Atelier

Des oeuvres «mineures» aux oeuvres «non canoniques»: proposition de redéfinition


Si la définition empirique du «mineur» soulève des problèmes comparables à ceux qu'entraîne le concept d'«arrière-garde», comment cerner de façon satisfaisante cette part d'ombre que néglige l'histoire littéraire? En d'autres termes: comme encadrer l'extra-système (le corpus refusé, alors même qu'il relève d'une projection dans la ligne haute de la littérature) sans le confondre avec le sous-système(la production appartenant au niveau inférieur de la hiérarchie, valable avant tout comme document d'une époque)? La solution peut provenir d'un retour aux analyses de Judith Schlanger, et d'une exploitation plus approfondie des notion de «mémoire» et de «survie». En définitive, il semble que l'on gagnerait plutôt à mettre en relation les oeuvres refusées avec leur mode d'inscription dans la durée. En d'autres termes, il faudrait représenter l'extra-système comme un ensemble de propositions esthétiques élaborées pour s'inscrire dans le temps long des lettres, mais restées sans lendemain et sans postérité: des textes «non canoniques», une littérature devenue «hors d'usage». Margaret Cohen propose justement de privilégier cette voie de recherche, en adoptant une vision dynamique du champ des lettres, clairement opposée à l'essentialisme d'un Harold Bloom[i]:

«Les textes non canoniques sont des fragments de solutions égarées, ou des réponses à des questions que nous n'entendons plus. Si nous pouvions éveiller à nouveau les luttes entre des esthétiques antagonistes que fige le défilé traditionnel des trésors culturels, nous aurions une façons profondément historique de renouveler le projet de l'évaluation littéraire[ii]»

Margaret Cohen associe le texte «non canonique» à l'idée d'une signification virtuelle, perdue pour le lecteur contemporain. Le terme même d'oeuvre «non canonique» peut susciter une résistance, car il relève dans une certaine mesure de l'euphémisme, mais il semble néanmoins très efficace. Il invite à considérer comme «non canoniques» toutes les tentatives qui n'ont pas suscité, au sens large, ni d'hypertexte ni de métatexte. On pourrait rapprocher cette vision de la mémoire littéraire (comme construction fondée sur le degré de fertilité des oeuvres) des premiers travaux de Franco Moretti, qui insistait sur l'importance d'une réflexion sur la postérité des textes: selon Moretti, l'histoire littéraire abonderait en «tentatives rhétoriques qui nous semblent reléguées pour l'éternité aux limbes des absurdités»; mais elle abonderait aussi en «tentatives qui semblèrent absurdes et qui, aujourd'hui, nous paraissent non seulement tout à fait acceptables, mais même irremplaçables[iii]». C'est peut-être sur cette considération du rapport entre fertilité et stérilité, lisibilité et illisibilité, que peut s'ouvrir un débat sur la survie des oeuvres oubliées.

Mais, précisément, ce débat ne peut prendre sens que dans un contexte bien plus large, qui englobe toute la production littéraire: pour parvenir à une définition rigoureuse des oeuvres «non canoniques», la masse des textes d'une époque impose d'être analysée une fois pour toutes, dans son ensemble, moins en termes de résultats esthétiques qu'en termes de potentialités expressives. Ce n'est que grâce à cet éclairage que l'on pourra, semble-t-il, proposer des distinctions acceptables, dans le cadre d'un redécoupage, ou d'une reterritorialisation, de la production du passé.

Les grands textes de la tradition seraient ainsi les textes «canonisés» et «fécondés», intégrés par la postérité à une longue chaîne textuelle donnant l'impression d'un parcours évolutif. À côté de ce premier ensemble, on trouverait sans doute une certaine proportion de textes littéraires définitivement «non féconds» (inexploitables, sinon comme documents): on ne peut totalement évacuer le principe de la médiocrité esthétique, la part de la perte et du déchet. Ainsi, malgré leur tirage phénoménal, on comprendra que l'histoire littéraire ne retienne pas spécialement des oeuvres telles que Chiens perdus sans collier (1954) ou C'est Mozart qu'on assassine (1966), du regretté Gilbert Cesbron (1913-1979). Mais à côté de telles oeuvres, on rencontrerait aussi des textes à la fois «non fécondés» et «fécondables»: une immense majorité d'oeuvres en quelque sorte silencieuses ou virtuelles, qui auraient la capacité de servir de support à un éventuel hypertexte/métatexte individuel (commentaire, réécriture, palimpseste), voire un jour d'être intégrées, dans le cadre d'une réhabilitation, dans une des grandes chaînes textuelles construites par l'histoire littéraire (un auteur postérieur pouvant inciter à relire des oeuvres du passé, comme le rappelle le Borges de Kafka et ses précurseurs). Il existerait en somme dans l'espace culturel une potentialité de survie, par un secours extérieur, qui pour certaines oeuvres serait indéfiniment remise à plus tard. Comme le souligne Blanchot, toute oeuvre doit être soutenue, pour continuer à vivre: l'oeuvre, quelle qu'elle soit, «est toujours déjà en ruines», et c'est seulement «par la révérence, par ce qui la prolonge, la maintient, la consacre (l'idolâtrie propre à un nom) qu'elle se fige ou s'ajoute aux autres bonnes oeuvres de la culture[iv]». Ce prolongement est toujours possible, mais il relève, pour certaines oeuvres, du potentiel.


Quelle valeur accorder aux œuvres "non canoniques" dans le cadre de l'histoire littéraire ?


[i] Cf. à ce propos H. Bloom, The Western Canon. The Books and School of the Ages, New York, Harcourt Brace, 1994.

[ii] M. Cohen, «Une reconstruction du champ littéraire: faire oeuvre du désordre du siècle», in Littérature, n°124, décembre 2001, p. 37.

[iii] F. Moretti, Segni e stili del moderno, cit., p. 31. Citons également une autre phrase, tout aussi révélatrice de la conception de Moretti: «toutes les formes rhétoriques aspirent à devenir Esprit du temps; mais leur pluralité même nous fait comprendre que ce terme indique […] plus une aspiration qu'une réalité effective; il faut donc l'utiliser comme un concept-limite, non comme un fait avéré».

[iv] M. Blanchot, L'Ecriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 56.



Paul-André Claudel

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Février 2007 à 20h13.