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Sur un extrait de P. Van Tieghem relatif à la notion d'influence. Éléments de commentaire

(…) Ces influences littéraires, comment les déceler ? Quelles sont les voies d'accès qui permettent de les retrouver ? L'aveu des auteurs eux-mêmes ? Henry Peyre a dit (Shelley, Introduction, p. 17) combien cette voie était trompeuse : " Nous savons tous par notre exemple personnel qu'il nous arrive de ne jamais mentionner les auteurs qui laissent sur nous les plus profondes marques, alors que nos lectures renferment tant d'autres détails insignifiants sur des lectures qui nous touchent beaucoup moins. " Avec quelle ingéniosité, d'ailleurs, certains écrivains dissimulent leurs sources essentielles de leur inspiration, quitte à étaler les références à des textes qui laissent apparaître leur originalité. Qu'on songe aux notes du Génie du christianisme. Reste l'œuvre elle-même. L'ingéniosité des sourciers est là aussi admirable que leur érudition ; une joie maligne les anime à prendre un auteur en flagrant délit d'imitation ; il y a du policier dans tout érudit. Mais que d'erreurs judiciaires peuvent être la conséquence de ces enquêtes ! Que de rapprochements transformés en sources ; que de ressemblances, en influences ! Quelle étrange conception de l'hétérogénéité des génies créateurs ! Ne peut-on admettre l'originalité, quand on retrouve une idée, un sentiment, une expression déjà utilisés par un autre ? Quel crédit fait-on à la mémoire, même involontaire ? (P. VAN TIEGHEM, Les Influences étrangères sur la littérature française [1961], PUF, 1967 ; cité par S. Rabau, L'Intertextualité, Flammarion, GF-Corpus, Texte XII, p. 92)


  • Dans cet extrait, tiré de la préface de l'ouvrage, P. Van Tieghem propose une approche fondamentalement comparatiste de la création littéraire, qui n'est pas sans évoquer les théories qui lui sont contemporaines de l'intertextualité. L'approche, caractéristique de la littérature comparée qui se constitue alors, est à la fois historique et géographique, la littérature européenne apparaissant dans les travaux du critique comme le fruit d'un double échange, entre les littératures nationales et leur commun héritage gréco-latin d'une part, entre ces mêmes littératures vernaculaires au sein de l'espace moderne d'autre part. L'observation conjointe des littératures européennes et de leur évolution, les synchronismes frappants que Van Tieghem y a recensés et dont il a voulu chercher l'origine dans de communes tendances de pensée ou de style, témoignent d'une ouverture de la notion de littérature, et par là même d'œuvre ; les auteurs, les œuvres et les époques entretenant des liens qui permettent de mieux les comprendre, de mieux en percevoir la généalogie. Après avoir assigné à la discipline naissante de la littérature comparée l'étude des effets durables d'une œuvre ou d'un phénomène artistique, autrement dit de ses influences (distinguées, dans le sillage de Lanson, du succès, mondain et éphémère, que ceux-ci peuvent rencontrer), Van Tieghem s'interroge sur les moyens de constituer une histoire de ces mêmes influences. C'est en définitive l'œuvre elle-même qui constitue le meilleur objet d'investigation, indépendamment de ce que peut en dire son auteur. Il apparaît dès lors que le projet comparatiste s'énonce dans une certaine ressemblance avec le discours alors en cours de constitution de l'intertextualité, alors même qu'il semble s'opposer par son volontarisme sémantique et généalogique, à l'immanence revendiquée pour l'œuvre par la première théorie de l'intertextualité. Cette synchronie mérite précisément d'être interrogée.

Un inventaire des dettes littéraires.

  • Tel est le fil conducteur des histoires littéraires de l'Europe successivement établies par Van Tieghem et dont le dessein résulte de l'observation d'une lacune : l'étude des auteurs passe généralement rapidement sur les " dettes " que ceux-ci peuvent avoir contractées, quand elle ne les passe pas sous silence. Ce projet engage donc les présupposés suivants :

  • Il n'y a pas de création sans influence littéraire. Le problème n'étant pas de démontrer leur existence, mais d'en discerner et d'en mettre au jour les manifestations cachées. Ces influences pouvant être exercées par des entités de diverse nature qui peuvent jouer isolément ou se combiner : époque au sens large (l'Antiquité, le Siècle d'or espagnol), phénomènes culturels (l'italianisme au XVIe siècle en Europe ou le baroque), figures littéraires (Pétrarque au XVIe siècle, Augustin au XVIIe siècle), œuvres (le Quichotte ou l'Astrée au XVIIe siècle), institutions (académies ou salons bourgeois au XVIIIe siècle…).
  • Que l'existence des influences soit ainsi posée témoigne du caractère fondamentalement actif, téléologique, de la lecture qui recherche la tension d'une relation triangulaire (et qui est donc fondamentalement seconde, mouvement de relecture d'un texte autre dans le texte lu) et du postulat corrélatif qui la fonde d'une anthropologie de l'identité (il n'y a pas d'hétérogénéité de la création qui est réitération transformée, déplacée, du même).
  • Ces influences littéraires sont cachées et il appartient au comparatiste de les déceler, l'appréciation du génie (et de l'œuvre) ne pouvant en définitive se faire que dans l'évaluation d'un échange entre un auteur et une forme d'héritage. Comme si les nouvelles de Scarron ne pouvaient se goûter qu'au regard du modèle espagnol alors en vogue, au regard des Nouvelles de Cervantès par exemple.
  • Loin de diminuer les mérites des écrivains, la révélation des emprunts divers qu'ils ont dû faire (il y a nécessairement des influences) les honore, car l'originalité, telle que la présuppose cette conception, passe par l'appropriation personnelle des éléments recueillis dans l'expérience des œuvres étrangères. La valeur des œuvres vient de cette altérité et de cette hétérogénéité assumées et dépassées par l'instance créatrice et régulatrice du génie, entendu comme une faculté de synthèse, mettant en jeu la catégorie polissante du goût. Il semble que le " goût français " soit même érigé en principe de jugement (et l'on sent tout ce que cette conception doit au mythe du classicisme français) et d'évaluation des littératures étrangères.

Problèmes de repérages

  • À partir de là se pose le problème des moyens de repérage des influences littéraires. Deux solutions sont considérées : la vérité sur la genèse de l'œuvre serait à chercher du côté de l'auteur ou du côté de l'œuvre.

  • 1. La première solution est refusée au nom de la non fiabilité de l'auteur qui peut parfois inventer (préfaces apocryphes), dissimuler (Chateaubriand), déguiser (Montaigne) ses sources, ou jouer avec elles (Rabelais). Il faut donc distinguer entre sources accessoires (avouables, comme les documents dont Flaubert dit s'être inspiré dans sa Correspondance pour Salammbô par exemple) et sources essentielles (dissimulées pour des raisons qui ne sont pas autrement précisées dans ce texte, soit que l'accusation de plagiat puisse être latente (cf. le numéro de Critique sur le plagiat, août/sept. 2002), soit que la confidence, trop intime, n'en puisse être faite, faute d'avoir été exorcisée dans un exercice libérateur comme le pastiche proustien.
  • L'auteur n'est donc pas le garant de la genèse de son œuvre non parce que l'ensemble des influences exercées lui échapperaient (comme l'indique le rôle reconnu à la fin du passage à la mémoire involontaire) (point sur lequel Van Tieghem rencontre les théories de l'intertextualité, Barthes notamment), mais parce que l'auteur est toujours suspecté de mauvaise foi et présumé engagé dans des stratégies de séduction à l'égard du public. L'œuvre se trouve donc prise entre le mensonge orgueilleux de l'auteur qui voudrait se poser comme sa propre fin et le démon de l'analogie possédant un lecteur désireux d'assigner un commencement à l'œuvre.

  • 2. La seconde solution est donc de se tourner vers l'œuvre qui " reste " la clef de sa propre histoire et de sa propre intelligibilité. Elle devient dès lors l'objet d'approches de divers types : l'approche érudite ou policière qui pourrait être incarnée par l'archi-lecteur riffaterrien si cette quête des sources n'était dénuée précisément du plaisir que donne l'étoffement des sens dans la surimpression virtuose et ludique des intertextes. L'approche ironiquement mise en cause ici, sorte de critique des sources poussée à ses limites cherchant " toutes les empreintes ", " toutes les traces de la tradition orale ou livresque […] jusqu'à l'extrême limite des suggestions et des colorations perceptibles " (Lanson, " La méthode de l'histoire littéraire ", 1910), mais faussée par une conception erronée de l'invention. A cette approche des " sourciers " ou des " policiers " s'oppose celle qui est définie en creux par le refus des présomptions hâtives, par le refus de conclure du rapprochement à la source, de la ressemblance à l'influence consciente. C'est dans cette ouverture que réside sans doute la plus grande proximité avec la théorie de l'intertextualité et la possibilité, par exemple, d'engager une lecture des influences rétrospectives, à la manière de P. Bayard (voir les pages Influence rétrospective et plagiat par anticipation)
  • Van Tieghem défend en définitive une conception traditionnelle de l'originalité, non au sens humaniste de l'inutrition qui conduisait à la réécriture consciente et assumée de modèles parfaitement maîtrisés (comme dans le cas d'un Racine), mais, de manière romantique, comme remémoration et réappropriation personnelle, voire géniale, d'une matière étrangère, venue nourrir dans une polyphonie assumée mais non contrôlée le processus créateur. Expérience dont un Claudel se fait l'écho quand il commente l'accueil qui a été fait de l'Otage : " on a remarqué que le nom de mon héroïne, Sygne, est emprunté à un des héros du roman de Une ténébreuse affaire qui s'appelle Mme ou Mlle de Saint-Cygne (sic). Et même l'intrigue de Une ténébreuse affaire n'est pas sans ressemblance. Je dois dire que quand j'ai écrit l'Otage, je ne pensais pas du tout à Balzac, et c'est absolument inconsciemment que ces ressemblances se sont produites. Néanmoins Toussaint est un personnage balzacien, et la dramaturgie des Coûfontaine est certainement imprégnée d'une atmosphère balzacienne ", Mémoires improvisés, 1954).

  • Ainsi comprise, la recherche des influences profondes conduit donc à une redécouverte de la notion d'originalité, entendue non comme innovation radicale (ce qu'exclut la thèse même de l'existence des influences), mais comme le dialogue intime des textes que pratique une instance créatrice. En ce sens, le comparatisme de la démarche est révélateur du comparatisme qui explique le dynamisme de la lecture et la polyphonie de l'écriture. C'est par ce biais que le texte de Van Tieghem peut entrer en débat avec les problématiques de l'intertextualité auquel il ne répond pas directement, mais dont il partage les influences, au sens où il répond lui aussi, quoique différemment, aux postulations de l'histoire littéraire.


M. Roy-Garibal

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Dernière mise à jour de cette page le 21 Mai 2003 à 10h01.