Atelier



Notes de la communication présentée par Par Sophie Rabau à Paris3 dans le cadre du séminaire du CERC en 2003:
"Contributions à l'étude du complexe de Victor Bérard : sur une lecture référentielle de l'Odyssée".

Troisième partie: Victor Bérard historien de l'Odyssée ou vers une histoire littéraire.



Victor Bérard historien de l'Odyssée ou vers une histoire littéraire.


Il faut d'abord, pour comprendre en quoi l'échec de Bérard est une réussite, se demander à quoi il aboutit dans sa tentative d'accéder au référent passé.


L'échec de Bérard est une réussite.


En première analyse on peut décrire les écrits de Bérard comme un montage de représentations qui ont toutes pour fonction de mieux dire le passé, de réparer sa perte mais qui en même temps ajoutent chaque fois un nouvel écran, une nouvelle médiation entre nous et ce référent. Car l'abolition des frontières mimétiques (cf première partie: Complexe de Victor Bérard: effacer la médiation mimétique) conduit à juxtaposer à l'Odyssée d'autres textes censés être plus proches de la réalité que décrit Homère mais qui en même temps sont une nouvelle représentation de ces voyages, une nouvelle version des voyages d'Ulysse et non pas ces voyages eux-mêmes. Car l'abolition de la différence entre passé et présent (cf deuxième partie: Complexe de Victor Bérard: identité entre le passé et le présent) conduit aussi, on l'a vu, à un montage de représentations.


Objets et cadre de l'abolition des frontières.


L'échec ne signifie pas que le texte de Bérard ne construit rien : en fait il construit des objets et un cadre qui correspondent, sinon à son projet de retrouver le passé, du moins à sa méthode d'abolition des frontières mimétiques et historiques. Quels sont donc les objets qui peuvent correspondre à cette double abolition? J'en prendrai deux exemples, sous réserve d'inventaire.

Premier exemple: le type tel qu'on l'a défini dans la deuxième partie(Complexe de Victor Bérard: identité entre le passé et le présent), c'est-à-dire ce personnage, par exemple Ulysse, qui correspond à une catégorie générale, mais qui se retrouve représenté aussi bien sur un radeau au large de chez Calypso que sur une embarcation du XVIIème siècle. Or dire qu'il existe un type«Ulysse», que l'espèce «Ulysse» existe comme on peut dire qu'il existe une espèce «chat» ou une espèce «chien», c'est s'obliger à penser un objet qui existe à la fois dans la représentation qu'en fait Homère mais aussi dans le monde hors cette représentation (on peut rencontrer des spécimens d'Ulysse à Ithaque). Un objet qui d'autre part existe aussi bien dans le passé que dans le présent, qui se rencontre à vrai dire à toute époque.

Autre exemple de ces référents transmimétiques et transhistoriques : les bœufs que l'on voit sur la photographie du Sillage d'Ulysse et dont la légende nous dit qu'il s'agit des Bœufs du Soleil. Christine Montalbetti indique à juste titre que le propriétaire de ces bœufs s'inquiéterait sans doute d'apprendre que ses bovidés ne lui appartiennent pas et qu'ils appartient à un si prestigieux propriétaire. Mais il faut bien comprendre que dans le système de Bérard l'un n'empêche pas l'autre et que les bœufs appartiennent en fait en copropriété à leur authentique propriétaire, sans doute un paysan grec du début du siècle et au Soleil. Ou, pour le dire moins métaphoriquement, pour rendre compte le plus littéralement possible de ce que présuppose cette légende : ces bœufs réels sont réels mais ils sont aussi les Bœufs représentés dans l'Odyssée comme bœufs du Soleil et ils ont en outre traversé les siècles : ils appartiennent et à un passé lointain et au présent de la prise de vue.

Bien plus Victor Bérard construise un cadre qui permet d'accueillir ces objets, un cadre où l'abolition entre les deux frontières fait sens donc, ce cadre peut d'abord être construit comme le monde possible qui accompagne toute métalepse et en particulier comme ce que j'ai proposé d'appeler l'hétérométalepse* c'est-à-dire la représentation sur le même plan de l'interprète, de l'auteur, et du personnage (*sur ce point: «Ulysse à côté d'Homère: Interprétation et transgression des frontières énonciatives», Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, sous la direction de John Pier & Jean-Marie Schaeffer, Éditions de l'EHESS, coll. « Recherches d'histoire et de sciences sociales », 2005, p59-72). Par exemple lorsque Bérard écrit dans Les Navigations d'Ulysse (tome I, p283):

Le plateau de Marathia, qui forme la partie méridionale de l'île et d'où l'on redescend vers Port Sain André par la gorge que suivait tout à l'heure Télémaque.

Ou encore quand il écrit à propos de ses voyages qu'il a «suivi» Ulysse chez les Sirènes et qu'il l'a ramené à Nausicaa. De fait, la métalepse suppose à la fois une abolition de la différence temporelle entre le moment de la composition, de l'action racontée et la lecture et en même temps elle entraîne par définition une transgression de la frontière énonciative et donc une mise sur le même plan du monde représenté et du monde de la représentation. Or pour faire sens cette métalepse suppose la construction, même fugace, d'un monde possible où ce double écrasement est possible (car il n'est pas possible, du moins je crois, dans ce que nous appelons la réalité).

Toutefois il existe bien un monde concret que nous appelons la réalité, ou tout au moins une version de ce monde, qui accueille aussi cette double abolition : il s'agit du monde méditerranéen tel que le conçoit Bérard et tel qu'il en décrit son appréhension. Être dans ce monde c'est être par exemple face à un volcan qui est aussi le cyclope et qui est autant le cyclope dans le présent de Bérard que dans le passé d'Ulysse.

Enfin il est est un dernier espace de la coexistence où sont juxtaposés réel et représentation, mais aussi passé et présent (ou tout au moins texte écrit dans le passé et texte écrit à différentes autres époques), c'est tout simplement la page du livre écrit par Bérard où est concrètement représentée par exemple la juxtaposition de la photographie du présent réel et la représentation que donnait Homère il y a bien longtemps; la page du livre où sont très littéralement juxtaposés des textes de toutes les époques et où la représentation homérique voisine aussi avec le journal de Bérard. Cet espace imprimé peut prendre encore la forme de la carte dressé par Bérard où, je le disais, le nom de Calypso ou du Cyclope voisine avec des noms tels que Gibraltar ou Malte.

Touts ces cadres sont évidemment des cadres d'abord spatiaux au sens où ils autorisent une juxtaposition qui permet d'échapper à une double succession temporelle : celle du référent à sa représentation et celle du passé au présent. En somme ces cadres parce que spatiaux sont susceptibles d'accueillir ce que Benjamin, que cite Didi-Huberman, nomme «un temps démonté et remonté», remonté mais dans la simultanéité de ce que nous percevons habituellement des époques successives. Ils sont aussi susceptibles d'accueillir une représentation démontée et remontée en un sens plus fort : au sens où le texte peut référer à autre chose que ce à quoi il semble référer (en fait le capitaine Cook parle des grecs d'Homère). Et aussi parce qu'un référent peut être décrit par n'importe quel texte.


Comment caractériser le dispositif textuel et visuel construit par Bérard qui nous permet de concevoir ce cadre et ces objets.


Reste maintenant à se demander comment caractériser le cadre ainsi construit par Bérard ou plutôt comment caractériser le dispositif textuel et visuel construit par Bérard qui nous permet de concevoir ce cadre et ces objets.

Une première manière de caractériser la construction de Bérard consisterait à la resituer dans le contexte épistémique et artistique où elle est élaborée. De fait le travail de Bérard s'inscrit environ de l'extrême fin du XIXème siècle à la fin des années XX ème siècle. Or si l'on voulait caractériser grossièrement cette période, on pourrait dire qu'elle se caractérise par une prise de conscience aiguë de la rupture temporelle, de la fin d'une époque (je pense évidemment à la première guerre mondiale), mais que conjointement, tant du côté des sciences humaines que des arts, on trouve des constructions qui favorisent une vision du temps comme arrêtée et synchronique : je pense pour les sciences humaines, par exemple, au structuralisme linguistique naissant, à la naissance d'une sociologie du type, et plus encore peut-être au travail de l'inconscient dans le rêve telle que le décrit Freud et qui rappelle étrangement ce que décrit Bérard par l'idée d'une littéralisation de la figure et d'une échappée à l'ordre de succession temporelle. Je pense évidemment du côté des arts à l'esthétique du montage chez un Pound ou un Eliot qui là aussi rappellent mutatis mutandis ce que fait Bérard : la juxtaposition des textes les arrache à l'ordre de succession de l'histoire et par cette décontextualisation les rend disponibles à un discours sur un autre objet que construit le fait même du montage. (Sur ce point, on pourra lire aussi dans l'atelier: "Ulysse : Socrate, Jésus, Shakespeare". Comment lire les schémas Linati et Gorman de Joyce ?).

Deuxième caractérisation, non plus historique mais théorique : on peut faire l'hypothèse que toute tentative d'interprétation du passé, et en particulier du texte passé, suppose non seulement la conscience de mon état d'être dans le temps et dans l'espace, ce qui a été abondamment décrit, mais aussi suppose la représentation d'un monde possible où je peux coexister avec l'auteur, le rencontrer et rencontrer éventuellement dans la réalité les objets qu'il représente (car sans supposer la possibilité de cette rencontre, je ne commencerai peut-être même pas à intepréter): je pense ici notamment à ces représentations de l'enfer de Lucien à au moins Fontenelle où les auteurs de toute époque se rencontrent et voisinent avec leur héros, voire, au moins dans le cas de Lucien, avec leur lecteur. (Voir, dans l'atelier, Propositions pour l'achronie par S. Rabau dans le dossier Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps). On peut faire l'hypothèse que la Méditerranée telle que la conçoit Bérard est un pendant de ces lieux éternels ou s'abolissent la différence entre la représentation et le représenté.

Mais il est un autre type de discours tel que la description du monde qu'il livre est valable au passé comme au présent et échappe à un quelconque diachronie, un monde dont la réalité est par excellence figuré et pourtant réelle. Ce discours est évidemment ce qu'on appelle un mythe.


Un mythe qui donne à l'Odyssée le statut d'un texte universel et éternel


Pour finir je voudrai faire l'hypothèse que Victor Bérard construit un mythe qui donne à l'Odyssée le statut d'un texte universel et éternel. C'est déjà comme cela qu'on peut interpréter la fonction du cadre que construit Bérard : grâce sa construction de la Méditerranée, grâce au montage de représentations que constitue son œuvre, on trouve les conditions de possibilité pour l'Odyssée de référer effectivement à toute époque et à tout lieu.

Mais il y a plus car on peut décrire également le texte de Bérard comme un réécriture de l'Odyssée. En effet en se mettant en position de témoin et convoquant d'autres textes que d'autres supposés témoins ont produit Victor Bérard écrit en fait l'Odyssée telle que Homère aurait dû l'écrire s'il avait eu les moyens d'un accès direct au référent. Mais cette nouvelle Odyssée écrite par Bérard est d'un type bien particulier car on l'a vu son référent peut être décrit par un nombre important de textes écrits jusqu'à Bérard. Et son texte peut décrire un certain nombre de réalité qui s'étagent entre l'époque phénicienne et l'époque de Bérard. Dès lors cette Odyssée réécrite est sans doute un mythe (jusque là rien de nouveau, l'Odyssée d'Homère l'était déjà) mais un mythe qui a pour caractéristique de concerner jusqu'au présent de Victor Bérard, de pouvoir dire non pas tant le passé des voyages d'Ulysse que l'expérience du monde au présent qu'a Bérard et l'expérience du monde qu'ont eu avant lui un nombre conséquent de navigateur et d'explorateurs. Arracher l'Odyssée à son référent et à son contexte revient à rendre le texte disponible pour tout autre référent, à le rendre abstrait si par abstraction on entend ce qui peut représenter plusieurs objets à la fois.

On s'aperçoit alors que Bérard rend peut-être possible une autre réécriture plus connue et plus reconnue de l'Odyssée. Je pense évidemment à Ulysses (cf "Ulysse : Socrate, Jésus, Shakespeare"). Car ce que fait Joyce dans Ulysses et ce qu'expriment notamment les fameux tableaux explicatifs de Ulysses envoyés par Joyce à ses différents correspondants, car ce que disent ces tableaux, c'est très exactement la juxtaposition des représentations et des époques («Ulysse: Jesus, Socrate, Shakespeare») mais aussi la littéralisation du texte orienté vers une réalité triviale : les sirènes sont des serveuses de bar. Mais ce qu'exploite également Joyce c'est cette disponibilité du texte. Il se trouve que l'influence de Bérard sur Joyce, qui connaissait bien son texte, est reconnue, notamment parce que Joyce emprunterait certains points ponctuels à Bérard et aussi parce que Joyce aurait trouvé chez Victor Bérard l'idée d'une Grèce sémite et donc la possibilité de faire de Bloom à la fois un juif et un nouvel Ulysse.

Mais il se pourrait que Joyce doive davantage à Bérard, qu'il lui doive cette disponibilité du texte, cette odyssée susceptible de dire tout autre lieu que celui qu'elle censée dire : Dublin donc mais aussi plus récemment les Caraïbes avec Walcott ou Alger avec Salim Bachi dans Le chien d'Ulysse. On dit souvent (en tout cas je vivais sur ce préjugé avant de lire Victor Bérard) que c'est Joyce qui rend l'Odyssée lisible au XXème siècle, mais il se pourrait bien que ce soit Victor Bérard qui soit en fait responsable de cette lisibilité, peut-être, ou peut-être pas, par accident.

Car l'accident de Victor Bérard historien, son échec dans sa tentative de se rapprocher est en fait l'envers d'une réussite qui nous fait peut-être penser ce que pourrait être non pas l'histoire tout court mais l'histoire littéraire. Il s'agirait non pas rendre compte d'une succession diachronique mais rendre compte de la lisibilité d'un texte dans chaque nouveau contexte, surtout de participer de cette lisibilité, rendre le texte lisible à sa propre époque, de lui redonner une disponiblité nouvelle. C'est en ce sens, on le voit avec Bérard, que l'histoire littéraire tient autant de la métatextualité que de l'hypertextualité (cf Intertextualité et Intertextualité et métatextualité).

Mais il y a peut-être également chez Victor Bérard, dans cette constitution de l'Odyssée en texte éternel et universel, une autre piste pour l'histoire littéraire qui concerne cette fois notre rapport au réel. Nous savons en effet, et si nous le savions pas la vulgate postmoderne ne cesse de nous le rappeler, que notre rapport au monde est fort souvent médiatise par une la bibliothèque des livres qui décrivent le monde, quand bien même ces livres seraient des fictions et c'est un lieu commun que de rappeler comment Proust a changé la Normandie. Mais ce que nous montre Bérard c'est que notre rapport au monde n'est pas seulement informé par les représentations, il est également l'objet de ce que j'appelerai une diffractation temporelle. Car être devant la grotte de Calypso ou devant un lieu qu'on me demande de regarder comme tel ce n'est pas seulement penser à Homère c'est penser en même temps à Homère, à Fénelon, à Joyce et à Bérard. Et à la coexistence des époques qu'on peut observer dans la bibliothèque et dans la mémoire correspond la coexistence des époques et des discours qu'un seul lieu réunit. En somme c'est aussi le lieu en soi qui rend présente simultanément les différents textes qui l'ont décrit.

Mais que serait alors une histoire littéraire en ce sens là : elle ressemblerait sans doute beaucoup à l'histoire de l'art telle que la fonde Didi Huberman, elle aurait pour fonction non pas de décrire une diachronie, ni même d'envisager une archéologie qui dit que tout n'est pas présent. Elle dirait simplement la simultanéité des textes qu'un lieu convoque, elle dirait ainsi que indépendamment des bibliothèques, de la mémoire individuelle et du royaume des morts c'est la réalité elle-même qui ne peut s'aborder que comme le nœud des différentes représentations faites du monde en différentes époques. À vrai dire cette histoire littéraire serait sans doute d'abord une géographie qui pourrait suivre la voie ouverte par Bérard et dresser du monde des cartes qui porteraient non seulement les noms habituels mais aussi en même temps et en surimpression le nom de quelques textes qui se rejoignent par-delà les siècles en ce lieu.

Si nous pouvons lire Victor Bérard en 2004, ce n'est donc pas seulement en riant ou en éprouvant une certaine gêne, comme devant un cousin de Don Quichotte mais aussi avec sérieux, voire avec respect en ce qu'il est le précurseur d'une histoire littéraire qu'il nous reste peut-être à inventer en partie.

J'ai un peu menti tout à l'heure en parlant de mes vacances : à vrai dire devant la supposée grotte de Calypso, j'ai immédiatement cherché le rivage où Ulysse pleure en pensant à Ithaque, j'ai même demandé qu'on me photographie en Ulysse pleurant sur le rivage devant Calypso. Or ce faisant je ne confondais pas moi non plus réalité et fiction mais je tentais de rendre compte de la rencontre en ces lieux du texte d'Homère et d'un autre texte à présent inséparable du texte d'Homère, celui de Bérard : car c'est Bérard imitant Ulysse que j'imitais en fait. Je sais bien que Bérard ne pense pas que c'est à Malte que vivait Calypso mais c'est lui aussi qui nous apprend à rendre le texte disponible à un référent autre que celui qu'il vise et imitant à Malte ce que fit Bérard à Gibraltar peut-être est-ce que je contribuais moi aussi à faible échelle à donner au texte de Bérard un certaine universalité, à le rendre disponible. En somme, réunissant dans ma perception du lieu deux représentations différentes, donnant à un texte la possibilité de référer à un ici et maintenant qui n'est pas celui qu'il vise, il se pourrait bien que sans le vouloir, j'ai fait, durant mes vacances, de l'histoire littéraire.


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Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Avril 2008 à 20h40.