Atelier

Denis LABOURET

(Université Paris-Sorbonne / Paris IV)

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Scènes de chasse en forêt

Sur Un balcon en forêt et La Presqu'île de Julien Gracq

Conférence présentée dans le cadre de la Journée d'agrégation organisée à l'Université François-Rabelais (Tours) le 12 janvier 2008

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Pourquoi donc s'intéresser à des scènes de chasse dans Un balcon en forêt et La Presqu'île? Ni Grange ni Simon ne sont a priori des chasseurs. Pas davantage les narrateurs de «La Route» et du «Roi Cophetua». Mais il arrive plus d'une fois, dans chacun des quatre récits, que tout se passe comme si comme à la chasse, comme avec des chasseurs… C'est précisément surtout par le jeu des analogies, si familier des lecteurs de Gracq, que la chasse est présente dans les deux œuvres — en tant que référence, en tant qu'image —, plus encore que par son existence dans la diégèse, assez ténue de fait. Ce que je voudrais montrer ici, c'est que cette référence cynégétique, relativement discrète en apparence, a pourtant en profondeur des vertus énergétiques — pour reprendre une métaphore bien gracquienne —, vertus qui tiennent à sa fonction de foyer, de carrefour thématique et imaginaire, au croisement de quelques-uns des grands axes qui ordonnent la fiction.

Que nous dit donc cette référence à l'univers de la chasse? Quel éclairage projette-t-elle sur nos œuvres? Si elle est riche de sens, c'est d'abord parce qu'elle illustre et souligne les liens qui raccordent l'homme gracquien, au-delà du présent socio-historique, au monde naturel et à un passé immémorial: on associe volontiers chasse, nature et tradition, c'est bien connu— sans oublier la pêche, qui n'est qu'une variété de chasse et qu'il ne faudra donc pas négliger. C'est ensuite parce que ce modèle de la chasse fournit un paradigme qui s'applique aisément aux différentes situations d'attente, de quête ou de poursuite représentées dans nos récits. Que la quête soit amoureuse ou belliqueuse, la chasse figure de manière exemplaire le désir de la prise et le risque de la perte. En ce sens, chasser ou être chassé, tel est peut-être le sort de tous nos personnages. Enfin, cette quête que la chasse représente et modélise, en dernière instance, est moins la quête de telle ou telle proie que la quête des traces et des signes. Le chasseur est un interprète: il sait lire des signes comme il sait raconter ses histoires. Et son activité herméneutique, en ce sens, s'apparente à l'activité narrative comme à la pratique de la lecture. En chassant, en lisant, en écrivant (ou en réécrivant): il faudra se demander dans un troisième temps comment ces trois activités peuvent s'articuler.

1. Chasse, nature et tradition

La chasse est une pratique animale autant qu'humaine. Elle ouvre sur un temps autre que le temps socio-historique. Elle relie le monde des hommes au monde naturel — végétal et animal. Et c'est d'abord pour cette raison qu'elle intéresse Gracq, qui manifeste dans ses fictions le souci de replanter l'être humain — la «plante humaine», selon la formule bien connue[i] — dans le terreau de la vie cosmique.

Le temps et les lieux de nos récits fournissent à la chasse un cadre favorable. La saison d'abord: l'automne — cette fin de saison de «La Presqu'île», période qui correspond à l'ouverture de la chasse (même sil'«ouverture» que Simon «aim[e] jouer pour lui tout seul» a d'abord, dans le texte, un sens musical [P, 52[ii]]); la Toussaint noyée du «Roi Cophetua» où tourbillonnent les feuilles mortes; les derniers mois de l'année 1939 qui voient Grange s'ensauvager aux Falizes, dans les cent premières pages d'Un balcon en forêt.

La forêt ensuite — d'où le titre de cette étude: l'Ardenne «crépue d'arbres» «de toute éternité» (BF, 19), bien sûr; mais aussi les «forêts nobles et vides» du Valois dans «Le Roi Cophetua» (RC, 192), ou les «taillis crépusculaires» de «La Route» (R, 9). La forêt dessine par excellence l'espace de la vie animale la plus libre. Elle bruit des rumeurs et des cris d'animaux dont le destin est de chasser ou d'être chassés, conformément aux lois de la violence naturelle. Par la fenêtre ouverte de la maison-forte, la nuit, on entend parfois «un bruit de grosse bête fouissant dans les taillis» (BF, 37), ou encore «le cri des chouettes […] attirées par les petits rongeurs en quête de pain moisi» (ibid.). Dès son arrivée à Moriarmé, Grange rêve de «campements dans les bois pleins de bêtes et de surprises» (BF, 16). Et sur le parcours de «La Route», «les bêtes libres» circulent et voyagent «dans le chien et loup du crépuscule» (R, 13): «[…] souvent on entendait, derrière le proche tournant, le galop d'une harde sur les pierres, ou bien dans l'éloignement, avec des grognements d'aise, on voyait trotter dans le fil du chemin, d'un long trot de route, un sanglier avec sa laie, et toute la file des marcassins […].» (R, 14). C'est là le signe d'une route «ensauvagée», qui «mêl[e] les temps» (ibid.), qui décloisonne les mondes et les règnes, brouillant les frontières entre vie humaine et vie animale. Car on voit bien ici que le narrateur, qui trouvait lui-même tant de charme jadis, avec ses compagnons «en file indienne» (R, 16), à trotter pareillement «dans le fil du chemin», envie encore, longtemps après, le plaisir sauvage de ces sangliers en chemin qui sont comme ses frères… Gracq parle souvent des «passées» de bêtes (R, 16; BF, 19, 95, 243), c'est-à-dire des traces laissées par les animaux, ou des «brisées» de bêtes (R, 22; BF, 100), c'est-à-dire des branches brisées qui servent de repères — deux mots empruntés au vocabulaire de la vénerie, et dont on peut rapprocher d'autres noms féminins moins marqués: la «couchéedes bêtes » (BF, 154), la «trouée» d'une «grosse bête» (BF, 98). Tous ces mots concourent au même effet: faire de la forêt un univers habité, où circule la vie animale et où il arrive à l'homme de se fondre naturellement: lorsque Simon, dans «La Presqu'île», marche dans un champ en écrasant les fétus de chaume, il entend «le craquement de […] ses brisées» (P, 162), et les voyageurs de «La Route» cherchent «l'emplacement de [leur] couchée» à la manière de bêtes des bois (R, 23).

La forêt gracquienne est donc naturellement «giboyeuse» (BF, 27). C'est ce qui est dit dans le Balcon de la «forêt de Braye» (ibid.) — toponyme que l'on retrouve avec Braye-la-Forêt, lieu de l'action dans «Le Roi Cophetua». Même si l'essentiel, dans cette nouvelle, se noue à l'intérieur de la maison de Jacques Nueil, la sauvagerie de l'extérieur végétal n'est jamais loin. La tension dramatique naît précisément à la lisière du naturel et du social, comme sous la menace d'un dehors inquiétant. Certaines images sont éloquentes; ainsi, à l'arrivée du narrateur: «[…] les futaies hirsutes qui se coulaient maintenant par-dessus les murs faisaient penser à ces bêtes domestiques dont le poil se dresse et s'embroussaille au cri d'appel tout proche de leurs frères sauvages. Je me sentis tout à coup plus que seul, sur cette lisière qui pliait bagage.» (RC, 196-197). Les forêts, la tempête nocturne, lui donnent l'impression d'être à mille lieues de Paris, «sur une lisière à peine franche» (RC, 213). En revanche, au lendemain de cette nuit singulière, quand «la vie [s'est] remise en ordre» (RC, 250), la forêt semble «apprivoisée» (RC, 251), la sauvagerie domptée, sous le regard du narrateur qui se sent délivré, allégé.

Dans «La Presqu'île», le monde végétal est certes beaucoup plus clairsemé: la forêt laisse place à la campagne bretonne, aux paysages de la côte et du Marais Gât. Et pourtant, la vie de la forêt giboyeuse et le monde de la chasse n'ont pas disparu. D'abord en raison des métaphores et comparaisons animales. Dans la chambre d'hôtel, à Kergrit, le bruit des vagues qui parvient à Simon par la fenêtre ressemble à «une bête derrière la porte qui frappe lourdement du sabot» (P, 121); on pourrait bien sûr penser à un animal domestique, si le signifié indéterminé du mot «bête» et la fréquence de ses emplois dans les autres contextes déjà rencontrés n'imposaient bien plutôt l'idée d'une animalité libre et sauvage: comme dans «Le Roi Cophetua», c'est la Nature qui vient ainsi battre à la porte; et la Mer reprend à son compte la fonction qu'avait la Forêt dans les autres récits. Ailleurs dans «La Presqu'île», le remue-ménage des vagues «[fait] penser à la fois à la meute et à l'émeute»[iii] (P, 109); la campagne, quand elle n'est plus «éveillée» par le vent et le soleil, «se recouche comme une bête vautrée, le mufle entre les pattes» (P, 79); le «royaume de la mer» prend possession des contrées voisines «comme une bête lourde qui marque au loin de son musc et de sa fiente les avant-postes de son territoire» (P, 95-96); et à l'approche de Brévenay, au retour vers la gare, le fracas d'un train fait «tressauter la forêt comme une chasse sauvage» (P, 177) — comparaison qui nous rapproche du «Roi Cophetua» où l'on peut lire: «[…] un rapide secoua la forêt, brutal et court, pareil à une bête qui débûche, éparpillant derrière lui sur la campagne une nappe de limaille froissée.» (RC, 230). Dans chacun de ces extraits, le comparant animal introduit l'étrangeté d'un monde sans l'homme — ce qui chez Gracq est à la fois rafraîchissant et troublant, fascinant et vaguement inquiétant.

L'autre raison pour laquelle «La Presqu'île», malgré l'absence de forêts dignes de ce nom, retient ici toute notre attention, c'est bien sûr le lien établi par le personnage du Breton Hervouët, compagnon de Grange dans le Balcon, entre les bois giboyeux des Ardennes et le gibier à plumes de la Brière, autrement dit du Marais Gât de «La Presqu'île», zone géographique qui acquiert ainsi le même statut de réserve de chasse: «Hervouët était grand et sec: c'était un chasseur de canards de la Brière que les nuits d'affût avaient rendu nyctalope comme un chat.» (BF, 27). Rappelons-nous aussi cette autre qualité sensorielle qui le rapproche de la nature où il se fond: il «flairait les bois mouillés d'un nez de chien de chasse» (BF, 38). Ailleurs dans le récit, quand la menace de guerre se précise, Grange se rappelle la Brière comme une terre envahie l'été par un «mal mystérieux» (BF, 163), c'est-à-dire comme une terre «gaste». C'est bien ce Marais de la Brière, autour de Guérande, que figure le Marais Gât de «La Presqu'île». Et si les maisons de l'île d'Eprun évoquent «ces cahutes où s'embusquent les chasseurs de canards» (P, 148), c'est que le Marais alentour est une vraie zone de chasse. La réalité de la chasse est donc bien présente aussi dans «La Presqu'île», et pas seulement à travers la silhouette fugitive de ces «premiers chats rôdeurs» qui, au crépuscule, «traversent la chaussée de leur silencieux galop de chasse» (P, 146).

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En devenant ou en redevenant chasseur, tel Hervouët qui ressemble à ces chats, l'homme réveille en lui sa nature animale, primitive. En ce sens, la chasse rejoint chez Gracq le thème souvent esquissé d'une inversion du cours de l'Histoire, d'un mouvement de régression qui libérerait l'homme des servitudes de la civilisation. Dans l'hiver du Balcon en forêt, Grange éprouve parfois cette «belle humeur des matins de chasse gelés que l'eau de vie ragaillardit de bonne heure» (BF, 116): la chasse évoque le matin du monde, une humanité rajeunie, ragaillardie par le contact d'une nature retrouvée. Mais cette régression heureuse ne peut se rencontrer qu'aux marges, à la lisière du monde social. C'est ainsi que les hommes de la maison-forte ressemblent à «un de ces clans en marge comme on en voir subsister à l'écart des chemins […], mi-charbonniers, mi-braconniers» (BF, 26). Statut louche et incertain que préfiguraient, dans «La Route», ces tribus qui, attirées par le «goût du large», gagnent la forêt: «Quand on prenait langue avec ces petits clans qui repoussaient çà et là comme des plantes folles, à demi-chasseurs, à demi-pillards, on était surpris de sentir à travers leurs propos avec combien peu de regrets ils avaient pris congé de la vie ancienne et confortable, et s'ébattaient maintenant au large, un peu étourdis de leur liberté, sur un sol lissé de neuf. Ici la terre avait reverdi […], et l'homme aussi rajeunissait, lâché dans la brume d'herbes comme un cheval entier, ragaillardi de marcher sur la terre sans rides comme sur une grève à peine ressuyée de la mer.» (R, 24-25). Lorsque Grange rêve d'une «manière de vivre» qui serait celle de «rôdeurs des confins», de «flâneurs de l'apocalypse» (BF, 146), il idéalise un même nomadisme des frontières, nomadisme qu'il voit s'incarner plus loin, de façon plus triviale, dans ce braconnier belge qui a parcouru un «circuit […] giboyeux» (BF, 214) pour échapper aux dangers de l'invasion allemande…

Dans le Balcon, Hervouët et Gourcuff font revivre le couple immémorial du «nomade» et du «sédentaire» (BF, 28) qui remonte à l'enfance de l'humanité. Le maître chasseur, c'est le nomade; Gourcuff, lui, fait office de «rabatteur» et de «valet de chiens» (ibid.). Les chemins buissonniers qu'ils parcourent ensemble, dans la tournée de leurs collets, montrent à quel point la chasse détourne de la guerre. Par rapport à la marche de l'Histoire qui progresse logiquement vers l'explosion, la chasse est régressive et digressive. Inversant le cours du temps, elle fait diversion: elle fait partie de ces manœuvres qui permettent d'oublier ou de nier la réalité de la guerre; elle substitue à l'usage sérieux des armes un usage ludique qui prolonge le temps des vacances et de l'insouciante liberté. Mais il faut d'autant plus veiller à ne pas confondre le jeu — usage réglé de la violence — et la guerre. C'est pourquoi Grange interdit à Hervouët de tirer sur une buse, oiseau qui est lui-même chasseur et guetteur (comme Hervouët): le geste du chasseur pourrait être pris pour un acte militaire: « — Pas de bêtises! fit-il en lui touchant le bras. Un coup de fusil en forêt, en guise de tableau de chasse, faisait crouler à tout coup de Moriarmé une montagne de papiers.» (BF, 155-156). Et c'est pourquoi Hervouët en est réduit à poser des collets, version dérisoire et dégradée de la chasse.

Il est cependant une autre représentation de la chasse dans Un balcon en forêt, plus noble et plus valorisante, qui consiste non tant à nier l'Histoire et à masquer la guerre présente qu'à donner l'image d'une Histoire cyclique pour relier cette guerre à des violences plus anciennes dont elle serait l'actualisation. La forêt, aujourd'hui comme hier, appelle la chasse et la guerre, la chasse comme la guerre: «La forêt respirait, plus ample, plus éveillée, attentive jusqu'au fond de ses forts et de ses caches soudain remués aux signes énigmatiques d'on ne savait quel retour des temps — un temps de grandes chasses sauvages et de hautes chevauchées — on eût dit que la vieille bauge mérovingienne flairait encore dans l'air un parfum oublié qui la faisait revivre.» (BF, 70-71). Le temps de la guerre s'inscrit dans un temps mythique, légendaire. C'est ainsi que les occupants de la maison-forte, pour assister aux manœuvres des blindés de la cavalerie, s'installent «au bord du chemin» «comme les villageois des futaies princières pour voir passer les équipages des grandes chasses» (BF, 69).

C'est dire que la chasse, en tournant l'homme vers la nature et vers la tradition, vers des formes de violence qui mettent aux prises les animaux entre eux ou l'homme avec l'animal, nous parle aussi des violences entre les hommes, donc des relations entres les êtres, entre les sexes, entre les peuples. Chasser ou être chassé, tel est en effet le lot de notre condition.

2. Chasser / être chassé

On se rappelle le titre de cet article que Philippe Berthier a consacré au Balcon en forêt: «Faire l'amour, faire la guerre»[iv]. Il semble bien que, dans l'un et l'autre cas, il s'agisse toujours de faire la chasse — chasse à l'homme, chasse à la femme. Voyons d'abord Mars (la guerre), puis Vénus (l'amour), dans leurs rapports avec Diane chasseresse.

Dans Au château d'Argol, il arrive à Albert de se dépenser en exercices physiques, «forçant quelque sanglier des bois et comme étourdi par le frôlement du danger, les pointes aiguës des défenses de la bête traquée glissant le long de son ventre au milieu d'un spasme inoubliable»[v]; mais cela ne l'empêchera pas de poignarder, à la dernière page du roman, son double Herminien. Dans Le Roi pêcheur, Amfortas souffre «comme un vieux sanglier blessé qui défend sa bauge pleine de sang»[vi]. Dans la Penthésilée de Kleist traduite par Gracq, le culte que les Amazones rendent à Diane, dont le nom est souvent cité, ne les détourne nullement de leur violence martiale. Autrement dit, Gracq est depuis longtemps fasciné par la chasse: il y voit volontiers l'image d'une violence débordante, qui se laisse libre cours au sein des grands mythes. Dans cette perspective, le meurtre et la guerre ne violent pas les lois de la chasse mais les prolongent et les exacerbent par d'autres moyens.

Certes, la dimension mythique reste discrète dans Un balcon en forêt. Si toutes sortes d'indices soulignent ici la parenté entre la guerre et la chasse, c'est sans doute pour montrer dans la guerre moderne la survivance d'une violence archaïque, mais aussi pour donner de cette guerre une image triviale et ironique, à l'inverse d'une vision épique de l'Histoire. Ce peut être là encore une simple métaphore animale appliquée à un militaire. Ainsi, le colonel qui reçoit Grange, dans ce bureau d'où l'on entend d'ailleurs des cris d'enfants comparés à des «cris de lapin», est comme un oiseau de proie: «[…] derrière cette immobilité de faucon encapuchonné, on sentait la griffe prête.» (BF, 13). Car l'exercice de l'autorité militaire s'apparente à l'art de la chasse, ou de la pêche. Varin utilise la ligne téléphonique comme un pêcheur à la ligne: «[…] le capitaine tenait maintenant ses chefs de poste au bout de sa ligne comme un poisson qu'on vient de ferrer et qu'on promène — quelquefois même il leur donnait du fil» (BF, 152). Version moderne du roi pêcheur… L'emploi du verbe «canarder», à propos de tirs d'artillerie, rapproche la D.C.A. vétuste de la chasse aux canards (BF, 130). Le ronflement des moteurs de blindés allemands bouscule la forêt «avec le sans-gêne d'une troupe de rabatteurs entrant dans un fourré» (BF, 199). Le braconnier belge ramassé par Grange au pied d'un arbre, chasseur devenu proie, a été débusqué de sa «tanière» par l'avancée ennemie (BF, 214). Et Grange blessé et chassé devra à son tour chercher une «tanière» protectrice(BF, 238): ce sera la maison de Mona. Dans sa conversation avec le lieutenant de passage à la maison-forte, Grange comparait l'ennemi allemand à un gibier potentiel; quand son visiteur «commenc[e] à parler de chasse» et raconte qu'«un homme de son peloton avait tiré un sanglier au pistolet», il réplique «poliment»: «J'espère que vous n'aurez pas à tirer de plus gros gibier» (BF, 78). Mais après la destruction de la maison-forte, ce sont les Allemands qui jouent le rôle de chasseurs: «[…] derrière eux, vers la maison forte, des voix hautes se hélaient à travers le bois, tranquilles et détendues, à la manière des chasseurs qui s'entr'appellent, la battue finie.» (BF, 238). Parce qu'elle est comparée à la chasse, la guerre apparaît alors comme une activité divertissante, ludique, déchargée de toute tension dramatique: c'est bien ainsi, à la manière d'un jeu, que Grange avait lui-même vécu le charme des affûts de nuit en compagnie d'Hervouët. Mais le voilà devenu gibier, comme s'il était victime d'avoir confondu ce jeu (de la chasse) avec la réalité (de la guerre).

La confusion est entretenue, il est vrai, par le lexique militaire. On parle d'aviation de chasse: Nueil, dans «Le Roi Cophetua», est un ancien pilote de chasseurs reconverti dans les bombardiers (RC, 190-191). Et on entend au-dessus de la Meuse, dans le Balcon, la mitrailleuse des «chasseurs» (BF, 193). Il existe aussi des corps de troupes appelés chasseurs: le capitaine Magnard a «la condescendance virevoltante d'un chasseur muté dans les troupes de forteresse» (BF, 43), même s'il semble surtout chasser les jupons… Et n'oublions pas les chasseurs alpins, corps où a été affecté le mari d'une fermière des Mazures, laquelle se trouve ainsi disponible, ce qui fait bien l'affaire de notre chasseur Hervouët: «Hervouët remplaçait au foyer un chasseur alpin[vii], auprès d'une fermière si pâle et si menue […] que l'opinion aux Falizes n'avait pas pris le soutien de famille en mauvaise part […].» (BF, 112). «Qui va à la chasse perd sa place»[viii]: cette loi de substitution et d'échange vaut peut-être aussi pour Nueil et le narrateur du «Roi Cophetua» (quel que soit le «scénario» envisagé), voire peut-être pour Simon, qui risque de manquer Irmgard pour s'être longtemps attardé dans la «réserve douce-amère de son enfance» (P, 105) — réserve de sa chasse aux souvenirs. Pour Simon toutefois, ce n'est plus la guerre qui est en jeu, mais le désir amoureux. Et il convient donc de quitter Mars pour Vénus.

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Dans le Balcon, l'analogie entre chasse et conquête amoureuse est développée dans l'épisode de la rencontre entre Grange et Mona. A première vue, Grange est dans la position du chasseur. Il surprend dans la silhouette de la jeune femme, vue dans la forêt un dimanche soir pluvieux de novembre, un «manège gracieux […] de jeune bête au bois» (BF, 54) qui l'attire à sa suite. Il ne veut pas «la rejoindre trop vite», de peur de l'effaroucher (BF, 53): comme à la chasse, il est bon de garder ses distances pour ne pas effrayer le gibier. Comparée tantôt à un «poulain échappé» (BF, 54), tantôt à «un jeune chien» (BF, 55), tantôt à un «faon» (BF, 56), Mona enfin rejointe se donne à Grange en détendant ses reins «d'une secousse affolée de gibier dans le piège» (BF, 66). Et de fait, le chasseur a la satisfaction d'avoir «trouvé [s]on bien» (BF, 67). Mais qui a vraiment chassé l'autre, qui a pris l'autre au piège, dans cette maison de Mona réaménagée «pour des chasseurs de sangliers» (BF, 62)? Il est clair que c'est Grange qui a été «captiv[é]» (BF, 54) par ce manège: tel est pris qui croyait prendre. Mona l'avait repéré depuis longtemps; c'est elle qui prend son bras et qui l'agrippe (BF, 59); elle reconnaît l'avoir «duit» (BF, 67), pour l'attirer dans les rets de ses ficelles et cordes à linge (BF, 63)… qui annoncent le «rêve voluptueux» de Grange, quand il est loin de Mona: la volupté, peut-être, mais la corde au cou, tel un lapin pris au collet (BF, 147-148)!

En inversant ainsi le rapport chasseur-chassé dans le déroulement de l'épisode, Gracq rend sensible l'ambiguïté de la relation amoureuse, où l'assouvissement du désir ne va jamais sans morsure, sans douleur. Dans l'épisode de la descente en luge, Grange sent «la bouche de Mona refermer sur sa nuque ses dents fraîches»: «il sentait les dents de Mona qui cherchaient sa nuque: une mollesse brusque l'envahissait, comme un chat qu'on enlève de terre par la peau de cou» (BF, 120). La maison de la Fougeraie, cet autre pavillon de chasse isolé à la lisière des bois, est aussi une maison-piège ambiguë, où le narrateur, après avoir longtemps attendu et guetté, à l'affût pendant toute la soirée, suit enfin le pas «enchaîné — enchaînant» de la servante (RC, 229): «j'écrasai durement, j'immobilisai son corps contre moi de mes bras rigides, mais ce corps restait sans crispation et sans réponse» (RC, 243). Le corps féminin qu'il croit vaincre se dérobe; sans doute est-il lui aussi plus proie que chasseur, en ce lieu où il semble bien qu'on lui ait «fixé [s]a place» (RC, 246). De même Mona paraît vulnérable alors même qu'elle ruse: «[…] le sommeil la jetait soudain au travers du lit tout à fait sans défense: une chevrette qu'on a liée par les quatre pieds. Et ce sommeil était parfois un recours subtil, à la manière de ces bêtes douces qui font le mort devant le danger.» (BF, 164-165).

Et Simon? Serait-il encore une victime de la femme chasseresse, séductrice et manipulatrice? Son nom l'associe a priori plus à la pêche qu'à la chasse: le premier disciple du Christ est bien Simon le pêcheur, celui qui deviendra Pierre, « pêcheur d'hommes» et fondateur de l'Eglise. Le Simon de Gracq n'est comparé à une pierre que dans un sens beaucoup plus simple, à travers des images qui soulignent sa pente et ses penchants tout individuels: malade, dans son enfance, il tombait «dans le sommeil plus pesant qu'une pierre»(P, 144); et à proximité de la côte, il s'y précipite «comme un caillou tombe de la main ouverte» (P, 84). Mais il est un sujet désirant, et il lui arrive de se comporter «comme quelqu'un qui drague» (P, 43) — verbe qui s'applique autant à la chasse amoureuse qu'à un certain mode de pêche aux coquillages. Dans ce pays breton, en effet, on mange au restaurant de la langouste et non du sanglier; on voit sur la côte des «casiers à homards» et des «maisons de pêcheurs» (P, 86); on pêche les sardines en quantité industrielle et on leur coupe la tête (P, 102) — motif que l'on va retrouver ailleurs. L'attirail de la pêche exhibé dans les ruelles et courettes de Kergrit, celui des «baigneuses galantes […] de l'époque des bains de mer» — «épuisettes, haveneaux […], paniers de pêche d'osier qu'on porte en bandoulière, avec une fente de tirelire au milieu de leur couvercle» (P, 111)[ix] —, cet attirail éveille et accompagne les désirs du dragueur: «[…] dans la pénombre fraîche et encombrée de la pièce, on aperçoit une fille jolie et jeune — cambrée dans son bikini devant la glace de l'armoire Lévitan — qui chantonne en soulevant ses cheveux sur sa nuque de ses deux bras levés […].» (P, 111). Peu après, croisant des «baigneuses court-vêtues», notre promeneur se laisse un moment tenter par la pêche extensive: « Simon regardait ces femmes avec une avidité trouble, en proie à un qui-vive amoureux qui brusquement mettait dans tous les regards une flamme plus aiguë; l'approche de son rendez-vous les dévêtait un peu plus une à une, les éveillait toutes sourdement pour le désir» (P, 112-113).

La jeune fille en bikini découvre sa nuque. Encore la nuque: c'est là le point sensible du corps gracquien, tour à tour désirable et vulnérable, foyer d'attraction sensuel et cible du chasseur, proie de la corde, du collet ou de l'arme tranchante. A l'hôtel de Kergrit, Simon, qui ne se représente jamais de face le visage d'Irmgard, imagine le moment où «il l'embrasserait sur la nuque en relevant ses cheveux, et [où] à la petite secousse brusque qui passerait le long de son cou, il devinerait ses yeux grands ouverts, nus et tendus comme ceux du lapin qu'on soulève par les oreilles» (P, 123). Le lapin peut certes être élevé dans des clapiers, comme on en trouve aux Falizes. Mais dans le contexte de «La Presqu'île», l'image évoque plutôt celle des «patrouille[s] des lapins» en liberté, aux «menus derrières pavoisés de blancs» (P, p. 72), qui est associée à l'image d'Irmgard, sandales nouées autour du cou (ibid.). Et même si la voiture de Simon peut aussi être comparée à un lapin, quand elle s'arrête sur le bas-côté «comme un lapin qui s'assied sur son derrière un instant pour réfléchir» (P, 54), un autre passage du récit représente plus nettement Irmgard comme l'animal-victime, lorsque sa nuque, sous le «chaume dru» des cheveux coupés net, éveille en Simon des images de guillotine: «[…] il ne pouvait se retenir de mordiller cette peau, plus nue d'avoir été sous la lame, avec une faim très trouble […]. Une pente nocturne s'ouvrit, tout son sang remué se mit à charrier d'autres images plus troubles: images de bêtes sans frein qu'on terrasse pour les marquer, de bêtes dociles qu'on prend par la nuque.» (P, 68). Quand ressurgit ailleurs l'alliance du chaume et du collet, on ne peut donc que la relier à la nuque d'Irmgard. C'est à propos de l'île d'Eprun, dans cette page où il est précisément question des chasseurs de canards: «Sur la droite, un semis de toits de chaume émergea des roseaux […]; il […] s'engagea dans une route de terre qui cent mètres plus loin se nouait en une boucle fermée; elle capturait dans son collet la trentaine de chaumières basses […].» (P, 148). La forme de la boucle ne construit-elle pas d'ailleurs tout le récit de «La Presqu'île» en forme de collet?

Mais la boucle reste imparfaite, et Simon, dans les limites du récit, ne capture pas plus Irmgard qu'il n'est capturé par elle. La chambre d'hôtel fleurie par ses soins vit dans son esprit «de la vie figée et inquiétante d'un piège» (P, 153), mais d'un piège qui reste vide. On ne sait si elle fournira aux amants le «terrain de la vérité» attendu (P, 125)[x]. Quand Simon a lui-même des prédispositions pour être «un gibier complaisant», c'est qu'il succombe facilement à «l'embuscade des gentilhommières du grand chemin» (P, 46). Et s'il se laisse prendre par le «charme d'un piège» (P, 85), c'est sur les routes proches de la côte. La route, la mer, le monde naturel, tels sont les prédateurs qui ont raison de lui — comme la Forêt piège Grange. Mais alors que Mona est la «sorcière de la forêt» (BF, 53), dont elle relaie et personnifie les envoûtements, Irmgard est l'antithèse de la mer, et c'est ce qui l'empêche de s'incarner autrement qu'à la manière d'un «bouchon dans l'écume» (P, 179), emporté et vaincu par les flots.

En suivant le fil de la chasse dans Un balcon en forêt et La Presqu'île, on voit donc se confirmer un certain nombre de correspondances et d'affinités, déjà notées par la critique sur d'autres plans, entre Eros et Polemos[xi]. L'analogie avec la chasse dévoile et la part de désir propre au théâtre de la guerre, et la part de combat inhérente à la scène érotique. Mars et Vénus peuvent ainsi se rejoindre dans une commune énergétique des passions. Mais ces passions ne sont rien sans l'essentielle curiosité qui anime tout chasseur dans sa quête des signes: l'érotique appelle une herméneutique. Et le thème de la chasse représenté dans la fiction renvoie alors à la question des signes et de l'interprétation telle qu'elle se pose sur un autre plan: celui de l'écriture et de la lecture.

3. En chassant, en lisant, en (ré)écrivant

Lire peut ici s'entendre dans trois acceptions, qui ne sont pas sans rapports: lire des récits de chasse, comme le fait Grange; lire des traces à la manière d'un chasseur, comme le fait Hervouët; lire les fictions de Gracq pour en traquer le sens, comme le fait le lecteur.

D'abord, l'écriture de la chasse est pour Gracq une réécriture. En bon lecteur, en grand lecteur, il prend le relais d'une littérature de la chasse. Et il prête volontiers au personnage de Grange ses propres lectures, si bien que Grange a lui-même une représentation littéraire de la chasse. La parenté entre la chasse et la guerre, en particulier, vient d'autres livres: Gracq l'a trouvée, exacerbée, dans la Penthésilée de Kleist; Grange l'a puisée lui aussi dans ses lectures — chez Shakespeare, chez Tolstoï, chez Balzac.

Grange est arrivé aux Falizes avec, entre autres livres, «un Shakespeare de poche» (BF, 94). Il n'est donc pas étonnant que les Ardennes évoquent «la forêt galante de Shakespeare» (BF, 227), puisque la comédie Comme il vous plaira se déroule en partie dans une Ardenne de légende. Or la pièce évoque souvent la chasse en forêt, tout en interrogeant la violence humaine que révèle la chasse aux animaux. A la vision d'un pauvre cerf blessé par le «trait des chasseurs», on est ainsi tenté de croire que «nous sommes de purs usurpateurs, des tyrans et ce qu'il y a de pire, d'effrayer ainsi les animaux et de les massacrer dans le domaine que leur assigne la nature»[xii]. La chasse n'est pas une innocente catharsis: elle réveille au contraire nos pulsions meurtrières.

La référence aux Cosaques de Tolstoï est plus explicite. Le titre du roman est cité à deux reprises (BF, 37 et 94), et Grange en a des souvenirs précis. Il est vrai que Gracq a une affection toute particulière pour ce roman qu'il met sur le même plan que Le Lys dans la vallée et La Chartreuse de Parme dans une page de En lisant en écrivant[xiii]. Le jeune Olenine, un junker— c'est-à-dire un élève-officier, l'équivalent d'un aspirant —, qui a quitté la grande ville pour les confins sauvages du Caucase et qui revit au contact d'une nature retrouvée, ressemble de près à Grange. Les Cosaques du roman passent le plus clair de leur temps, indifféremment, à la chasse, à la pêche et à la guerre, et glissent sans heurt d'une activité à l'autre. La différence entre guerre et chasse n'est qu'une question de courage, de force physique et d'âge. L'oncle Erochka (le «père Iérochka» mentionné dans le Balcon [BF, 37]) dit aux plus jeunes: «Vous serez à l'affût à guetter les Tchetchènes, et moi les sangliers.»[xiv] — tandis qu'un sous-officier fanfaronne: «Ici, c'est aux abrek qu'on fait la chasse, et non aux sangliers»[xv]. La guerre n'est donc qu'une forme de chasse — et pas seulement la guerre. Erochka dit à Olenine: «Je t'emmènerai à la chasse, je t'apprendrai à prendre le poisson, je te montrerai les Thetchènes, et si tu veux une petite amie, je te la procurerai aussi.»[xvi] Le sanglier, le Tchetchène, la femme: trois proies possibles pour l'apprenti chasseur…

Enfin, la référence à Balzac est indirecte mais non moins significative. On la voit émerger discrètement au point de rencontre de deux formes de guerre mentionnées dans une même phrase qui les rapproche (BF, 175): d'une part la «guerre des haies» de la chouannerie, d'autre part le «sentier de la guerre du Dernier des Mohicans». Dans ces deux formes de guerre, le combat contre des hommes prolonge et imite le combat contre des bêtes. On pense aux Chouans, bien sûr, l'un des romans de Balzac auxquels vont les préférences de Gracq, avec Le Lys dans la vallée et Béatrix. D'ailleurs la «presqu'île» que parcourt Simon, le pays de Guérande et de Béatrix, est aussi une terre de chouans: il y est fait plusieurs fois allusion (P, 75, 81). Au début des Chouans, Balzac, grand lecteur de Fenimore Cooper, compare les combattants royalistes à des «Sauvages» qui servent le Dieu et le Roi «à la manière dont les Mohicans font la guerre»[xvii]. C'est donc bien de Balzac que vient le parallèle entre les Chouans et les Mohicans. Les Chouans exploitent dans la guerre des haies leurs techniques de chasse, notamment par leurs cris, qui imitent le cri de la chouette: «De là leur était venu, écrit Balzac, le surnom de Chuin, qui signifie chouette ou hibou dans le patois de ce pays»[xviii]. A la guerre comme à la chasse, les Chouans se reconnaissent au cri de la chouette, cet oiseau chasseur déjà rencontré dans le Balcon. Or Un balcon en forêt s'achève sur le «cri de la hulotte» (dont le nom rappelle plutôt le nom du commandant Hulot, l'ennemi des Chouans), dernier signe de vie que Grange perçoit avant de sombrer dans le sommeil (BF, 252). Que dit alors cette chouette? Quel est le dernier mot du récit? On le sait d'après cet autre passage: «[…] de la lisière de la forêt toute proche on entendait monter le qui-vive étrange de la hulotte» (BF, 186). Qui vive: tel est le cri de la hulotte. Qui vive: c'était aussi le dernier mot du Rivage des Syrtes, ce message d'appel adressé à l'homme comme une sommation. Le vieux Danielo s'adresse à Aldo: «Il s'agissait de répondre à une question […] — à une question que personne encore au monde n'a pu laisser sans réponse, jusqu'à son dernier souffle. / — Laquelle? / — “Qui vive?” […].»[xix] Ce mot de la fin, on sait que Gracq l'emprunte à Breton, qui évoque dans les dernières pages de Nadjace «cri, toujours pathétique, de “Qui vive?”»: «Qui vive? Est-ce vous, Nadja? […] Qui vive? Est-ce moi seul? Est-ce moi-même?»[xx] Mais à la fin du Balcon Gracq étouffe la question, la dissimule et la déplace, en la mettant sur le compte de l'oiseau de nuit auquel Grange ne peut répondre. Et l'on se rappelle alors que Balzac aussi, au début des Chouans, commente le sens de l'appel «Qui vive!». Le commandant Hulot avoue avoir peur «d'être fusillé comme un chien au détour d'un bois sans qu'on vous crie: Qui vive!»[xxi] — parce que les Chouans, appelés aussi les «Chasseurs du Roi»[xxii], confondent les règles de la guerre et la sauvagerie de la chasse. Le «hululement d'une chouette» se fait encore entendre dans les dernières pages de «La Presqu'île» (P, 176), en pays chouan cette fois: pour Simon, «la nuit cristallise d'un seul coupà ce cri brusque » (P, 160). Le Qui vive! de la chouette, qui doit donc au moins autant à Balzac qu'à Breton, annonce là encore le terme d'un voyage, la fin du récit, la fermeture de la chasse.

*

Voilà ce que Grange peut savoir de la chasse, par ses lectures qui sont aussi celles de Gracq. Et l'on pourrait croire qu'aux Falizes règne une division du travail bien établie: Hervouët chasse (BF, 27), Grange lit et écrit (BF, 29). Pourtant, c'est Hervouët que Grange choisit pour l'accompagner la nuit sur le chemin de la frontière (BF, 96): leurs compétences se complètent, et se ressemblent. Car l'art du guetteur à l'affût est aussi un art de lecteur. Grange cherche à interpréter les signaux lumineux de la nuit comme un chasseur cherche à lire les traces des bêtes dans la forêt, même s'il se heurte à l'opacité du monde: «on eût dit qu'une question était posée qu'il devenait urgent de comprendre, mais Grange ne la comprenait pas» (BF, 41). De même, Grange peine à comprendre l'énigme Mona, tout comme le narrateur du «Roi Cophetua», à la recherche d'un sens, bute sur l' «énigme» de la femme (RC, 238). Poursuivie ou physiquement conquise, la femme est un texte dont le sens se dérobe. Chez Simon, dans «La Presqu'île», c'est l'air de la mer qui suscite la traque des signes: «Simon n'était plus qu'un guetteur aux yeux tendus, essayant de déchiffrer dans ce paysage qui muait les signes qui allaient dénoncer l'approche de la côte.» (P, 62).

Le narrateur de «La Route» aussi est un guetteur, et un lecteur: il cherche ainsi à comprendre des «fumées énigmatiques» surgies au loin, «là où on voit brûler d'habitude les feux de camp des chasseurs», fumées qui «ne parl[ent] guère de lit préparé et de soupe fumante» (R, 22-23). Il faut des yeux et un savoir pratique de chasseur pour savoir lire ce langage des choses. Or la ligne de la Route livre toutes sortes de signes, souvent opaques ou illisibles. Le narrateur, cherchant à identifier les habitants de ces régions où s'est formé «un dépôt humain très mélangé» (R, 23), les compare à une espèce animale à part: «Les signes d'activité ancienne qui jalonnaient encore la route — parcelles encloses, bergeries, moulins, villages abandonnés — toutes ces éraflures encore luisantes de la trace humaine où nous nous repérions, tout cela semblait à la race singulière dont nous recoupions ici et là les passées devenu aussi suspect qu'à une bête des bois les brisées ou les fientes d'une bête d'une autre espèce.» (R, 22). Autrement dit, on peut repérer ces groupes humains, comme des bêtes que l'on chasse, aux passées qui signalent leurs déplacements; mais en outre, ces mêmes groupes humains jugent suspects les signes des civilisations qu'ils ne connaissent plus— les civilisations pastorales et agricoles relativement développées dont ces peuplades de nomades et de chasseurs ont perdu la mémoire —, d'où la comparaison entre ces signes oubliés et les brisées d'une bête inconnue. Même les bêtes tendent à interpréter naturellement les traces que laissent d'autres bêtes. La lecture des signes de l'Histoire est ainsi rapprochée des compétences sémiotiques les plus primitives.

Dans son livre Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Carlo Ginzburg voit dans la chasse la manifestation d'une aptitude sémiotique élémentaire qui pourrait être à l'origine de l'aptitude narrative: «Peut-être l'idée même de narration (distincte de l'enchantement, de la conjuration ou de l'invocation) est-elle née pour la première fois, dans une société de chasseurs, de l'expérience du déchiffrement d'indices minimes. […] le chasseur aurait été le premier à “raconter une histoire” parce qu'il était le seul capable de lire, dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par la proie, une série cohérente d'événements.»[xxiii] Le chasseur apprend à reconstruire, à partie d'indices épars, l'équivalent de séquences narratives: l'empreinte livre le fragment d'un récit au passé. On parle alors de «paradigme cynégétique» pour qualifier ce modèle épistémologique qui fonde la connaissance de l'objet sur le repérage et l'interprétation de traces significatives analogues à celles que repère le chasseur. Ce paradigme, Gracq semble à la fois l'illustrer de manière exemplaire — et s'en écarter en fait résolument.

Que la chasse conduise à la narration, c'est en effet ce que montre Hervouët à merveille: le soir, à la maison-forte, «Hervouët racontait des histoires de chasse, des nuits d'affût où repassait une figure de vieux Briéron chanteur, paillard et braconnier, sorte de héros folklorique qui amusait Grange, parce qu'il ressemblait au père Iérochka des Cosaques» (BF, 37). C'est le chasseur taciturne qui paraît le plus apte à susciter l'intérêt narratif — au point de rappeler à Grange ses lectures de Tolstoï. En outre, de leurs promenades en forêt, Hervouët et Gourcuff ne rapportent pas seulement du gibier; ils rapportent aussi «des nouvelles» (BF, 28): les chasseurs sont naturellement narrateurs, conteurs, informateurs. Même le braconnier belge, pourtant assez ahuri, fait de ses aventures un récit qui passionne Grange (BF, 214).

Cependant, ces paroles ou récits ne correspondent pas au «paradigme cynégétique» selon Ginzburg, parce qu'ils comportent soit une part de fiction — pour les histoires d'Hervouët —, soit une grande marge d'incertitude dans l'information. Or le modèle «cynégétique» du récit tel que Ginzburg l'envisage consiste à faire du lecteur un chasseur à l'affût d'indices qui permettent de donner un sens plein à l'histoire: les indices livreraient une interprétation sans failles, comme au terme d'une enquête policière, comme au terme de l'examen par Zadig des traces laissées par le cheval du roi au début du conte de Voltaire… Dans Un balcon en forêt et La Presqu'île, on l'a vu, toutes les situations qui peuvent être rapprochées de la chasse frappent au contraire soit par la dérobade de l'objet chassé, soit par le renversement qui transforme le chasseur en proie, soit par le caractère énigmatique de la quête et de son but. Mais ce sont bien ces incertitudes qui font tout le charme de la chasse. C'est ainsi que Grange n'ose interroger son «gibier» Mona: «[…] il avait peur de rompre le charme.» (BF, p. 56). Les chasseurs-lecteurs de la fiction montrent que la quête du sens, pour préserver ses sortilèges, doit rester ouverte et incertaine.

*

Il est temps d'en venir au troisième type de lecteur, pour conclure avec lui. Ou pour ne pas conclure: car le lecteur des fictions de Gracq, à son tour, n'est pas de ceux qui traquent les indices pour élucider le sens. Il se met en chasse, conscient que la chasse est sans fin. S'il tente de se faire chasseur, ce n'est pas sans succomber lui-même aux pièges et collets que lui tend l'auteur; moins chasseur sachant chasser, donc, que chasseur se sachant chassé — tel Grange séduit par Mona… On ne prend pas au collet la vérité de l'histoire et des personnages; on ne réduit pas à des indices cynégétiques les signes du récit comme des fientes de bêtes sauvages. Et tout l'enchantement des fictions tient à cette résistance des signes, au plaisir de la chasse comme telle. «Raison pourquoi — disait Pascal — on aime mieux la chasse que la prise.»[xxiv]

La chasse est un foyer, un carrefour thématique et imaginaire de l'œuvre, disions-nous pour commencer. Autour d'elle se coagulent ou se croisent en effet, on l'a vu, divers courants de l'imaginaire gracquien. Elle alimente un vaste réseau d'images, réalistes et oniriques, triviales et mythiques. A la lisière de la nature et de la culture, elle conduit à la fois en direction d'une sauvagerie primitive et vers une réflexion sur la lecture et la littérature. Parce que les «passées des bêtes» renvoient autant aux conduites les plus naturelles qu'à la pratique culturelle d'un déchiffrement, la problématique de la chasse est particulièrement révélatrice de la singularité des fictions gracquiennes, où l'idéalisation de la plante humaine s'accompagne toujours, sans la moindre contradiction, de la fréquentation des livres. Là réside en définitive l'intérêt majeur du thème: il inscrit en abyme dans la fiction la question même de la pratique herméneutique — à la manière du tableau du «Roi Cophetua» —, activité qui est comme la chasse affaire de désir et de jeu, de signes lisibles et de traces énigmatiques, de prise et de dépossession.



[i]

Préférences, t. I, pp. 844 et 879. Mes références aux textes de Gracq autres qu'Un balcon en forêt et La Presqu'île renvoient à l'édition des Œuvres complètes dans la «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, Gallimard, tomes I (1989) et II (1995).

[ii] Pour Un balcon en forêt et La Presqu'île, j'indique la pagination des éditions Corti (respectivement 1958 et 1970), précédée des abréviations BF (Un balcon en forêt), R («La Route»), P («La Presqu'île») ou RC («Le Roi Cophetua»).

[iii] C'est moi qui souligne, comme dans la série des citations qui suivent.

[iv] Philippe Berthier, «Faire l'amour, faire la guerre», Roman 20-50, n° 16, décembre 1993, numéro consacré à Un balcon en forêt et La Presqu'île sous la direction de Dominique Viart, pp. 7-16.

[v]

Au château d'Argol, t. I, p. 66.

[vi]

Le Roi pêcheur, III, t. I, p. 376.

[vii] C'est moi qui souligne.

[viii] Evoquant, à propos des Chasseurs d'André Hardellet, les «chasseurs au carnier à franges qui semblent sortis d'une image d'Epinal», Gracq écrit: «Les comptines de l'enfance ne sont jamais loin […].» («Sur “Les Chasseurs” et “Les Chasseurs Deux” d'André Hardellet», t. II, pp. 1187-1188). Le thème de la chasse, enraciné dans l'enfance de l'humanité, éveille naturellement chez Gracq l'écho des adages populaires…

[ix] On devine à quelles significations sexuelles de telles précisions peuvent être associées… Pour ce type d'interprétation, voir Bernard Vouilloux, La Peinture dans le texte (XVIIIe-XXe siècles), Paris, CNRS Editions, 1994, rééd. 2005, p. 37.

[x] L'expression renvoie au vocabulaire de la tauromachie, que l'on retrouve un peu plus bas avec le mot «cuadrilla» (P, 125). A rapprocher de cette remarque de Michel Leiris: «A propos de l'acte amoureux — ou plutôt de la couche qui en est le théâtre — j'emploierais volontiers l'expression “terrain de la vérité” par laquelle, en tauromachie, l'on désigne l'arène, c'est-à-dire le lieu du combat.» (L'Age d'homme, Paris, Gallimard, 1939, rééd. «Folio», 2003, pp. 68-69).

[xi] Voir notamment, parmi les études les plus récentes, celle d'Isabelle-Rachel Casta: «Julien Gracq à la guerre! (dans Un balcon en forêt et La Presqu'île)», in Lectures de

Julien Gracq, sous la direction de Frank Wagner, Presses Universitaires de Rennes, coll. «Didact Français», 2007, pp. 117-128.

[xii] Shakespeare, Comme il vous plaira, II, 1, trad. F.-V. Hugo, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 239.

[xiii]

En lisant en écrivant, t. II, p. 594.

[xiv] Tolstoï, Les Cosaques, trad. P. Pascal, Paris, Gallimard, 1960, rééd. «Folio classique», 2005, p. 61.

[xv]

Ibid., p. 54. Le mot «abrek» désigne les Tchetchènes et les autres peuples caucasiens non soumis.

[xvi]

Ibid., p. 89.

[xvii] Balzac, Les Chouans, in La Comédie humaine, t. VIII, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1977, p. 920.

[xviii]

Ibid., p. 927.

[xix]

Le Rivage des Syrtes, t. I, p. 839.

[xx] André Breton, Nadja, in Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1988, p. 743.

[xxi] Balzac, Les Chouans, op. cit., p. 921.

[xxii]

Ibid., p. 926.

[xxiii] Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, trad. M. Aymard et al., Paris, Flammarion, «Nouvelle Bibliothèque Scientifique», 1989, p. 149.

[xxiv] Pascal, Pensées, 136, in Œuvres complètes, Paris, Seuil, «L'Intégrale», p. 517.



Denis Labouret

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Dernière mise à jour de cette page le 8 Novembre 2008 à 11h03.