classique, la relation de substitution sur laquelle repose la représentation était constituée par le réseau de similitudes aspectuelles, d'analogies (semblances ou ressemblances), qui aligne le représentant sur le représenté. En clair, la représentation picturale est conçue sur le modèle d'une substitution mimétique : représenter, c'est présenter à nouveau la chose, rem praesentem facere, l'idéal de substituabilité emportant avec lui la normativité de la ressemblance. Or, c'est précisément cette coalescence de la substitution et de la ressemblance qui a rendu le paradigme classique impuissant à rendre compte soit de certains types de représentation, produits ailleurs ou antérieurement, et classés de facto comme “ gothiques ”, “ archaïques ” ou “ primitifs ”, soit de certaines innovations qui remettaient en cause les fondements de la représentation classique sans rompre avec la figuration, comme dans l'impressionnisme, le fauvisme, le cubisme, le surréalisme. En outre, ce modèle échoue à rendre compte du fait qu'au sein même de la tradition classique, et en fait dès l'Antiquité, la réussite artistique n'a jamais été proportionnée à la seule puissance de l'illusion garantie par la ressemblance. Si cela était le cas, rien ne permettrait de distinguer l'image de ce dont elle est l'image (la ressemblance n'est pas l'identité) et d'apprécier la première comme telle, c'est-à-dire comme un artefact, une œuvre. À l'époque classique, la réussite artistique dépend du fait que le tableau se présente comme tel tout en représentant quelque chose. Si le tableau est bien déterminé comme l'image de la nature et si la représentation est effectivement réglée par le principe d'imitation ressemblante, il n'empêche que l'image attire l'attention sur sa nature d'artefact, sur sa construction plastique. Cette construction, l'idéal esthétique classique commande néanmoins d'en effacer les traces : la présentation de l'œuvre doit être adéquate à la représentation, le rapport entre les deux étant assuré par la loi rhétorique de convenance, qui prescrit de n'employer jamais que les moyens (le style) appropriés à telle fin (le genre). Or, cette économie de la représentation est mise en cause à partir de la fin du xviiie siècle : d'une part, avec la prédominance de l'imagination sur la raison, de la subjectivité sur l'objectivité (romantisme) ; d'autre part, avec la prédominance des propriétés formelles de l'œuvre sur la ressemblance (modernisme). En prenant le pas sur les valeurs objectivistes de la représentation, l'expression ou la littéralité confortent la prétention de la sphère artistique à l'autonomie : la représentation se trouve désormais soumise à la présentation. Penser la représentation comme représentation ressemblante, c'était donc se condamner à rejeter comme incorrectes toutes les figurations qui présentent des “ distorsions ” par rapport à leur modèle. La découverte des arts des traditions non européennes, les avant-gardes ont contribué à la péremption de ce concept classique de la représentation.

À ce problème, il existe deux solutions. La première solution est de type nominaliste, et elle est radicale : elle consiste à penser la représentation en faisant abstraction de la notion de ressemblance. C'est la solution de Goodman, pour qui tout peut représenter n'importe quoi[xxvi]. L'exemple de la peinture allégorique semblerait lui donner raison : une colombe peut représenter la paix, un lion la force, etc. Mais l'argument ne nous dit pas pourquoi nous reconnaissons, prima facie, une colombe dans la figure allégorique de la paix. L'argument de Goodman est typiquement conventionaliste : il pousse à l'extrême la démonstration de Gombrich montrant que l'illusion mimétique est fonction d'un système figuratif – que la perception des ressemblances figuratives est fonction de types ou de schémas artistiques[xxvii]. Sa faiblesse est de confondre ressemblance et figuration : de ce qu'un système figuratif repose sur des conventions, on ne peut déduire que les ressemblances sont conventionnelles. L'autre solution se réclame d'un réalisme tempéré : elle consiste à ne dissocier représentation et ressemblance que pour mieux pouvoir décrire les relations qu'elles sont susceptibles d'entretenir dans un mode de fonctionnement sémiotique déterminé et dans des formations historiques particulières. En effet, toute représentation n'est pas ressemblante et, inversement, toute ressemblance n'est pas représentationnelle : le portrait de Kahnweiler par Picasso ne ressemble pas à Kahnweiler, ou du moins n'entretient qu'un rapport éloigné avec les différents témoignages photographiques que nous avons du marchand d'art ; deux jumeaux se ressemblent, mais aucun ne représente l'autre. La représentation, qui est une relation d'ordre logique, fonctionne sur le mode du valoir-pour. La ressemblance, qui est une relation d'ordre perceptuel, fonctionne sur le mode de l'être-comme. L'une est instaurée ou instituée par la capacité à utiliser des systèmes sémiotiques, et elle est validée par l'ensemble des conventions et des croyances propres à un groupe culturel. L'autre fait fond sur les mécanismes cognitifs, largement pré-attentionnels, en fonction desquels nous sommes aptes à percevoir des similitudes (c'est-à-dire des analogies irréductibles à des identités) – aptitude que l'homme, à la différence de la précédente, partage avec d'autres espèces animales. En conséquence, l'image peut être définie comme une représentation ressemblante, soit comme un objet, plan ou tridimensionnel, qui en représente un autre et qui entretient avec lui une relation de semblance ou de ressemblance, moyennant ce que les conventions figuratives de référence permettent d'accepter comme tel.


[i]. J.-Cl. Milner, Le Périple structural. Figures et paradigmes, Paris, Éd. du Seuil, 2002, p. 28.

[ii]. “ La linguistique ne s'occupe des signes que pour les faire s'évanouir dans le réseau différentiel et négatif de leurs deux faces ” (ibid., p. 42, n. 19).

[iii]. “ La troisième division des signes est qu'il y en a de naturels qui ne dépendent pas de la fantaisie des hommes, comme une image qui paraît dans un miroir est un signe naturel de celui qu'elle représente, et qu'il y en a d'autres qui ne sont que d'institution et d'établissement, soit qu'ils aient quelque rapport éloigné avec la chose figurée, soit qu'ils n'en aient point du tout. Ainsi les mots sont signes d'institution des pensées et les caractères des mots ” (A. Arnauld et P. Nicole, La Logique ou l'art de penser [1662], I, iv, Paris, Gallimard, “ Tel ”, 1992, p. 47-48). Cette distinction, qui dérive de celle que saint Augustin faisait passer entre “ signes naturels ” et “ signes intentionnels ”, sera reprise et adaptée par l'abbé Dubos dans ses Réflexions sur la poésie et sur la peinture (1719).

[iv]. Rompant avec une longue tradition, Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot traduisent mimèsis par représentation et justifient leur décision par les connotations théâtrales de ce terme et surtout par sa grammaire, qui lui permet de viser indifféremment l'objet-modèle et l'objet produit (Aristote, Poétique, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Éd. du Seuil, 1980, p. 20). En quelque cas, néanmoins, il paraît difficile de faire l'économie de la notion d'imitation, comme dans ce passage où il est précisé que l'homme “ a recours à la [mimèsis] dans ses premiers apprentissages ” (48 b 8) : ainsi que l'a fait observer Jean-Marie Schaeffer, il y a toute apparence que les apprentissages en question sont non pas “ médiatisés par des représentations, par exemple par des images ”, mais constitués par des “ activités d'imitation ” (Pourquoi la fiction ?, Paris, Éd. du Seuil, 1999, p. 15-16, n. 4).

[v]. Platon, République, 392 c-394 d. Gérard Genette a traité à plusieurs reprises de la distinction platonicienne entre mimèsis et diègèsis et de la théorie aristotélicienne de la mimèsis : voir “ Frontières du récit ”, Figures II, Paris, Éd. du Seuil, 1969, p. 49-69 ; “ Discours du récit ”, Figures III, Paris, Éd. du Seuil, 1972, en particulier p. 184-193 ; Introduction à l'architexte, Paris, Éd. du Seuil, 1979, p. 14-22.

[vi]. La distinction entre fiction et véridiction n'avait pas pour les contemporains de Platon, semble-t-il, la même importance que pour nous : voir A. Momigliano, “ Les historiens du monde classique et leurs publics : quelques suggestions ” [1978], Problèmes d'historiographie ancienne et moderne, trad. A. Tachet et al., Paris, Gallimard, 1983, p. 68-69.

[vii]. Dans sa traduction, Dacier distinguait respectivement le “ sujet ”, la “ manière ” et le “ moyen ”, mais éprouvait le besoin, dans son commentaire, de différencier en outre l'imité et l'imitant : “ On appelle imitation tout ce qui employe certains moyens pour faire & representer au naturel quelque sujet que ce puisse être, soit qu'il existe ou qu'il n'existe pas. Ainsi afin qu'une chose puisse estre appellée imitation, on doit y voir en mesme temps quatre choses différentes : Ce qui imite : ce qui est imité : l'instrument ou le moyen qu'on y employe, & la maniere dont on l'employe. Il est evident qu'il n'y a aucun Art ni aucun métier qui ne soit une imitation puisqu'on y distingue tres clairement ces quatre choses ” (Aristote, La Poëtique, Traduite en François, Avec des remarques [par M. Dacier], Paris, Claude Barbin, 1692, p. 7).

[viii]. Aristote, Poétique, 47 a 18-20.

[ix]. Contrairement à Schaeffer (Pourquoi la fiction ?, op. cit.), qui réfère l'imitation à un ensemble de dispositions biologiques et anthropologiques, je la maintiens, pour des raisons de méthode, dans une stricte compréhension sémiotique : dans cette perspective, seul un matériau déjà sémiotisé peut être imité, et il ne peut l'être que dans un matériau partageant les mêmes propriétés sémiotiques, par réinstanciation littérale (citation) ou stylistique (pastiche). Selon cette acception, les phénomènes d'hypertextualité par imitation (charge, pastiche) s'opposent à ceux qui procèdent par transformation (parodie, travestissement) : voir G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éd. du Seuil, 1982, p. 34.

[x]. Aristote, Poétique, 49 b 36-50 a 8.

[xi]. Ibid., 48 a 20-24.

[xii]. Je suis la lecture et l'interprétation de Dupont-Roc et Lallot dans leur commentaire de la Poétique (op. cit., p. 13, 161, n. 1, ad 48 a 24, et 202, n. 10, ad 50 a 15).

[xiii]. Aristote, Poétique, 50 b 16-20.

[xiv]. L'un des deux arguments qui seront avancés in fine pour étayer la supériorité de la tragédie sur l'épopée fait intervenir la notion d'énargéia : “ Et puis elle a toute sa vivacité [enargès] à la fois à la lecture et à la scène ” (ibid., 62 a 17). Dupont-Roc et Lallot commentent ainsi ce passage : “ La vivacité (enargeia), dont Aristote nous dit (62 a 17) qu'elle apparaît à la lecture, est d'abord une qualité mimétique du texte que le poète a composé – histoire et expression – “en se mettant (les choses) sous les yeux” (chap. 17, 55 a 23) ; la clarté de conception, imprimée dans le texte, à la fois se révèle à la lecture (kai en têi anagnôsei) et se manifeste dans la mise en acte (kai epi tôn ergôn) ” (éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, op. cit., p. 411, n. 8, ad 62 a 18). Dacier traduisait : “ Mais, ce qui est encore plus à estimer, elle a l'évidence de l'action, car elle met tout sous les yeux du spectateur, dans la representation & dans la lecture ” (op. cit., p. 480), et notait, pour la première partie de la phrase (jusqu'à “ l'évidence de l'action ”) : “ L'Épopée n'est qu'un recit & la Tragedie est la representation de l'action même. Or il est seur que ce qu'on voit touche beaucoup plus que ce qu'on entend ; la Tragedie est donc plus excellente & plus parfaite que l'Épopée ” (ibid., p. 491), et pour la seconde partie de la phrase : “ Je croy que c'est ainsi qu'il faut traduire ce passage [dans la lecture] dans l'action même, c'est-à-dire, dans la representation ; car c'est là un des grands avantages de la Tragedie, soit qu'elle soit leuë, ou qu'elle soit representee, rien ne s'y passe par recit, elle expose tout aux yeux du spectateur & du lecteur ” (ibid., p. 491-492). Voir B. Vouilloux, “ L'évidence descriptive ”, La Licorne, 23, “ Lisible/visible : problématiques ”, Actes de la semaine Texte/Image (Poitiers, 27 janvier-1er février 1992), sous la dir. de P. Mourier-Casile et D. Moncond'huy, 1992, p. 3-15 (repris dans Po&sie, 61, 1992, p. 100-109), et “ Des deux statuts rhétoriques de l'image et peut-être d'un troisième ”, in Rhétorique et Image. Textes en hommage à A. Kibédi Varga, sous la dir. de L. H. Hoek et K. Meerhoff, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1995, p. 101-114.

[xv]. En fait, tout semble indiquer que “ l'art pictural, pour Aristote, recèle d'emblée, en tout cas dès Polygnote, la donnée structurale centrale qu'est l'organisation du dessin, et qui l'habilite à fonctionner comme paradigme de la poésie mimétique centrée sur l'histoire ” (R. Dupont-Roc et J. Lallot , in Aristote, Poétique, op. cit., p. 205, n. 12, ad 50 a 29 ; cf. ibid., p. 149, n. 7, ad 47 a 28).

[xvi]. La “ représentation par imitation ” ne peut être comprise ici que comme une représentation (narrative, dramatique, picturale, etc.) imitant les propriétés d'un modèle homosémiotique donné. On comparera cette définition avec celle, beaucoup plus large, qu'en donne J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, op. cit., p. 103-118.

[xvii]. En d'autres termes, la ressemblance est inférée non d'une similarité absolue, mais d'une similarité relative : “ Toute similarité posée entre deux ou plusieurs choses résulte d'une hiérarchie attentionnelle qui nous fait privilégier, mettre en évidence, certaines propriétés plutôt que d'autres ” (ibid., p. 87).

[xviii]. F. Stella, Champs d'œuvre [1986], trad. H. Seyrès, Paris, Hermann, 1988, p. 71 (cité dans D. Riout, La Peinture monochrome. Histoire et archéologie d'un genre, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1996, p. 41).

[xix]. Voir B. Vouilloux, La Peinture dans le texte. xviiie-xxe siècles, Paris, CNRS Éditions, 1995, p. 87.

[xx]. G. Genette, “ Les deux abstractions ”, Figures IV, Paris, Éd. du Seuil, 1999, p. 298.

[xxi]. Ibid., p. 300.

[xxii]. Ibid., p. 306.

[xxiii]. Ibid., p. 304. Genette s'autorise d'une remarque de Clement Greenberg (“ Surrealist Painting ”, The Collected Essays and Criticism, t. I, Chicago, The University of Chicago Press, 1986, p. 231). L'épreuve avait en fait été imaginée par Picasso, comme le rapporte Daniel-Henry Kahnweiler : “ C'est en 1908 que Picasso m'avait dit qu'il voulait qu'un ingénieur puisse exécuter les objets figurés dans ses tableaux ” (“ Une lettre inédite de Juan Gris ” [1956], Confessions esthétiques, Paris, Gallimard, 1963, p. 212).

[xxiv]. A. Arnauld et P. Nicole, La Logique ou l'art de penser, II, xiv, op. cit., p. 147.

[xxv]. N. Goodman, Langages de l'art. Une approche de la théorie des symboles [1968 ; 2e éd. : 1976], trad. J. Morizot, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990, p. 168-189.

[xxvi]. Ibid., p. 35.

[xxvii]. E. H. Gombrich, L'Art et l'Illusion. Psychologie de la représentation picturale [1960], trad. G. Durand, Paris, Gallimard, nouv. éd. augmentée, 1987.

Bernard Vouilloux

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Mars 2008 à 16h41.