Atelier


Séminaire Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps organisé par Henri Garric et Sophie Rabau.

Séance du 04 juin 2007.

Bérenger Boulay: L'histoire au risque du hors-temps. Braudel et la Méditerranée (exemplier commenté).


(4) Histoire, espace et longue durée.

(4.1) La «part du milieu»: espace et longue durée.

Braudel distingue des échelles de durée (voir la page polychronie de ce dossier) mais valorise très nettement la longue durée, et même la très longue durée. L'article intitulé «La longue durée», repris dans les Écrits sur l'histoire, affirme ainsi la « valeur exceptionnelle du temps long» (p 44). Cette préférence pour le temps long,

pour des objets qui durent longtemps et ne changent que peu et lentement, se traduit d'abord par une prise en compte de l'espace, et pas seulement dans le premier tome (La part du milieu) de la «grande Méditerranée».

Préface générale de la première édition de La Méditerranée et le monde méditerranéen:

(I,11)« On pensera qu'un exemple plus simple que la Méditerranée m'aurait sans doute mieux permis de marquer ces liens de l'histoire et de l'espace».

Préface générale de la seconde édition, toujours à propos de l'ensemble des trois volumes:

(I,21) «un livre qui met en scène l'espace méditerranéen».

(I,22)«Toucher à ce livre était impossible sans que se déplacent d'eux-mêmes aussi certains équilibres du raisonnement, et même la problématique qui en est l'articulation majeure, cette dialectique espace-temps (histoire-géographie)qui en justifiait la mise en place initiale.»

Conclusion générale de La Méditerranée et le monde méditerranéen:

(III,422) «Nul ne m'a reproché l'annexion, à ce livre d'histoire, d'un très large essai géographique, par quoi il commence, conçu comme hors du temps, et dont les images et réalités ne cessent d'affleurer de la première à la dernière page de ce gros ouvrage.»

Si la «dialectique espace-temps» traverse l'ensemble de la «grande Méditerranée», c'est évidemment au premier tome (La part du milieu) et à son «temps géographique» (I,18) qu'il revient d'être placé sous le signe de la plus longue durée.

Selon la préface générale de la première édition, La part du milieu retrace

(I,16) «une histoire quasi immobile, celle de l'homme dans ses rapports avec le milieu qui l'entoure; une histoire lente à couler, à se transformer, faite souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés», une histoire «presque hors du temps».

Introduction de La part du milieu:

(I,27) « Les renseignements dûment datés eussent-ils été plus nombreux, nous n'aurions pu nous contenter d'une enquête de géographie humaine limitée strictement aux années 1550-1560 (…). Puisque ces témoignages étaient incomplets, (…) il fallait bien, vaille que vaille, interpoler et, pour éclaircir ce court instant de la vie méditerranéenne, entre 1550 et 1560, mettre en cause images, paysages, réalités qui relèvent d'autres époques, antérieures ou postérieures – et même du temps actuel. Tout concourt dès lors, à travers l'espace et le temps, à faire surgir une histoire au ralenti, révélatrice de valeurs permanentes. La géographie, à ce jeu, cesse d'être un but en soi pour devenir un moyen. Elle aide à retrouver les plus lentes des réalités structurales, à organiser une mise en perspective selon la ligne de fuite de la plus longue durée. La géographie, à laquelle nous pouvons comme à l'histoire tout demander, privilégie ainsi une histoire quasi immobile, à condition évidemment de suivre ses leçons, d'accepter ses divisions et ses catégories.»

Conclusion générale, à propos de La part du milieu:

(III,422) «La Méditerranée (…) est une œuvre sans cesse reprise par les hommes, mais à partir d'un plan obligatoire, d'unenature peu généreuse, souvent sauvageet quiimpose ses hostilités et contraintes de très longue durée».

Associé à la très longue durée, l'espace, néanmoins, n'est pas immuable, mais bien soumis au changement.

La part du milieu:

(I,164)«L'eau de la Méditerranée, trop ancienne géologiquement, serait même au dire des océanographes biologiquement épuisée»

(I,325) «…tout change, même le climat. Personne ne croit plus, aujourd'hui, à la fixité des éléments de la géographie physique».

Dans l'approche «géo-historique» de Braudel, l'espace est cependant avant tout appréhendé dans sa permanence et impose aux hommes des «contraintes de très longue durée». C'est pourquoi on peut affirmer que Braudel ne pratique pas une géographie simplement «paysagiste». Si, comme l'écrit Paul Ricœur, La part du milieudresse «la scène sur laquelle le reste de l'ouvrage dispose les personnages de son drame[i]», l'espace méditerranéen décrit dans ce premier volume de la «grande Méditerranée» n'est pas seulement un décor planté pour servir de cadre à l'histoire. L'espace, comme «milieu», a bien sa «part» dans l'histoire humaine de la Méditerranée, qu'il détermine et donc explique.

Préface générale de la première édition, à propos deLa part du milieu:

(I,16) «Je n'ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps, au contact des choses inanimées, ni me contenter, à son sujet, de ces traditionnelles introductions géographiques à l'histoire, inutilement placées au seuil de tant de livres, avec leurs paysages minéraux, leurs labours et leurs fleurs qu'on montre rapidement et dont ensuite il n'est plus jamais question, comme si les fleurs ne revenaient pas avec chaque printemps, comme si les troupeaux s'arrêtaient dans leurs déplacements, comme si les navires n'avaient pas à voguer sur une mer réelle, qui change avec les saisons.»

Braudel fait-il ici allusion au Tableau de la géographie de la France (1903) de Vidal de la Blache (1845 – 1918), premier des 27 ou 28 volumes de l'Histoire de France dirigée par Ernest Lavisse (1842 – 1922)? Rien n'est moins sûr, même si le géographe Yves Lacoste, fondateur de la revue Hérodote, oppose la géographie statique de Vidal et la géographie dynamique de Braudel[ii].

La formation d'historien-géographe de Braudel doit en fait beaucoup à Vidal, comme le reconnaît d'ailleurs Yves Lacoste lui-même[iii].

Vidal est cité dès le début de La part du milieu(I,62) et Braudel, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, reconnaissait une dette à son égard.

Écrits sur l'histoire, «Positions de l'histoire en 1950» (p15-38):

(31) «Une des œuvres les plus fécondes pour l'histoire, peut-être même la plus féconde de toutes, aura été celle de Vidal de La Blache, historien d'origine, géographe par vocation. Je dirais volontiers que le Tableau de la géographie de la France, paru en 1903, au seuil de la grande histoire de France d'Ernest Lavisse, est l'une des œuvres majeures non seulement de l'école géographique, mais aussi de l'école historique.»

Et Lucien Febvre dans La Terre et l'évolution humaine:

«dans une certaine mesure, c'est la géographie vidalienne qui a engendré l'histoire qui est la nôtre[iv]».

Pour François Dosse enfin, Braudel, qui a «été l'élève dans les années 1920-1923 des maîtres de l'école vidalienne» a construit sa «géohistoire» dans la continuité de la géographie vidalienne:

«Si Lucien Febvre et Marc Bloch avaient repris à leur compte les enseignements de Vidal de la Blache, Fernand Braudel, lui, peut se lire tout entier à l'intérieur de l'héritage vidalien. Son dernier ouvrage, L'Identité de la France (1986), en est une remarquable illustration»[v].

Braudel est cependant jugé «bon géographe[vi]» par Lacoste, parce qu'il ne cantonne pas la géographie dans l'étude de ce qui est fixe et permanent. Attentif aux mouvements, aux circulations qui animent l'espace, Braudel pratique une géographie véritablement humaine, et non une simple «science des lieux». Si le milieu contraint et détermine en partie l'activité humaine, celle-ci le dynamise en retour.

La description du relief dans La part du milieu s'anime ainsi avec l'évocation des phénomènes de transhumances, la description de la mer elle-même sert à dessiner des routes maritimes, et le volume se termine par une section de géographie urbaine et routière:

(I,431) «…l'histoire dynamique des villes nous met hors de notre propos initial. Nous avions l'intention, dans ce premier livre, d'être attentif aux constances, aux permanences, aux chiffres connus et stables, aux répétitions, aux assises de la vie méditerranéenne, à ses masses de glaise brute, à ses eaux tranquilles. Les villes sont des moteurs, elles tournent, s'animent, s'essoufflent, repartent en avant. Leurs pannes mêmes nous introduisent dans ce monde du mouvement où va s'engager notre second livre. Elles parlent évolution, conjoncture…»

À deux reprises au moins dans La part du milieu, Braudel propose la notion d'«Espace mouvement» (I,201 et I,338).

Il reste que, même dynamisée, «la part du milieu» se fait bien la part du lionet qu'une géographie avant tout physique, celle des permanences géologiques et du cycle des saisons, est fondamentalement à l'œuvre tout au long des trois tomes.

La part du milieu:

(I,96-98)«Relief [permanence] et saison [cycle, répétition, le retour du même] les deux données, habituellement, annoncent sinon tout, du moins l'essentiel de ce qui peut et doit survenir».

Conclusion générale:

(III,423) «ces régularités [géographiques] sont le plan de référence, l'élément privilégié de notre ouvrage».

La part du milieu ne dessine pas (seulement) le décor de l'histoire méditerranéenne, elle détermine un champ des possibles de l'histoire. Aussi serait-il difficile, contrairement à ce qu'écrit Braudel, de lire la «grande Méditerranée» en commençant par le dernier volume.

Les événements, la politique et les hommes:

(III,9) «André Piganiol m'écrivait, après la première édition de ce livre, que j'aurais pu renverser l'ordre choisi».

«Le sablier peut assurément se retourner».

Or «retourner le sablier» n'est pas si évident. Sans «la part du milieu», il risque de manquer au lecteur la plupart des facteurs explicatifs (que Braudel rappelle certes souvent au cours des deux derniers volumes).

Dans le deuxième tome, le relief et les distances expliquent par exemple les lenteurs de la vie quotidienne. La première section du premier chapitre (intitulé «Les économies, la mesure du siècle») est ainsi titrée «L'espace, ennemi n°1».

Destins collectifs et mouvements d'ensemble:

(II,10) «les hommes politiques et les ambassadeurs auxquels on prête volontiers de grandes pensées, c'est souvent l'arrivée ou le retard d'un courrier qui les préoccupe». (À propos des distances et de la longueur des délais de poste).

(II,42) «Au vrai, la géographie, le relief, la difficulté des chemins portent la responsabilité d'empêchements permanents.»

Le climat a bien sûr son importance pour les récoltes:

(II,91) «ce sont les incidents climatiques qui commandent tout» (À propos de l'agriculture).

Le relief aide à comprendre les sociétés dans Destins collectifs et mouvements d'ensemble, ainsi que certaines péripéties militaires dans Les événements, la politique et les hommes, péripéties qui sont aussi tributaires des saisons (par exemple Destins collectifs, p583).

(II,401) «Nous avons déjà signalé, conséquence de la géographie, les multiples autonomies montagneuses de l'espace balkanique, en Albanie, en Morée…» (aussi II, 510 et I, 38).

Les montagnes constituent des refuges,permanents pour le banditisme (II, 469), plus circonstanciels pour les rebelles lors de la guerre de Grenade(III, 203, III 205).

Le concept braudélien de «civilisation», enfin, implique très largement la coordonnée spatiale. Si ces «personnages» (II,483) que sont les civilisations entrent véritablement en scène dans le deuxième volume de la «grande Méditerranée», La part du milieules place d'emblée sous le signe de l'espace et de la très longue durée:

(I,225)«Nul doute que les oasis, grandes et petites, ne soient des bases de puissance. Tôt acquises, elles ont été lesîlots fertiles sur lesquels s'est constituée la “civilisation orientale” dont l'Islam n'est que la reprise, de millénaires après sa naissance.»

Dans Destins collectifs et mouvements d'ensemble, la métaphore végétale enracine les civilisations, plantes sorties du (et attachées au) sol:

(II,502) «…la première réalité d'une civilisation, c'est l'espace qui lui impose sa poussée végétale et, avec rigueur parfois, ses limites. Les civilisations sont des espaces, des zones et pas seulement dans le sens où le veulent les ethnographes quand ils parlent d'une zone de la hache bipenne ou de la flèche empennée: des espaces qui contraignent l'homme, et sans fins sont travaillés par lui.»

(II,503) «La force de résistance des civilisations attachées au sol explique l'exceptionnelle lenteur de certains mouvements.»

Grammaire des civilisations[vii]:

(40) «Les civilisations sont des espaces.»

(41)«Parler de civilisation, ce sera parler d'espaces, de terres, de reliefs, de climats, de végétations, d'espèces animales, d'avantages donnés ou acquis.»

La Méditerranée I. L'Espace et l'Histoire:

(160) «Elles traversent le temps, elles triomphent de la durée. Tandis que tourne le film de l'histoire, elles restent sur place, imperturbables. D'une certaine façon, pareillement imperturbables, elles restent maîtresses de leur espace, car le territoire qu'elles occupent peut varier à ses marges, mais au cœur, dans la zone centrale, leur domaine, leur logement restent les mêmes. Où elles étaient au temps de César ou d'Auguste, elles sont encore au temps de Mustapha Kemal ou du colonel Nasser. Immobiles dans l'espace et dans le temps – ou quasi immobiles. Cette immobilité enracine les civilisations dans un passé beaucoup plus ancien encore qu'il n'y paraît à première vue, et cette longue durée s'incorpore forcément à leur nature.»


Sommaire de L'histoire au risque du hors-temps.

Sommaire de Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps.


Pages associées: Histoire, Littératures factuelles, Genres historiques, Historiographie.


[i] Paul Ricœur, Temps et récit. 1. L'intrigue et le récit historique (1983), Paris, éditions du Seuil, coll. «Points Essais», 1991, p366.

[ii] Yves Lacoste, «Braudel géographe», Lire Braudel, Paris, La Découverte, coll. «Armillaire», 1988, p171-218.

[iii] Yves Lacoste, «Braudel géographe», Lire Braudel, Paris, La Découverte, coll. «Armillaire», 1988, p194.

[iv] Yves Lacoste, «Braudel géographe», Lire Braudel, Paris, La Découverte, coll. «Armillaire», 1988, p189.

[v] François Dosse, L'Histoire en miettes. Des «Annales» à la «nouvelle histoire», Paris, La découverte, 1987; Paris, Pockett, coll. «Agora», 1997, p130.

[vi] Yves Lacoste, «Braudel géographe», Lire Braudel, Paris, La Découverte, coll. «Armillaire», 1988, p202.

[vii] Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud, 1987; édition citée: Paris, Flammarion, 1993.



Bérenger Boulay

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Juillet 2010 à 18h38.