Atelier



Notes de la communication présentée par Par Sophie Rabau à Paris3 dans le cadre du séminaire du CERC en 2003:
"Contributions à l'étude du complexe de Victor Bérard : sur une lecture référentielle de l'Odyssée".

Première partie: Effacer la médiation mimétique.



Effacer la médiation mimétique.


Essayons d'abord de comprendre par quelles stratégies, Bérard parvient à traverser la représentation pour rendre cet objet présent. Pour comprendre le travail de Bérard pour accéder au référent à travers la représentation qui en est faite, il faut d'abord tout simplement préciser le sens que l'on entend par «à travers», car, dans le cas de Bérard , à travers s'entend à la fois par «grâce à» et «malgré».

En effet, il faut d'emblée nuancer ce que j'ai affirmé en introduction : Si Bérard est persuadé que l'Odyssée est un document, voire, comme nous allons le voir, qu'Homère est son collègue, tout aussi soucieux que lui de précision historique et géographique, il est aussi conscient du fait que la représentation que donne Homère du monde est, pour différentes raisons, imparfaite et déformante. Bérard tient donc sur le texte homérique un discours tendu qui doit reconnaître en même temps et la déformation du référent et la possibilité d'accéder au référent par le texte. De cette tension, témoigne cette phrase de Bérard, que cite son fils Armand dans la préface qu'il rédigea en 1973 à une réédition de l'album photographique Dans le sillage d'Ulysse : le poème homérique n'est pas un «simple assemblage de contes» mais bien «un document géographique, la peinture poétique mais non déformée» de la Méditerrané phénicienne. Cette phrase pourrait être le programme du travail auquel se livre Victor Bérard sur le texte d'Homère. Il s'agit en effet de reconnaître le fait de la représentation et d'une représentation poétique, c'est-à-dire, pour ne donner qu'une définition négative du mot, qui n'obéit pas à la logique documentaire. Mais au moment où l'on reconnaît ce caractère poétique il s'agit de montrer conjointement qu'il ne déforme pas la réalité. Plus précisément quand on observe les textes de Victor Bérard, on s'aperçoit que «non déformée» doit s'entendre en un sens un moins optimiste que dans cette déclaration programmatique : la représentation est parfois déformée mais il est possible de réparer la déformation, de produire sur le texte un discours et une interprétation qui lui rende son statut de document et qui par là permette d'annuler l'écran de la représentation, voire de poser un primat du référent sur la représentation.

Cette stratégie d'écrasement de la représentation sur l'objet s'observe à quatre niveaux:

1° Elle s'observe en amont de l'interprétation dans le discours sur le statut du texte homérique.

2° Elle s'observe dans la manière d'interpréter ce texte en une lecture que Bérard qualifie de «littérale».

3° De manière plus originale et radicale, cette réparation de l'écart mimétique passe par un travail de remplacement : au texte d'Homère, on peut toujours substituer une autre représentation à la fois équivalente mais pourtant plus proche du réel.

4° Enfin, quand en aucune de ces stratégies n'est opérante, il est encore possible d'opérer un coup de force, de poser une identité entre le texte et la réalité alors même que cette identité n'est manifestement pas établie ni manifeste.


Statut du texte.


Pour comprendre le discours de Bérard sur le statut du texte, on peut partir de l'idée suivante : Homère est un collègue de Bérard, il fait œuvre de savant et produit un discours sur le monde mais ce collègue, qui appartient à une époque reculée et encore archaïque, n'a pas les moyens de représenter son savoir du monde d'une manière totalement satisfaisante. Dire qu'Homère est un collègue de Bérard renvoie à une tradition ancienne et à un contexte plus immédiat. D'une part, la démarche de Bérard s'inscrit dans un contexte , ou le modèle dominant des sciences de l'Antiquité depuis la deuxième moitié du 19ème est le modèle archéologique : le texte antique est alors compris comme une source historique dont le statut est d'abord informatif. Il est le reste d'une époque comme les ruines que l'on met à jour et son interprétation n'est pas dépourvue d'un certain positivisme : Homère serait un collègue en un sens faible au sens où son texte est une information utile pour l'historien.

Mais il est insuffisant de dire qu'Homère est une source fiable. Plus radicalement il est prêté à Homère une intention d'exactitude, un ethos de savant et cela depuis l'Antiquité. J'entends le mode de lecture dominant d'Homère de l'Antiquité jusqu'à aujourd'hui (nous le verrons brièvement) qui donne autorité à Homère parce qu'il est porteur d'un savoir et d'une vérité sur le monde. Homère est donc un savant dont le texte ne peut être l'objet que de deux lectures :

- une lecture historique-géographique dont on trouve trace par exemple chez Strabon et Pausanias quand dans leurs récits de voyage ils cherchent à identifier les lieux décrits par Homère, mais dont on trouve trace aussi dans des commentaires plus tardifs quand Eusthate au 12ème siècle ou Madame Dacier au 17ème siècle lisent le texte en y cherchant un référent (qu'il soit historique, géographique ou zoologique).

- Une lecture allégorique où l'on cherche dans les fictions homériques une vérité supérieure cachée dans le tissu de la légende

En somme, l'idée que le texte homérique ne renvoie à rien et soit une légende sans autre cause que la fantaisie d'un poète, cette idée est largement minoritaire et se réduit (presque) à la phrase souvent citée d'un certain Eratosthène que cite Strabon, «on trouvera le lieu des voyages d'Ulysse quand on aura trouvé le cordonnier qui a fabriqué le sac d'Ulysse». À l'opposé de cette thèse minoritaire, chacun voit dans Homère le savant qu'il est lui-même et Bérard se situe parfaitement dans cette représentation d'un Homère «polymathe», il en tire même argument quand il écrit que depuis les anciens on voit dans l'Odyssée la source de toute sagesse car «une œuvre grecque n'est jamais le produit de la seule imagination». D'où un statut différent « les poèmes homériques, et surtout l'Odyssée, ne sauraient être comparés aux énormes tératologies des Hindous, ni aux folles rêveries des Arabes». Et Bérard revendique clairement cette conception de l'Odyssée comme source de savoir:

L'Iliade et l' Odyssée ne furent pas seulement dans l'antiquité classique les modèles de toute beauté littéraires : elles furent aussi les Bibles de toutes vérités, les sources de toutes sciences, en particulier de toute histoire et de toute géographie. (Les Navigations d'Ulysse I p. 14 )

Et dans le cas des lecture géographiques on prête donc à Homère une volonté de représentation exacte du monde antique. Schliemann comme Bérard parlent ainsi à plusieurs reprises de l'exactitude et de la précision des descriptions d'Homère.

L'identification entre le savant et Homère peut même aller plus loin dans une description du travail d'Homère qui est totalement assimilé à celui de ses interprètes. En effet, les lectures géographiques, comme celle de Bérard, produisent un texte qui permet de localiser en Méditerranée les errances d'Ulysse. Or le premier de ces textes à vocation de localisation serait en fait l'Odyssée et le premier de ces géographes-localisateurs serait Homère lui-même : c'est ainsi qu'Armin Wolf dans un livre paru en 1983 explique qu'Homère connaissait une version du mythe des voyages d'Ulysse et que dans l'Odyssée il essaie en fait de représenter sa localisation de ces voyages en Méditerrannée. Homère serait donc une préfiguration de Bérard. Et si, à ma connaissance, Bérard ne va pas jusqu'à une affirmation aussi radicale, il n'en est pas loin puisqu'il arrache très nettement le texte homérique à la catégorie des textes poétiques pour le mettre en série avec d'autres textes dont la fonction première est de décrire le monde, ces fameuses instructions nautiques phéniciennes dont il aurait eu connaissance. Cela est dit clairement dans cet extrait des Navigations d'Ulysse cité par les fils de Bérard au début du Sillage d'Ulysse. Il convient de replacer l'Odyssée

dans la série des livres analogues que, de siècle en siècle, de thalassocratie en thalassocratie, les marines méditerranéennes se sont fidèlement transmises : Instructions nautiques, Portulans, Pilotes, Flambeaux ou Miroirs de Mer (Dans le sillage d'Ulysse, p9).

Si l'on se souvient, qu'en première analyse les Navigations d'Ulysse de Bérard se donnent à lire comme un rapport sur une navigation en Méditerranée, que Bérard prend assez souvent, une pose de marin, on peut donc considérer qu'Homère produit un texte assez proche de celui de Bérard.

Mais ce collègue de Bérard produit un texte imparfait et Bérard a bien conscience que ce texte n'est pas exactement un miroir de la mer. Il doit produire sur le statut du texte un discours qui rende compte des différences entre des instructions nautiques et l'Odyssée. La première et la plus frappante de ces différences est que l'Odyssée est un texte «poétique» et il va falloir montrer que cette caractéristique n'est pas incompatible avec son statut de document. Par «poétique» il faut d'abord comprendre écrit pour le plaisir des auditeurs et non pour leur seule information. Cette difficulté est assez vite résolue par une spéculation sur la tendance des Grecs à s'instruire en s'amusant. En fait les Grecs ont à la fois le goût de la poésie et l'esprit pratique:

leurs contemporains écoutaient plus volontiers les vers qui pouvaient leur servir dans leurs navigations.

[…] Tout en passant une heure agréable, ces hommes pratiques voulaient apprendre le chemin des eldorados, la longueur du voyage et le retour à travers la mer poissonneuse. (Dans le sillage d'Ulysse, p7).

Par «poétique» il faut encore comprendre «qui use de la figure», en premier lieu de l'allégorie ou du symbole. Bérard met alors en place une stratégie que l'on peut avec Jean Bollack («Ulysse chez les philologues», La Grèce de Personne, 1997) appeler «symbolisme réaliste» : en fait, un peu comme Evhémère cherchait dans les mythes grecs la représentation figurée non pas tant d'une idée abstraite mais d'une réalité physique, de même Bérard voit dans certaines figures de l'Odyssée, la représentation figurée d'une réalité géographique : ainsi le cyclope serait-la représentation figurée d'un volcan.

Par «poétique», il faut enfin comprendre qui tient plus du merveilleux que d'une représentation de la réalité. Ici Bérard met en place une stratégie plus subtile qui vise à montrer que ce merveilleux est en fait la preuve même qu'Homère entend parler de la réalité. Pour ce faire, il construit une représentation de ce qu'est la réalité pour Homère en particulier, mais aussi pour tout marin en général : la réalité est un mélange de surnaturel et de naturel. En fait, Bérard invente ici une idée à présent largement admise par les anthropologues et les historiens : l'expérience de la réalité n'est pas forcément une expérience qui exclut le merveilleux et bien des peuples appréhendent l'espace marin comme une nature où vivent des monstres que nous qualifirions de merveilleux. (C'est d'ailleurs exactement ce type de thèse qu'utilise Ballabriga dans un ouvrage récent où il tente de lire l'Odyssée non comme une description géographique mais comme l'expression d'un certain type de rapport au monde). De même Bérard écrit:

le merveilleux est en vérité l'incident le plus fréquent dans la vie des voyageurs anciens et modernes, des navigateurs surtout. (Les Navigations d'Ulysse tome III, p. 67)

Mais là où Ballabriga ne conclut pas de cette observation que le texte soit informatif sur la réalité physique du monde méditerranéen mais seulement sur une représentation de ce monde, Bérard finit par prendre argument du merveilleux pour donner au texte d'Homère un caractère documentaire, le statut d'une copie précise de la réalité. Soit que le merveilleux soit la preuve que le poète vise le monde, soit que les monstres soient des symboles qui disent, autrement, le réel:

Plus on avance dans l'étude des voyages d'Ulysse et mieux on vérifie la justesse de cette phrase : les descriptions Odysséennes les plus fantaisistes en apparence contiennent toujours quelque copie précise de la réalité.

En somme, le fait que le texte soit poétique n'empêche pas le texte homérique d'être un document. Mais si Homère est un savant, pourquoi aurait-il fait le choix de l'écriture poétique : ici Bérard peut encore préciser le statut du texte comme document imparfait. Il se pourrait bien qu'Homère n'ait pas vu ce qu'il décrit, en tout cas pas tout ce qu'il décrit : les aventures d'Ulysse ont pour théâtre

les côtes et détroits des mers italiennes et espagnoles, dont le Poète nous donne les descriptions les plus exactes.

[…] Mais comme il nous dit qu'Ithaque était la dernière terre connue des Achéens , on en conclut que la Méditerranée du Couchant, là où il met les monstres, les anthropophages et les déesses jalouses ne lui étaient connues que par les Périples phéniciens.

Cette phrase vient nuancer fortement la première explication donnée au surnaturel homérique : en fait Homère n'utiliserait le surnaturel que lorsqu'il ne peut observer par lui-même la réalité des faits décrits dans ses sources. Par ailleurs, il est obligé de reproduire une vision du monde qui se trouve dans les Périples phéniciens, qui n'est donc pas son fait, mais le fait de ses sources.

On voit ici se profiler une nouvelle définition du texte homérique comme document imparfait : c'est un document mais dont l'auteur n'a pas toujours eu les moyens d'accéder au référent qu'il décrit. Mais de même que le merveilleux était encore une preuve du caractère référentiel du texte, de même cet écart entre le poète et son référent est encore une preuve qu'il travaille à partir de document et dans un but documentaire. En somme, pour être tout à fait le collègue de Bérard, il manque à Homère d'avoir pu totalement renoncé à la poésie, et d'autre part il lui manque un contact immédiat par le référent. La construction du statut du texte dans le discours de Bérard rend donc possible la lecture du texte comme périple géographique mais signale aussi un certain nombre de manque : le référent n'est pas exactement présent car l'auteur ne l'a pas vu et il le représente. Mais précisément les autres stratégies à l'œuvre dans la démarche de Bérard peuvent se lire comme des réparations de ce manque.


«Lecture littérale» et réparations par l'interprétation.


Bérard caractérise à plusieurs reprises la lecture qu'il fait de l'Odyssée comme une «lecture littérale». Une telle expression n'est sans doute pas employée par hasard puisqu'elle représente également on le sait une des modes de lecture des exégèses de l'Ancien testament : on parle aussi de lecture historique, c'est à dire qu'on lit dans la Bible la transcription d'événements et de lieux qui ont réellement existé.

Mais pour préciser la manière dont Bérard entend lire le texte d'Homère, on pourrait dire qu'il en fait un Ancien testament mais un Ancien testament dont on ne pourrait faire qu'une lecture «littérale ou historique». De fait l'idée que le caractère merveilleux et figuré d'un texte n'empêche pas d'en faire une lecture historique est certes caractéristique des lectures de l'Écriture dont la première (à coté des interprétations typologiques ou encore anagogiques) est une lecture littérale et historique. Mais là où la lecture littérale est dans le cas de l'exégèse tout à fait compatible avec les autres types de lectures, où la figure légendaire ou de la métaphore peuvent en quelque sorte renvoyer et à un fait historique et à par exemple aux fins dernières, la lecture littérale de Bérard s'entend plutôt comme réparation de la figure et comme une tentative de constituer un commentaire qui donnerait le primat absolu au référent et à l'expérience qu'on peut en avoir.

Interpréter pour Bérard c'est d'abord réparer la figure au sens où elle éloigne du réel. C'est ainsi que j'interpréterais la forte tendance qu'il a à désigner certains éléments de la réalité à partir de leur nomination figurée. Par exemple on note chez lui une sorte de tic qui consiste à dire cyclope et non volcan, ou plutôt à employer indifféremment l'un et l'autre terme pour parler d'un volcan.

Or cette manière de procéder a pour effet de réduire la supposée métaphore (un volcan c'est comme un cyclope) à sa fonction de dénotation, de donner à la représentation figurée une simple fonction de représentation et de désignation du réel. Par quoi est évacuée toute interrogation sur le référent imaginaire que la figure pourrait aider à construire (un volcan qui serait aussi un géant borgne par exemple ou un volcan qui parlerait et se déplacerait dans l'espace). Par quoi, si l'on admet que le cyclope est un symbole réaliste du volcan, est également évacué, tout ce qui dans le symbole ne renvoie pas seulement à ce qui se trouve symbolisé réel du fait de l'inadéquation entre symbole et symbolisé (par exemple le cyclope est aussi un ogre, une figure de l'inhumain etc.).

Un autre exemple (qu'analyse Christine Montalbetti) en apparence assez différent participe également de cette réduction de la figure à son caractère référentiel : il s'agit de la citation qui, dans le Sillage d'Ulysse, accompagne la photographie d'un thon énorme que porte un personnage sur le bord de la mer. Or la citation de l'Odyssée renvoie en fait à une comparaison tirée du massacre des prétendants où les prétendants morts sont comparés à des cadavres de thon que l'on vient de pêcher. A priori le texte réfère donc à des cadavres humains ceux des prétendants et les thons sont donc éloignés de deux degrés d'un référent qu'il soit réel ou imaginaire. Les prétendants comme référents sont représentés dans le texte (premier degré de représentation) qui les compare à des thons (deuxième degré de représentation). Or en mettant la photographie d'un thon à côté de la comparaison d'ailleurs tronquée de la conjonction de comparaison, Bérard écrase le dispositif de la figure pour faire référer l de la représentation la plus éloignée de la réalité (les thons) à la réalité pour lui la plus immédiate qui soit : le thon mort qu'il a vu lors de ses voyages. Dans le réel, on retrouve le texte d'Homère, peu importe que ce soit le comparant ou le comparé. Si donc le texte est figuré, la lecture directe ou indirecte qu'en propose Victor Bérard répare la médiation entre la représentation et le référent que constitue la figure : il indexe la figure sur la réalité qu'elle est censée dénoter.

Ce primat du référent sur sa représentation se donne à voir également dans la deuxième forme que prend la lecture littérale selon Bérard. En effet, selon Bérard, le seul moyen de comprendre le texte c'est d'avoir une expérience immédiate de la réalité qu'il représente.

Le paradigme archéologique est ici dominant. L'archéologie a

élucidé ou mis en valeur bien des mots, bien des détails, bien des détails que l'explication littérale ou littéraire des philologues n'avait pas compris. La géographie homérique peut conduire à un double résultat similaire» (Dans le sillage d'Ulysse, p7)

L'avertissement de Jean Bérard, qui date de 1933, (Dans le sillage d'Ulysse, p5) dit clairement que les paysages qu'a vus son père «rendaient tous leur sens aux descriptions du poète». Et dans Les Navigations d'Ulysse, alors que Bérard essaie de localiser la ville de Pylos grâce à telle localisation en un lieu sablonneux

tel passage de l'Iliade se com était au Samicon, cette expédition contre les Elbeufs (dans l'iliade) «se comprendrait tout aussi bien, peut-être mieux, à travers ces sables (Les Navigations d'Ulysse p. 205).

Un peu plus loin (p. 212), il affirme qu'en identifiant telle ville à telle autre qu'il rencontre dans ses voyages, «tout le passage serait intelligible». Où l'on comprend qu'intelligible signifie en fait : reconnaissable dans le réel, référable au réel. Inversement identifier le bon référent revient à trouver un référent qui permette de comprendre le texte. Par quoi cette lecture qui donne le primat à la représentation en vient pratiquement à inverser la réception de toute mimésis telle qu'elle est décrite depuis Aristote. Alors que le plaisir de la représentation vient, on le sait, de la reconnaissance dans la représentation de la réalité, Bérard opère une reconnaissance inverse, il reconnaît dans la réalité la représentation. Et comme parfois il est difficile de reconnaître la réalité dans la représentation, cette reconnaissance inverse oblige à un travail de la part de l'interprète qui doit composer avec certaines évolutions du paysage comme le marque dans la phrase suivante l'asyndète qui confronte la présence inopportune d'un chemin de fer et la reconnaissance de la représentation homérique:

En partant du Samicon on rencontre d'abord la rivière de Tavla et sa fontaine voisine de la rive : le chemin de fer y a aujourd'hui sa station Samicon ; nous y avons reconnu le fleuve Chalkis et la source Krounoi (Les Navigations d'Ulysse, p. 201).

De cette inversion de la reconnaissance témoigne sans doute aussi le décalage curieux entre maintes photographies et le texte : en effet si Bérard nous demande de voir dans des pourceaux ceux de Circé, ou si il intitule «les arbres de la déesse» une vue où l'on voit certes des arbres, mais aussi plus curieusement un paysan installé sous les arbres avec un âne, c'est peut-être tout simplement car Bérard a reconnu dans ces photographies soit au moment de la prise de vue, soit après coup en les contemplant, des passages de l'Odyssée. La légende témoigne de cette reconnaissance du texte dans le réel ou dans ce qui est perçu comme un fidèle enregistrement du réel.

De ce primat du référent sur la réalité il découle enfin que le meilleur des commentaire se résume à une expérience du monde.

De fait, la lecture est systématiquement présentée chez Bérard comme de moindre efficacité herméneutique que l'expérience du monde (ce qui n'est pas le moindre des paradoxes chez un philologue):

Mais quand on suit cette gorge, on admire les géographes de cabinet, qui font circuler le char de Télémaque à travers les roches éboulées, ces pierres pendues, ces échelles de cailloux roulants et ces étroits paliers vertigineux (Les Navigations d'Ulysse, tome II, p179).

C'est ce même primat de l'expérience que l'on trouve dans l'idée que la géographie va permettre d'expliquer ce que la philologie n'a pas compris. Ainsi se comprend l'ethos bien particulier du commentateur présentant des symptômes du «complexe de Victor Bérard». Pour pratiquer ce type de lecture il faut être un bon marin autant sinon plus qu'un bon helléniste (et un certain nombre d'officiers de marine ou de marin ont commenté l'Odyssée à la manière de Bérard, avant et après lui). Bérard lui-même ne dit jamais rien de sa science, pourtant considérable d'helléniste, mais il rappelle à plusieurs reprises qu'il a donné des cours à l'école de la marine. À cet ethos du commentateur fait écho une figuration d'Homère non comme poète mais comme un homme qu comme Bérard s'est renseigné lui aussi auprès des meilleures sources:

Homère s'est renseigné [pour écrire l'Odyssée] auprès des meilleures sources c'est-à-dire les marins et les pilotes. (Les Navigations d'Ulysse, tome I, p16).

En somme, bien lire revient à avoir une compétence qui permettrait de parcourir non pas le texte, non pas la représentation mais une compétence permettant d'appréhender la réalité décrite dans le texte, d'en faire l'expérience. Bien lire c'est être en présence du référent et autant que faire se peut, et non dans une situation de déchiffrement de la représentation. Ou pour le dire dans les termes de la théorie littéraire, la lecture de Bérard est une lecture qui repose sur l'idée d'une transitivité absolue, l'exact contrepoint des théories de l'intransitivité du texte (et on comprend que Alain Ballabriga dans sa tentative de décrire une cosmographie homérique polémique contre ce qu'il appelle «d'une pure sémiologie littéraire»).

Ainsi la lecture littérale se donne comme une tentative d'effacer la médiation mimétique et on comprend alors qu'un bon commentaire soit un commentaire qui donne au texte plus de réalité. Ainsi se comprend cette phrase un peu étrange où Bérard qualifie de «commentaire presque littéral des récits Odyssées» une sélection de récits de flibustiers anglais du 17ème siècle. Si ce commentaire est presque littéral, c'est parce qu'il est fidèle non pas au texte d''Homère mais à la réalité qu'Homère vise. S'il est presque littéral et pas totalement ce n'est pas vraiment, nous le verrons en deuxième partie, en raison d'un décalage chronologique mais sans doute plutôt parce qu'ils sont également du langage, une représentation du monde et non le monde en soi. De fait, la démarche de Bérard se heurte à cette impasse que toute expérience du monde doit être représentée pour être communiquée : le commentaire est représentation d'une expérience et non pas expérience en soi. Le meilleur des commentaires serait alors, dans l'optique de la lecture littérale selon Bérard, raconter que l'on fait comme Ulysse à défaut de pouvoir se contenter de faire comme Ulysse.

On s'aperçoit alors que le commentaire est en fait conçu comme une représentation plus proche du réel qui en quelque sorte remplace mais en mieux L'Odyssée. Mais alors le commentaire est aussi une autre version du texte plus proche du réel et susceptible, sinon de lui être supplée, en tout cas de l'accompagner : l'idée de lecture littérale conduit alors à une démarche qui répare plus radicalement encore la distance mimétique.


Réparation par le parallèle.


Cette réparation consiste à mettre en parallèle avec le texte d'Homère une représentation qui est perçue comme plus proche du monde représenté. C'est ainsi que l'on peut observer chez Bérard une tendance à mettre sur le même plan que l'Odyssée ou même à remplacer le texte d'Homère par une série de représentations qu'il perçoit comme plus proche de l'univers que vise Homère. C'est ainsi en premier lieu qu'on peut interpréter dans les textes de Bérard la présence de représentations qui donnent de l'univers méditerranéen une vision plus immédiate.

C'est en ce sens, d'abord, que l'on peut interpréter la présence de photographies et dans l'album et aussi dans une édition posthume de la traduction de Bérard parue en 1942. En effet, même si Bérard ne commente pas vraiment la fonction de ces photographies, on peut penser qu'il a de l'art photographie une idée assez proche que celle dont témoignent les archéologues quand ils commencent à utiliser cet art au 19ème siècle. Dès 1849, en effet, un rapport de la Commission nommée par l'Académie des Inscriptions évoque «l'exactitude incontestable et la minutieuse fidélité» des photographies. La photographie est donc manifestement perçue comme l'art de l'enregistrement par excellence : elle est un média presque transparent au plus près possible de l'expérience.

Le pendant textuel de la photographie serait alors les extraits du journal de voyage de Bérard qui sont régulièrement cités dans les Navigations d'Ulysse. Là aussi le journal est perçu comme une représentation prise sur le vif au plus près de l'espace et du temps de l'expérience. Photographie comme journal visent le même référent que le texte d'Homère mais ils en témoignent plus immédiatement. S'ils ne remplacent pas exactement le texte d'Homère qui reste cité en partie, ils en compensent le caractère plus fortement mimétique, en donnant de son référent une vision moins médiatisé par l'art du poète. Mais il peut arriver plus radicalement qu'au texte d'Homère soit comme substitué un autre texte qui dit plus fidèlement ce qu'Homère déforme excessivement.

Le plus simple consiste alors à noter qu'Homère a une connaissance imparfaite de la réalité des gens de mer dont il est pourtant censé décrire l'existence. Par exemple, dès qu'un compagnon d'Ulysse meurt dans l'Odyssée, Ulysse et ses compagnons se lamentent. Or nous dit Bérard, les marins sont beaucoup plus durs devant la mort et à l'appui il cite une chanson de marin qui doit dater de l'époque moderne et qui fait montre de la dureté des hommes d'équipage quand ils perdent un compagnon. De même un peu plus bas, il note que les hommes d'Ulysse expriment leur peur devant chaque nouveau danger. Or le marin n'est pas homme à trembler devant un danger. Et Bérard de citer ici la célèbre chanson de marin qui montre une lieutenant «fier et hardi». Ces chansons plus proches de la réalité marine que vise Homère que le texte d'Homère viennent non seulement corriger la vision d'Homère mais bien se superposer à elle, puisque Bérard cite d'abord le texte d'Homère et ensuite la chanson comme si la chanson était en fait la bonne version du texte qu'Homère avait l'intention de faire mais qu'il n'a pas su faire : un texte décrivant la vraie mentalité des gens de mer.

Dans un exemple plus complexe, Bérard en vient même à superposer trois textes : celui d'Homère, son journal de bord, et des récits d'expéditions maritimes du XVème siècle. Le propos est en apparence très simple : dans son journal en date du 21 Octobre 1912, Bérard note qu'il a le mal de mer. Il s'ensuit une longue digression sur le fait qu'Homère ne dise rien de cette réalité pourtant indissociable de l'expérience nautique. Le journal est donc plus proche de la réalité qu'Homère. Mais au lieu de raconter sa propre expérience Bérard cite alors longuement ce voyageur du XVème siècle qui lui décrit avec force détails les inconvénients des voyages en mer. En somme, le journal vient compléter le silence du texte d'Homère et un autre texte vient ensuite compléter le silence de Bérard : chaque nouveau texte se rapproche au plus près de la réalité vécue. Plus subtilement, par sa prétérition (il faudrait parler du mal de mer avec des détails mais je ne le fais pas, je laisse la parole à un autre) le journal de bord permet deux opérations simultanées: d'un côté il propose une alternative plus proche de la réalité que le texte homérique, d'un autre côté, comme Bérard ne dit rien finalement sur son mal de mer, il fait la démonstration par l'exemple que le texte d'Homère parle d'une réalité puisque aussi bien on peut souffrir du mal de mer et ne pas en dire grand chose.

Toutefois cet effet de correction, par un autre texte ou par la gravure photographique, présentent sans doute le désavantage de laisser trop apparaître l'écart entre le texte homérique et la réalité. C'est pourquoi un dernier type de réparation beaucoup plus efficace est également employé par Bérard : il s'agit de ce que j'appelerai le coup de force de l'identification.


Le coup de force de l'identification.


On observe un travail d'identification forcée du référent à la réalité dont Bérard à l'expérience et qu'il observe lors de son voyage. Il s'agit d'effacer l'écart entre le texte et la réalité quand bien même cet écart existe de manière évidente.

C'est bien sûr d'abord dans le jeu du rapport entre la photographie et la légende puis la citation d'Homère qu'on observe ce phénomène. Dans son livre sur la photographie, Jean-Marie Schaeffer a rappelé à propos du photojournalisme comment une légende pouvait orienter la manière dont nous percevons le référent d'une image photographique. Dans le cas du Sillage d'Ulysse, la légende oriente de la sorte notre regard mais en même temps en forçant tellement l'identité entre la vue et ce qu'elle est censée représenter que nous percevons en même temps la mise en rapport entre la photo et un référent rend en même temps évident l'écart entre les deux. Le cas le plus simple de ce genre d'identification repose sur un passage implicite de l'indéfini au défini : sur une photographie je vois des saules qui pourraient être n'importe quels saules mais la légende individualise ces arbres en les désignant comme «Les Saules de Perséphone» . On m'invite à y voir les Saules qu'a décrits le poète quand il décrit le pays des cimmériens, quand bien même je ne vois que des Saules.

Plus radicalement l'identification forcée par la légende nous oblige à voir ce que nous ne voyons pas et à ne pas voir ce que nous voyons. Une autre photographie prise à Athènes porte ainsi pour légende «Le bois sacré d'Athéna et la source». La légende est suivie d'une citation du chant VI:

sur le bord du chemin nous trouverons un bois de nobles peupliers : c'est le bois d'Athéna : une source est dedans, une prairie l'entoure.

Or à regarder la photographie : si je vois bien ce qui peut être considéré comme une source, si je veux bien admettre que certains arbres sont des peupliers (mais il y aussi des cyprès), je ne distingue guère de prairie ou quoi que ce soit qui y ressemble et surtout je me demande bien qui est la paysanne grecque en habit traditionnel qui figure au premier plan. En somme on me demande de voir sur la photographie même ce qui n'y est pas et ne pas voir ce qui s'y trouve. Il se peut d'ailleurs que ce travail d'identification forcée ait été celui de Bérard lui-même (ou même de ses fils et de son secrétaire quand ils composèrent cet album après la mort du savant) : on peut en effet supposer que les photographies avaient été prises dans certains cas sans véritable intention et que c'est après coup que les réalisateurs de l'album ont tenté de les faire coïncider avec le texte.

Cette identification forcée m'intéresse moins par son approximation que par le présupposé qui la sous-tend. Il semble que le rapport du texte homérique au réel soit un tel article de foi que l'on nous demande d'y adhérer même quand de manière évidente la relation de l'un à l'autre est approximative. Que la ressemblance soit plus ou moins construite importe finalement peu car il s'agit de prouver non pas qu'il y a identité mais qu'il y a volonté d'identification.

Surtout, la photographie démontre également non pas seulement le rapport du texte homérique au monde, mais aussi le fait que Bérard, lui, au moins a été sur les lieux qu'Homère décrit, qu'il les a vus. Or cette autopsie du commentateur va participer d'une autre manière à l'identification forcée que je suis en train de décrire. En effet Bérard est bien souvent confronté à des écarts entre le texte d'Homère et la réalité qu'il découvre lors de ses voyages en Grèce : or au lieu d'infirmer ses théories, ces écarts sont toujours la plupart du temps utilisés pour les confirmer. Si Homère n'est pas toujours totalement exact dans ses descriptions, c'est parce qu'il n'a pas l'expérience de ce qu'il veut décrire et que par là, il a beau viser le réel, il s'en écarte parfois. C'est ainsi que Bérard, notant que la description des distances entre différents points de l'espace dans l'Odyssée ne correspond pas à son appréhension du terrain explique cela par le fait qu'Homère se fonde sur des récits de voyage mais n'a pas une expérience de la réalité:

Il a donc pu s'imaginer que la distance entre ces points était à peu près égale.

En somme, le meilleur des commentaires de ce texte référentiel qu'est l'Odyssée c'est une expérience directe du terrain qui permet non seulement de comprendre le texte mais de le comprendre mieux qu'Homère lui-même ne pouvait comprendre son propre son texte. Bérard est un commentateur qui comprend l'Odyssée mieux que son auteur car il de l'espace une expérience immédiate et directe, ce que n'a pas Homère : le voyage sur les traces d'Ulysse est donc une remarquable et inattendue application du principe de Schleiermacher selon lequel l'interprète doit comprendre l'auteur mieux qu'il ne s'est compris lui-même.

On sait que la figure appelée hypotypose vise à donner au lecteur l'impression que la scène décrite se déroule sous ses yeux et qu'elle donne une illusion de présence de l'objet tout en rendant comme transparent les mots qui me séparent du référent. Bérard ne pense pas que le texte d'Homère soit une hypotypose car l'existence du référent est pour lui une réalité et non l'effet d'une illusion artistique. En revanche on pourrait dire que sa lecture du texte est une sorte d'hypotypose exercée sur le texte d'un autre au sens où il donne en effet l'illusion que le référent d'Homère est présent, disponible à notre expérience, cela par un travail sur le statut du texte, par une lecture littérale qui donne le primat à la réalité, par une quasi substitution au texte d'Homère d'autres représentations plus proches du réel, par quelques coups de force identitificatoire et surtout par l'idée que seule une expérience directe de la réalité que vise Homère peut permettre de comprendre son texte : c'est la maîtrise du réel et non celle du langage qui permet de comprendre ce texte et c'est parce que pour Bérard le référent a été présent, parce qu'il en a une expérience immédiate qu'il peut comprendre l'Odyssée mieux qu'Homère lui-même. Ou comme il l'écrit lui-même en une formule emblématique de sa démarche:

Ayons la réalité bien présente à nos yeux (Les Navigations d'Ulysse, tome I p. 238)

Mais même si l'on admet le bien fondé de ce travail qui vise à donner une présence maximale à l'objet de la représentation, à effacer autant que faire se peut la distance médiatique, il reste qu'une objection de bon sens pourrait bien vite être faite à Bérard : les chansons de marin qu'il cite, les photographie qu'il réunit, son journal de voyage et même son voyage lui-même réfèrent à un objet certes réel mais qui a priori n'appartient pas à l'époque phénicienne, ni même à l'époque d'Homère : les photographies datent de 1912, les chansons du 17ème siècle, les récits de voyage qui évoquent le mal de mer du 15ème siècle. En somme s'il est possible d'effacer l'écran mimétique, il va être aussi nécessaire pour accéder au référent d'Homère de poser une certaine permanence de cet objet au delà d'une conception de l'histoire fondée sur la rupture ou au moins le changement.

C'est cette deuxième distance historique cette fois que Bérard abolit également au moins implicitement ce qui lui permet d'être véritablement en présence d'un référent dont il est pourtant séparé par quelques millénaires.


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Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Avril 2008 à 19h12.