Atelier



Journée Penser la poésie, organisée à Lyon (ENS-Lettres et Sciences Humaines) le 15 mars 2008 par Michèle Gally dans le cadre du GDR « Théories du poétique. XIVe-XVIe ».


Apprendre à penser: la figure du destinataire de l'art poétique au XXe siècle (résumé), par Margot Demarbaix.



Apprendre à penser: la figure du destinataire de l'art poétique au XXe siècle

La question du destinataire de l'art poétique, au vingtième siècle, peut apparaître d'autant plus épineuse qu'elle engage une nécessaire et préalable définition du genre, définition aussi délicate à poser que l'est, à cette même époque, celle de la poésie même. L'indistinction du genre (s'il peut d'ailleurs être encore considéré comme un genre) impliquerait donc a priori une similaire indistinction du destinataire de l'art poétique. A moins que celui-ci ne constitue, plutôt, l'une des entrées possibles dans le maquis d'art(s) poétique(s) du vingtième siècle.

Il est envisageable d'établir une typologie, non exhaustive, du destinataire de l'art poétique moderne. Il nous semble que la réapparition (ou la résurgence ou la survie) du genre «art poétique» dans la modernité, sous des formes différentes et variées, coïncide avec une semblable multiplication des destinataires ou des figures du destinataire.

Le corpus fortement hétérogène des arts poétiques modernes et contemporains permet de distinguer un certain nombre de cas, avant que l'on cherche à en souligner les traits principaux: le destinataire éditeur(Jean Paulhan chez Jules Supervielle); le destinataire lecteur(le «lecteur» chez Francis Ponge); le destinataire «ancien»(La Fontaine dédicataire chez Guillevic); le destinataire artiste(Giacometti chez Jacques Dupin); le destinataire polémique(la querelle Roger Caillois et André Breton); le destinataire historique(chez Aragon); le destinataire pair/poète(les dédicataires de poèmes, comme par exempleJean Follain chez Guillevic[1]), etc.

A l'intérieur même de ce relevé, il nous semble envisageable de proposer une répartition plus étroite, notamment entre les destinataires réels et les destinataires fictifs ou virtuels de l'art poétique, ce qui, au-delà du constat d'évidence, nous renseigne de manière intéressante sur la «référence de genre» que pourrait plus proprement constituer l'art poétique au vingtième siècle. En effet, le rapport que ce type de texte (lorsqu'il est déclaré) entretient avec la complexité du champ littéraire (et par exemple avec la «condition de l'artiste», selon le mot de Francis Ponge) est loin d'être anodin. Il donne au contraire une précision plus grande à l'aura propre à cette forme hybride, dont la légitimité théorique aussi bien que littéraire (désormais) apparaît fortement bousculée.

On aura ainsi considéré, lors de la journée d'étude, le cas «Leiris», destinataire réel, chez Max Jacob. L'art poétique jacobien, s'il est publié en 1922 sous ce titre, connaît diverses formulations ou contorsions, grâce auxquelles l'on aperçoit d'abord que le genre d'art poétique fait aussi bien, chez cet auteur, l'objet d'un acte d'écriture que d'une lecture critique simultanée (et d'une mise en scène rétrospective).

Le projet de transmission et d'apprentissage, qui se situe bien au cœur de la tradition d'art poétique, se retrouve chez Max Jacob sous une forme surlignée, voire sacralisée, et quasiment comme la seule attestation de référence au genre de l'art poétique.

On sait que la prose axiomatique de l'Art poétique publié en 1922, accentue à l'outrance l'usage d'une «prose didascalique», selon le terme de Barthélémy Aneau, en écrasant pour ainsi dire le trait didactique (en l'orientant vers une morale de l'art, vers l'art chrétien notamment[2]). Si l'on formule l'hypothèse que la correspondance pédagogique et artistique de Max Jacob réinstaure elle aussi (et en parallèle) un mouvement vers l'art poétique, voire travaille le genre et son projet en profondeur, on pourrait établir que cette formule d'échange privé, entre pédagogue et disciple, entre maître et élève, réaffirme, voire confirme un retour de l'art poétique, repris moins en terme de genre que restrictivement en terme de «référence de genre», c'est-à-dire (dans ce contexte) comme un objet de partage, voire de compromis entre les deux interlocuteurs. L'énoncé des techniques d'apprentissage de la poésie (ou de la manière d'écrire la poésie) se comprendrait ainsi plus aisément, non seulement au regard de l'entrelacement permanent, chez Max Jacob, entre art poétique et art de vivre, mais aussi en fonction de l'horizon générique ainsi postulé, et institutionnalisé de manière privée.

Le destinataire, déprécié ou au contraire (sur)valorisé, devient ainsi le pôle central d'une double motivation de la correspondance pédagogique: l'élargissement de la destination de l'art poétique, tel qu'il s'écrit pour soi au jour le jour et soit disant «au brouillon»; l'évaluation d'une pratique de la poésie qui déborde des cadres scripturaires, pour gagner les marges d'une poétique écrite à l'avenant, au quotidien, dans une tension constante entre trivialité et sublime. La parabole stylistique du ventre, comme lieu nodal d'une «intelligence physiologique» de la poésie, concentrerait symboliquement ce double aspect.

Le retournement de la figure du destinataire culminerait, pour ainsi dire, dans l'apparition conjointe d'un imaginaire corporel fortement sexualisé, outrancier, voire honteux, et d'une «ironie de soi», dont l'application pratique touche de près les énoncés de la poétique diariste que cultive Max Jacob, y compris, voire d'autant plus, dans le silence assourdissant du destinataire, comme ce fut le cas en 1943, dans l'échange entretenu avec Michel Leiris. Il se trouve d'ailleurs que les lettres de Jacob à Leiris sont aujourd'hui publiées amputées des lettres écrites par le jeune écrivain. Le mutisme du destinataire, ici fortuit, puisque ces lettres ont été détruites à la demande de Jacob, correspondrait bien au renforcement de la vocation unitaire de la correspondance, tournée vers le figement dans l'art poétique, véritable arrêt, y compris historique (Max Jacob en souligne l'effet de «mode»), donné par le mariage de la pensée de la poésie et de sa théorisation. L'abandon du «vieil ignorant», de sa réflexion sur la poésie et de sa prose conseillère, provoque ainsi en 1943 un éclairage violent porté sur l'art poétique comme production de gestes d'exclusion. C'est en effet l'acteur principal de cette mise en scène générique qui se trouve soudainement exclu, comme rejeté de son époque.

Cet effet «retour» est sans doute ce que l'on peut retenir de plus saillant dans la représentation spéculaire, mais biaisée du destinateur et du destinataire que Max Jacob entretient au fil de ses multiples échanges épistolaires. La lettre d'art poétique, si l'on peut dire, constituerait ainsi l'ersatz provocant d'une forme normative qui a connu d'autres sommets génériques, à savoir l'acmé polémique de la Renaissance ou le statisme prescriptif du classicisme durable, chez un Boileau.

Nous pourrions ainsi retenir, dans notre analyse, l'une des caractéristiques majeures de l'art poétique tel qu'il cherche à s'écrire au vingtième siècle: le délaissement d'une efficace prétendue de la pédagogie, au profit d'une mise en scène de la poésie pensée en acte, cette fois non plus dans un processus d'autonomisation et de promotion, mais bien de retenue à la marge, voire de poussée «contre» la pensée de la poésie.


Margot Demarbaix

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[1] Jean Follain, dédicataire de «Art poétique», II, in Terraqué, 1942, cf. Poésie/Gallimard, p.138.

[2] Voir le chapitre «Art chrétien», in Art poétique, 1922.



Margot Demarbaix

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Juin 2008 à 21h01.