Atelier

Eric Marty, Université Paris 7 - Jussieu


La période et sa chronologie.

Gide est sans aucun doute une figure clef pour éclairer le débat autour du classicisme et de son retour pendant la séquence 1902-1914 selon le découpage proposé par Antoine Compagnon pour circonscrire cette grande querelle des Lettres qui ouvre le XX° siècle. On pourrait se contenter de l'illustrer par une simple image, celle, célèbre, qu'il donne de lui-même, lors de son séjour en Afrique noire, un peu plus tard, en 1925, remontant en pirogue le fleuve Congo, les Oraisons funèbres de Bossuet à la main[i], ou bien, lisant les Fables de La Fontaine dont il écrit, alors qu'il est en pleine brousse: «Aucune littérature a-t-elle offert jamais rien de plus exquis, de plus sage, de plus parfait[ii]

Pourtant, cette image où s'affirme l'universalité française dans cette Afrique encore «sauvage», si elle satisfait précisément au mythe classique, demeure en fait à la surface des choses car, on peut imaginer qu'elle a bien d'autres raisons, plus complexes, plus retorses, d'être mise en scène dans ce texte profondément destructeur du mythe civilisateur associé à la France, violemment dénonciateur, qui fut, de la part de Gide lui-même, conçu comme la première étape d'une série de fuites en avant, de prises de positions qui sont autant de points de non-retour, et qui a pour ambition de fonder un tout autre mythe, celui de l'engagement intellectuel.

D'ailleurs, en 1925, l'essentiel de la querelle classique est en voie de s'éteindre en raison, entre autres, du bouleversement du champ littéraire produit par la guerre et par l'émergence des avant-gardes et notamment du Surréalisme; mais son véritable point final sera, je le crois, inscrit par Louis-Ferdinand Céline, principalement dans Bagatelles pour un massacre, où le paradigme classique, issu de Maurras qui est le véritable penseur de cet affrontement idéologique, est renversé: loin d'être l'expression du génie français, le classicisme devient l'expression du simili, du toc proprement juif. Le néo-classicisme est alors un phénomène doublement juif, tout d'abord parce qu'il s'agit d'une littérature de seconde main et surtout parce qu'il s'agit d'une littérature asexuée: «Ils [les tenants du classicisme] sont châtrés de toute émotion directe, voués aux infinis bavardages des premières heures de l'enfance… comme les juifs sont circoncis[iii]

Le paradigme classique comme synonyme du paradigme français, est alors remplacé par un autre modèle national, formé notamment par les noms de Villon et de Rabelais. L'essentiel du renversement touche à la question de la langue française dont le classicisme a été, écrit Céline, l'épitaphe, et qu'il faut surmonter en en retrouvant la puissance émotionnelle contre le «fixe corset» du classicisme. Et d'une certaine façon, Céline n'a pas tort de faire de la langue l'enjeu premier de la querelle comme Gide l'a également pensé. Ce Gide logiquement assimilé au programme juif: «amener tous les goys à bien s'enculer[iv]

C'est donc en abandonnant l'image d'un Gide de 1925, apparemment drapé dans l'idéal du moi classique en plein Congo, pour le Gide de la séquence historique précédente, qu'il faut aborder la question du classicisme dans ce qu'elle a pu avoir d'actualité et d'enjeux réels. Et c'est là que commencent les difficultés.

La seule chronologie cohérente est celle qui restreint la question du classicisme à une pure et simple question idéologique. En voici les deux principales étapes.

La première étape, c'est la querelle avec Barrès à propos des Déracinés qui commence en 1898 et dont le prolongement est la polémique avec Maurras qui a pour point de clôture la parution en 1903 de «La Querelle du peuplier[v]». Le terme de «classicisme» n'est jamais présent lors de cette première étape mais tous les présupposés et contre-présupposés de la querelle sont là. Lors de cette première séquence, Gide est plutôt un «anti-classique».

La deuxième étape est directement liée aux campagnes de L'Action française. Elle court de 1907, avec la parution du livre de Pierre Lasserre sur le romantisme désigné comme l'ennemi, jusqu'aux années 1920-1921 avec la réponse à l'enquête sur classicisme et romantisme de La Renaissance[vi], et entre les deux, les très importants articles, intitulés «Nationalisme et littérature», au nombre de trois, parus successivement dans La NRF de juin, d'octobre et de novembre 1909, liés à l'enquête du maurrassien Henri Clouard parue dans la revue La Phalange et aux interventions de la revue «Les Guêpes» de Jean-Marc Bernard[vii]. Ces trois dates, 1907, 1909, 1921, pourraient être complétées par la séquence 1911-1912 où l'on retrouve les mêmes personnes (Clouard, Lasserre, Bernard) à l'occasion des violentes attaques de L'Action française contre La NRF, mais aussi, bien entendu, par la période de la Première Guerre mondiale, notamment les années 1916-1917 où se noue un dialogue complexe et spécieux entre Gide et Maurras et à l'occasion duquel rebondissent et renaissent les anciennes querelles[viii].

La dialectique de Gide.

Cette seconde étape, qui est, on le voit la plus substantielle, repose sur les équations extrêmement tranchées de la droite nationaliste: le classicisme y est synonyme de français et son antonyme, le romantisme, y est l'équivalent du pathologique, d'aberration et de littérature anti-nationale. Lorsque Gide était à l'initiative de la polémique – comme avec Barrès -, tout était à peu près clair, car Gide, l'assaillant, maîtrisait les termes du débat, mais dès lors que les nationalistes ont pris en otage le terme même de classicisme, il se trouve dans une position plus tacticienne, plus tortueuse, d'autant que bientôt, il n'est plus seul en cause, il représente peu ou prou La NRF et s'introduisent alors de nombreux sous-entendus qui obscurcissent encore les enjeux, par exemple l'assimilation de la revue au protestantisme[ix], c'est-à-dire à l'esprit «anti-français», sans compter les soupçons récurrents autour de l'homosexualité de ses principaux animateurs, qui lui sont associés.

L'ambition fédératrice de La NRF oblige Gide, en outre, à quelques mondanités, par exemple à l'égard de Jean-Marc Bernard, mais elle l'oblige, et c'est plus important, à multiplier les issues dialectiques pour échapper à la tenaille de l'équation maurrassienne: ces issues dialectiques sont toutes forgées sur le même modèle, mais elles sont principalement au nombre de deux: la première est celle qui associe l'universel et le particulier (les œuvres d'art les plus générales sont les plus particulières), la seconde est celle qui associe contrainte et liberté ou individu (la contrainte loin de supprimer la liberté ou l'individu, les exalte). On pourrait aisément multiplier les citations de Gide qui vont dans ce sens et qui ont toutes pour objet de reconfigurer le concept de classicisme dans un sens qui l'arrange, et qui, en outre, soit déconnecté de toute périodisation historique. C'est ainsi que Gide écrira à propos de Chopin: «L'art parfait est celui qui d'abord prend conscience de ses limites; celui-là seul est illimité[x].» Dans ce texte non daté, on trouve d'ailleurs, le troisième pilier de la dialectique qui est le suivant: Chopin est l'exemple parfait du déracinement, de l'expatriation, du croisement des races mais en même temps son œuvre possède une «coupe», une «façon» françaises[xi].

Ainsi, avec ces trois énoncés touchant à l'universel et au particulier, à la limite et à l'illimité, à la nation et à l'exil, on possède le corps doctrinal gidien par lequel, tout en feignant d'adhérer à l'idéal classique, dont les idéologues de l'Action Française veulent faire un passage obligé, Gide en renverse à peu près tous les présupposés. Dans le détail même de son discours, Gide vise par cette adhésion à se soumettre à toutes les catégories qu'on lui oppose (la contrainte, la France, la clarté universelle) mais c'est, à chaque fois, par un renversement, et pour y inclure précisément, par exemple dans «Nationalisme et littérature» (1909), ceux que les nationalistes excluent expressément: Rousseau, Calvin, d'Aubigné et même le «théâtre juif» de Porto-Riche[xii]. Les seules concessions de Gide consistent dans une critique du romantisme mais cette concession reste relative car pour lui le romantisme critiqué est chrétien, et c'est pourquoi Goethe, selon lui païen, est le meilleur représentant de ce qu'il nomme classicisme[xiii]. De même, lorsque Gide feint de répondre docilement à l'enquête très normative de La Renaissance qui fit alors grand bruit, c'est pour en briser précisément les normes. Ainsi pose-t-il, avec les enquêteurs, qu'en effet, la France est «la patrie et le dernier refuge du classicisme», mais c'est pour ajouter aussitôt ceci: «Et pourtant, en France même, y eut-il jamais plus grands représentants du classicisme que Raphaël, Goethe ou Mozart[xiv]?» De la même manière, après avoir formellement accepté d'identifier le classicisme à une borne historique, le XVII° siècle français, où le classicisme est défini comme art de la litote, les exemples qu'il donne sont ceux de la «littérature grecque», de la «poésie anglaise» (et il pense bien sûr à Keats[xv]), de Racine, de Pascal, de Baudelaire à qui il oppose Ronsard, Corneille et Hugo[xvi].

L'enjeu.

Il ne faut pas se contenter de voir là les fameux poncifs sur la pensée ondoyante de Gide mais plutôt la logique d'une stratégie propre au champ littéraire qui, plus que jamais, devient enjeu idéologique, espace même d'une lutte pour le pouvoir, pour la domination et la maîtrise et dont la question classique est alors l'alibi. On remarquera, au passage, combien l'Action française a joué un rôle de pionnier dans sa capacité à transformer l'espace culturel en un espace idéologique.

Ainsi, face à ce qui peut apparaître sinon comme l'idéologie dominante de l'époque, du moins l'idéologie la plus active, Gide, contrairement à l'époque de la polémique avec Barrès, ne s'oppose plus. Il n'a plus qu'un seul objectif: s'approprier le concept de l'adversaire – le classicisme –, l'identifier à sa propre personne, s'en faire le représentant vivant, en ne cessant au travers des discussions, des débats, de faire son propre portrait, d'inscrire le concept dans une dialectique proprement personnelle et de l'y redéfinir.

En faisant du classicisme une notion dialectique, Gide est alors le seul qui en fait une notion vivante, une pensée d'avenir et non, comme il s'en moque à propos des jeunes réactionnaires de la revue Les Guêpes, une esthétique d'anthologie. C'est pourquoi la synthèse gidienne est tout entière guidée vers l'avenir: «L'œuvre d'art classique raconte le triomphe de l'ordre et de la mesure sur le romantisme intérieur [...] L'œuvre est d'autant plus belle que la chose soumise était d'abord révoltée […] Le véritable classicisme ne comporte rien de restrictif ni de suppressif; il n'est point tant conservateur que créateur; il se détourne de l'archaïsme et se refuse à croire que tout est dit[xvii]

Cette stratégie est évidemment la seule stratégie gagnante. En faisant du classicisme non point un objet vénérable du passé mais l'avenir même de chaque écrivain, en en faisant non le synonyme de l'ordre et de la fixité mais un processus dialectique, en en faisant enfin non une catégorie objective mais un processus subjectif propre à l'individu, Gide, par une sorte d'opération auto-réalisatrice, se constitue comme le pivot même du débat. A cette stratégie qui touche au fondement même de la question, Gide ajoute une opération tactique, se faire passer lui-même, comme il s'en moquera un peu plus tard, pour le «meilleur représentant du classicisme[xviii]».

Si la droite nationaliste a pu enrager quelques années plus tard d'avoir offert à Gide le possibilité de se faire «classique» - voir la rage de Henri Massis dans les années 1920 - , c'est parce que c'est elle qui avait offert à Gide le marchepied de cette élévation, et, notamment en 1909-1910 à l'occasion de la parution de La Porte étroite, précisément sacré par elle comme chef-d'œuvre classique ainsi qu'en témoignent ces propos de Henri Ghéon dans son propre compte-rendu du récit de Gide en 1910: «Les néo-royalistes qui ne séparent point la monarchie du classicisme, ni le classicisme de l'orthodoxie, adjuraient celui-ci [Gide] de sauter le pas et de mériter tout à fait le titre de maître[xix]

«Sauter le pas», c'est-à-dire à tout le moins se convertir au catholicisme, en osant espérer peut-être davantage. Je dirais alors volontiers de ceux qui ont constitué ce courant qui a été à l'origine puis au cœur de la querelle du classicisme, qu'au fond, leur vœu le plus profond, n'est pas autre chose que le désir d'avoir un maître dont Gide, on le voit, aurait pu occuper la place. Place qu'il voulait occuper mais non pas celle restreinte que la droite royaliste voulait qu'il occupât – le petit maître d'un parti littéraire – mais bien au-delà, maître de chacun, comme cela est clair depuis Les Nourritures terrestres, livre qui, notons-le, pour Gide, en 1921, correspond parfaitement à l'idéal classique et qui ne déroge en rien à ce qu'il appelle son amour du «strict et du nu[xx].» On comprend alors toute la frustration et le dépit que fit naître Gide en se faisant le maître par-delà ce qu'on réclamait de lui: figure parfaite de l'usurpateur à qui on avait fourni le sceptre de sa nouvelle royauté: le sceptre du classicisme.

Je voudrais profiter de ce moment pour définir alors le statut du classicisme dans la séquence historique à laquelle nous avons à faire. Le classicisme n'y est pas autre chose qu'un symptôme, c'est-à-dire quelque chose qui dissimule un désir et le dissimule mal. Je dirais alors que ce qui sépare les conservateurs classiques de Gide, c'est que pour les premiers le classicisme est le symptôme du désir d'avoir un maître alors que pour Gide le classicisme est le symptôme de son désir d'être un maître. Cette symétrie brutale est essentielle alors pour comprendre que Gide triomphe et que ce triomphe soit le triomphe d'un désir subjectif sur un autre. Le classicisme comme symptôme du désir d'avoir un maître se caractérise par ce que Gide appelait dans sa conférence «De l'influence en littérature», «une sorte de maladie, de rachitisme» dont «la peur des langues étrangères» est une des caractéristiques[xxi] et dont le corollaire paradoxal est l'infatuation[xxii], et à l'opposé, donc, il y a le symptôme inverse, la perte volontaire de sa personnalité, de son moi - idéal de la «banalité classique» - qui permet d'accéder à l'illimité. D'un côté donc une crise identitaire dévastatrice et étrangère à l'altérité, de l'autre, à l'inverse la suture et la résolution de cette crise.

La santé classique.

Peut-être faut-il aller maintenant plus loin et explorer davantage le symptôme gidien où le classicisme est donc tout à la fois l'écran d'un désir de maîtrise, du désir d'être maître et en même temps apparaît comme le fétiche de ce désir. Reprenons tout d'abord cette idée de symptôme que nous avons employée: cela signifie que le classicisme convoque le pathologique, et l'on pourrait à ce titre multiplier les citations issues de la droite nationaliste où le classicisme apparaît comme ce qui protège de toutes sortes de maladies. Sans cesse il est question de «l'aberration romantique», du caractère pathogène du romantisme et de sa dégénérescence, le naturalisme de Zola, mais c'est aussi du suffrage universel comme de la maladie juive que le classicisme protège. Dans l'autre sens, on comprend mieux ce qu'à l'inverse Gide peut entendre par la «santé» quand on voit qu'il fait de Goethe son meilleur médecin, ce Goethe qui est aussi la figure du Schaudern, du tremblement et de l'angoisse[xxiii], qui est celui qui a le mieux compris l'utilité de la maladie[xxiv].

Or, ce renversement est sans doute le plus essentiel. Reprenant aux réactionnaires le thème de la santé, il lui confère en effet une signification bien particulière. La santé chez Gide n'est nullement la normalité. La santé chez Gide c'est celle à laquelle aspire Michel, l'immoraliste. La santé pour Gide, c'est être profondément Grec, c'est-à-dire vivre sa pédérastie en harmonie avec soi-même ou encore faire de sa pédérastie le meilleur médium de la maîtrise, ou enfin faire de sa pédérastie le meilleur chemin de son classicisme, la meilleure des voies pour devenir un classique, c'est-à-dire un maître.

Le classicisme joue alors deux rôles en apparence opposés mais profondément complémentaires. D'un côté, le classicisme joue le rôle d'écran. Faisant de Gide le maître de la langue française, il place Gide du côté de la Loi, voire même comme le meilleur gardien de la Loi, et cette position est en effet un écran ou un abri sous lequel Gide peut dissimuler l'ambiguïté des deux maîtrises qu'il tente de déployer, celle des jeunes âmes et des jeunes corps. D'un autre côté, le classicisme cesse de jouer ce rôle d'écran (qui ne vaut que pour la société), il est authentiquement, sans hypocrisie l'espace pédérastique puisque alors – au travers de l'héritage grec – il constitue l'espace même où les deux maîtrises sont dans la pratique une seule et même maîtrise: la maîtrise pédérastique. Alors, en effet, le classicisme n'est plus un écran, il devient le fétiche que Gide ne cesse de quêter et de trouver partout où il le peut.

Cette fonction prodigieuse du classicisme, Gide se rend compte d'en avoir peut-être abusé et de l'avoir instrumentalisée à son profit, lors de la grande crise mystique pendant l'année 1916, cette année fondamentale dans son itinéraire qui a pour point de départ ou pour impulsion la conversion de son ami de chasse pédérastique Henri Ghéon au catholicisme, qui précisément lui annonce cette conversion en lui écrivant qu'il «a sauté le pas[xxv]», expression dont on se souvient que c'est celle qu'il avait employée à propos de La Porte étroite en la mettant ironiquement dans la bouche des «néo-royalistes» espérant la conversion de Gide. Cette période de 1916 où la crise est profonde, le Schaudern intense, est un moment de dévoilement et qui touche précisément à la question pédérastique. Il écrit, en cet instant où il se sent possédé par le diable: «La grande erreur c'est de se faire du Diable une image romantique. Il n'est pas plus romantique ou classique que celui avec qui il cause. Il est divers autant que l'homme même; plus même, car il ajoute à sa diversité. Il s'est fait classique avec moi, quand il a fallu pour me prendre, et parce qu'il savait qu'un certain équilibre heureux, je ne l'assimilerais pas volontiers au mal[xxvi]

Ici l'autoanalyse dévoile avec brutalité l'essentiel, la substance profonde du fameux «classicisme gidien». Si le classicisme gidien a pu être synonyme de santé, cette santé n'était autre que l'autorisation du désir pédérastique dont Satan est ici le nom propre ou le pseudonyme. Ce moment de vacillement, ce Schaudern qui fait trembler le classicisme gidien en le mettant à nu, est évidemment fondamental par ce qu'il révèle: au fond, si le classicisme pour la droite nationaliste est comme symptôme, le cordon sanitaire à l'égard du mal, pour Gide, inversement, - dans cette structure d'inversion que nous avons déjà repérée -, le classicisme est l'autorisation du mal, entendons l'autorisation du désir. On peut dès lors entendre et entendre mieux, certaines choses, et, à ce titre, la définition du classicisme par Gide comme la limite ou la contrainte qui contient l'illimité ou la liberté prend alors tout son sens. C'est à l'abri de la Loi, à l'abri de l'ordre, à l'abri de l'ascétisme de la langue que peut s'insinuer, comme le serpent de l'Eden, le Mal et ses légions.

La scène allégorique de tout cela pourrait être ce bref passage du Journal de mai 1904, où tel l'immoraliste détournant les jeunes enfants avec des jeux dont ses poches sont pleines, Gide à Cuverville hante les fermes des alentours à la recherche des enfants avec des images d'un La Fontaine dans sa cape. On retrouve là, jusque dans le rythme de la phrase l'inoubliable mise en scène du Michel du récit gidien: «Hier, au Mont Roti. Les enfants plus encore que la lande m'y attirent […] Aussitôt reconnu sous mon manteau de pèlerin, une bande d'enfants m'escorte et, sur la lande où je m'assieds, forment cercle autour de moi[xxvii]

Cet ascétisme de la langue à laquelle Gide revient sans cesse comme un idéal n'est-il pas dans une large mesure illusoire? Et Gide, précisément, sur le plan de la langue, ne va-t-il pas jusqu'à prétendre qu'il était à l'œuvre dans son premier livre, pourtant ô combien ampoulé, Les Cahiers d'André Walter?: «Dès mes Cahiers d'André Walter je m'essayai à un style qui prétendît à une plus secrète et plus essentielles beauté. ‘Langue un peu pauvre' disait cet excellent Heredia […] Cette langue je la voulus plus pauvre encore, plus stricte, plus épurée, estimant que l'ornement n'a raison d'être que pour cacher quelque défaut et que seule le pensée non suffisamment belle doit craindre la parfaite nudité[xxviii]

Cet apologie de la règle, de la contrainte repose ainsi sur un sophisme profond que Gide dévoile à ses propres yeux en 1916: le classicisme n'est que le masque même du désir insinuant de la maîtrise. Et puisqu'il est question de masque, comment ne pas citer ces propos que lui adressa Oscar Wilde un jour de1891: «Je n'aime pas vos lèvres; elles sont droites comme celles de quelqu'un qui n'a jamais menti. Je veux vous apprendre à mentir, pour que vos lèvres deviennent belles et tordues comme celles d'un masque antique[xxix].» On voit combien Gide n'a pas suivi l'enseignement de ce maître et qu'il a conservé longtemps les lèvres droites de l'idéal classique. Ainsi quelqu'un comme Bernanos qui avait bien perçu en Gide la figure du pervers comme le laisse entendre son immense roman Monsieur Ouine, était précisément sensible à ce lien indéfectible à la langue au point d'en faire une raison de le défendre lorsque celui-ci était attaqué[xxx]

Le classicisme et l'Orient.

Sans doute est-ce le moment d'élargir notre analyse pour mieux l'approfondir et de percevoir alors ce qu'il y a de transhistorique dans le symptôme classique. Si le classicisme de la droite nationaliste protège de la décadence, du juif, du romantisme, de la maladie, etc. , on pourrait d'une certaine manière résumer tous ces dangers par le mot «orient» comme nous y invite par exemple les premières pages du Satiricon de Petrone où l'on peut lire une longue diatribe qui oppose d'un côté l'éloquence attique – dont les caractéristiques sont celles de l'art classique, celle du «goût et de la mesure» - et de l'autre l'éloquence asiatique, c'est-à-dire orientale, ou tel chapitre de Mort à Venise de Thomas Mann qui date de 1913 où Gustav Aschenbach est l'exemple même de l'écrivain dont l'idéal classique sans cesse réaffirmé, est le symptôme de sa résistance à l'Orient et à la pédérastie dont Venise, son choléra asiatique et Tadzio sont les signes les plus éclatants[xxxi].

On ne poussera pas plus loin la comparaison entre la Rome de Tibère, l'Allemagne de Guillaume II et la «IIIème République des Lettres», mais on retiendra l'Orient comme l'élément grâce auquel on peut aller jusqu'au bout de la logique gidienne. Si nous avons repéré la fonction d'écran du classicisme, il nous voir maintenant, et de manière complémentaire, comment, selon une logique bien freudienne, il peut apparaître comme fétiche, et cela donc, par le biais paradoxal de l'Orient, posé pourtant par les néo-classiques comme un paradigme anticlassique.

Le classicisme de l'Orient, conçu par Gide, est en fait celui par lequel il retrouve la possibilité de vivre l'homosexualité antique et païenne, et c'est pourquoi, non content d'assimiler les jeunes bergers arabes aux figures des berges de Virgile et Théocrite, c'est jusqu'à la ville arabe de Tunis que Gide n'hésite pas à plusieurs reprises à appliquer l'épithète de «classique»: «J'ai regretté la blanche, sérieuse, classique Tunis de l'automne», écrit-il en 1896 ou encore au même moment, à propos de telle ou telle place: «L'Orient le plus extrême, l'Afrique la plus centrale, n'eussent pas, je crois, goût d'étrange plus stupéfiant. Une forme de vie différente et que tout réalise au dehors, très pleine, antique, classique, établie; pas de compromis encore entre les civilisations d'orient et la nôtre qui paraît laide, surtout quand elle veut réparer[xxxii]

Alors, si l'Orient est le seul espace à conserver intact le classicisme, c'est que notre civilisation est irréversiblement moderne. C'est à partir de ce constat que l'assimilation du monde arabe au paradigme classique devient une constante gidienne: un classicisme réel, non livresque, non idéologique. Par bien des côtés, Gide sait tout ce qui sépare l'Afrique du nord de la Grèce antique – comme par exemple la relation à la mort[xxxiii] -, mais par-delà cette lucidité, il y a la certitude d'une homologie – largement fantasmatique - qui lui fait voir en superposition à la foule arabe, la table des dieux de l'Olympe[xxxiv], ou lui fait retrouver Apollon dans le corps d'un jeune homme. Gide va même plus loin, allant jusqu'à entendre dans le «tambour nègre» d'Afrique du Nord, la prosodie des vers de Virgile[xxxv]. Réciproquement, l'Antiquité elle-même apparaît orientale comme lors d'un séjour à Syracuse ou à Naples, il entend les chants d'Orient qui n'est autre que celui de son désir[xxxvi]. Cette hybridation où le monde oriental vient sans cesse contaminer l'Occident et le définir se retrouve quand Gide évoque Chopin à propos de la musique gitane ou égyptienne[xxxvii] ou quand il entend chez Péguy le chant arabe[xxxviii]. Et, dans son fameux troisième article sur «Nationalisme et littérature» lorsque, exposant la théorie de Carey selon laquelle ce sont les terres les plus basses, les plus difficiles, les plus d'abord délaissées qui se révèlent les meilleures, celles que cultivèrent Racine et Baudelaire – les deux classiques gidiens –, que donne-t-il comme exemple géographique de ce genre de terre? Les plaines de la Mitidja et du Sahel d'Afrique du nord[xxxix]!

Conclusion.

Il me semble qu'avec ce dernier usage du classicisme, un usage pour le moins marginal, on a en quelque sorte bouclé la boucle de la question du classicisme tel qu'il se pose non seulement pour la séquence historique dont nous nous occupons aujourd'hui mais également, traversant le temps et le frontières, pour notre culture européenne. Le risque, bien entendu, en terminant par là, c'est celui de réduire le classicisme à un concept négatif ou plutôt soustractif. Pour nous défendre d'une telle critique, nous dirons alors, qu'à ce titre, mieux que Valéry dont, on s'en souvient, Adorno a donné une très sévère analyse de son classicisme[xl], mieux que les nationalistes du début du XXe siècle, Gide aura été, en effet, le meilleur représentant du classicisme et, en effet, l'un des rares en tout cas, à avoir fait respirer au classicisme les sels violents de la vie et du désir, offrant, surtout à ce classicisme la dialectique dont il manquait sans doute, après la tempête romantique qui ne lui avait offert comme seules perspectives d'avenir, que celles d'être une simple restauration.



[i] Voyage au Congo in Souvenirs et Voyages, édition présentée, établie et annotée par Pierre Masson, avec la collaboration de D. Durosay et M. Sagaert, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 2001, p.343. Pendant ce voyage Gide lit abondamment les «classiques», La Fontaine, Molière, Corneille…

[ii] Ibid., p.457.

[iii] Bagatelles pour un massacre, Denoël, 1937, p.107. Le renversement par rapport à Maurras est d'autant plus net lorsque Céline fait de Racine un «demi-quart juif» (op.cit., p. 136) alors que pour Maurras ce qui caractérise le juif c'est son impossibilité de comprendre la beauté des vers du même Racine.

[iv] Ibid., p.133.

[v] «A propos des Déracinés de M. Barrès», février 1898, L'Ermitage et «La Querelle du peuplier» L'Ermitage novembre 1903. C'est la reprise de l'article de Gide dans Prétextes qui fait rebondir la polémique.

[vi] Parue dans La Renaissance politique, littéraire et artistique, le 8 janvier 1921, voir aussi le «Billet à Angèle» en mars 1921 dans La NRF, reproduits dans Essais critiques, édition établie, présentée et annotée par Pierre Masson, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1999, p.279-280 et 280-285.

[vii] Essais critiques, éd.cit., p.176-189, 192-195 et 195-199

[viii] Journal, tome I, édition établie, présentée et annotée par Eric Marty, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1996, p.984-985, 969-970, 1015-1017 et 1021, voir aussi p.1049 et la note 3 (p.1671)

[ix] Voir Journal, tome I, p. 736 autour des attaques de Variot dans L'Indépendance, et la note note 3.

[x] Notes sur Chopin, L'Arche, 1949., p.103.

[xi] Ibid., p.99. Se rendant compte qu'il est allé un peu loin par cette affirmation, il ajoute «Il me suffit que ses qualités soient antigermaniques» p.100.

[xii] Essais critiques, éd.cit.., p. 179-180. Ce point est très important car en décernant un brevet de «francité» à un auteur juif («tout l'effortnationaliste empêchera-t-il le théâtre de Porto-Riche d'être écrit et pensé en français et Amoureuse d'être un chef-d'œuvre?» p.180) Gide pose un interdit sur l'antisémitisme à l'œuvre dans la droite française alors que dans son Journal, il écrit le contraire («Je ne nie, point, certes, le grand mérite de quelques œuvres juives, mettons, les pièces de Porto-Riche par exemple. Mais combien les admirerais-je de cœur plus léger si elles ne venaient que traduites!» Journal, tome I, éd.cit., p.764, 24 janvier 1914). Cette défense des juifs par Gide est systématique quand il s'agit de l'Action Française et dès lors qu'il s'agit d'une intervention publique (défense d'Halévy juif contre Lasserre Essais critiques, p. 200, voir aussi sa «Lettre à Angèle, p. 28-29), alors que dans son Journal ou dans sa correspondance, il n'hésite pas à tenir des propos peu amènes sur les juifs. La raison de cette contradiction s'éclaire sans doute du fait que, lui, protestant, est objectivement assimilé aux juifs par l'idéologie maurrassienne des quatre partis;ainsi, ce n'est donc nullement un hasard s'il sauve simultanément d'Aubigné et Porto-Riche (Essais critiques, p.179-180).

[xiii] Voir aussi Cahiers de la Petite Dame tome I , édition établie, annotée et présentée par Claude Martin, Gallimard,1973, p.61-62 lors de la séquence 1920-1921 contre l'enquête de La Renaissance. Voir sur Goethe aussi les pages qu'il lui consacre dans son «Introduction au théâtre de Goethe», Essais critiques, p.761.

[xiv] Essais critiques, p.279.

[xv] Essais critiques, p.407.

[xvi] Essais critiques, p. 283.

[xvii] Essais critiques, p.280 (janvier 1921)

[xviii] «Ayant fait résider le principal secret du classicisme dans la modestie, je puis bien vous dire à présent que je me considère aujourd'hui comme le meilleur représentant du classicisme. J'allais dire le seul; mais j'oubliais MM. Gonzague Truc et Benda. » Essais critiques, p.281

[xix] Vers et prose, avril-juin 1910, reproduit dans le BAAG n°33, janvier 1977, p. 52.

[xx] Journal, Feuillets 1921, p.1157.

[xxi] Essais critiques, p.408 voir aussi p.50-51

[xxii] Ibid., p.51.

[xxiii] Journal I, 518-519

[xxiv] Ibid., 301.

[xxv] Journal tome I, p. 915

[xxvi] Ibid., p.955. «Par la mesure, je croyais maîtriser le mal; et c'est cette mesure au contraire qu'il prenaitpossession de moi» Le mot de mesure est celui qu'il emploie souvent pour défendre son classicisme, voir Essais critiques, p.194 «Nationalisme et littérature».

[xxvii] Journal, tome I, p.427. Voir à ce propos les Feuillets de 1897, Journal I, 273

[xxviii] Journal tome I, Feuillets 1911, p.692. Gide est certes dans l'ascétisme de la langue «classique» mais il n'hésite pas à s'opposer à Lanson sur les poncifs de ce dernier sur le déclin de la langue française, Journal, tome I, p.695.

[xxix] Oscar Wilde (1902) in Essais critiques p.840.

[xxx] Alors que Gide est attaqué par les communistes après la guerre, Bernanos écrit: «J'avoue que je dois faire des efforts pour rester juste à l'égard du grand écrivain – l'un des plus grands de notre littérature – et qui honore notre langue» «Le Saint-Office communiste», 1er février 1945, Essais et écrits de combat, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1995, p.669.

[xxxi] Voir à ce propos le chapitre II du récit où sont exposées les théories esthétiques d'Aschenbach et notamment les pages 48 et 49, éditions du Livre de Poche, 1974, traduction Geneviève Blanquis.

[xxxii] Journal, tome I, p.218.

[xxxiii] Voir Journal, tome I, p.381. Ou encore à propos du Sinbad des Mille et une nuits «Que nous sommes loin de la Grèce!» (Essais critiques, p.106.)

[xxxiv] Journal, tome I, p.407.

[xxxv] Journal, tome I, p.232.

[xxxvi] Journal tome I, p.216-217 et 214.

[xxxvii] Essais critiques, p.631

[xxxviii] Essais critiques, p.223.

[xxxix] Essais critiques, p.197-198

[xl] Theodor W. Adorno, «Les écarts de Valéry» in Notes sur la littérature, traduit de l'allemand par Sibylle Muller, coll. «Champs» Flammarion.



Eric Marty

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Octobre 2005 à 15h41.