Atelier

Raphaël Baroni revient ici sur certaines questions qui ont été soulevées au cours de la première session du colloque «Compétences, reconnaissance et pratiques génériques», CRAL-UNIL, organisé par Marielle Macé et Raphaël Baroni), qui s'est déroulée les 26 et 27 novembre derniers à l'Université de Lausanne.


Cette première séance nous a notamment permis d'approfondir la définition de la notion de «compétence générique», qui était à l'origine du projet qui a donné naissance à ces rencontres. Un point essentiel a consisté à rappeler l'usage original qui était fait de ce terme de compétence dans les années 50-60 pour souligner qu'il s'agissait de ne pas confondre la compétence générique avec une compétence linguistique au sens innéiste et universalisant que lui donnait Chomsky. S'il y a une compétence générique, il ne peut s'agir que d'une compétence encyclopédique acquise par le sujet au cours de processus de socialisation qui sont liés aux interactions langagières dans lesquels il est engagé tout au long de sa vie. Il me semble qu'au cours de la table ronde qui a suivi le colloque, le risque d'assimiler la notion de «compétence générique» avec le terme chomskyen a amené la plupart des conférencier à proposer d'abandonner le terme de compétence au profit de savoir générique.

Il est donc nécessaire de préciser que l'usage du terme «compétence» chez des auteurs tels que Jean-Marie Schaeffer (dans son ouvrage célèbre paru en 1989 et intitulé Qu'est-ce qu'un genre littéraire?) ou Umberto Eco (qui utilise ce terme notamment dans Lector in fabula paru en 1979 et traduit en français en 1985) visait surtout à mettre l'accent sur les savoirs des sujets et non sur des structures réifiées qui seraient des propriétés immanentes des textes. Il s'agissait donc avant tout de décentrer la réflexion structurale sur les genres en direction d'une réflexion sur les usagers de la langue et les stéréotypes qui leurs permettent de communiquer entre eux. La compétence, chez Eco, est une compétence encyclopédique, qui insiste sur l'aspect communicationnel des faits de langue, qui sont abordés dans le cadre de la «coopération interprétative». Eco insiste par conséquent sur les conditions d'intelligibilité des discours, qui sont eux-mêmes situés dans un lieu, incorporant aussi bien un co-texte et un contexte d'énonciation, l'un comme l'autre essentiels à la définition de la généricité. Mais mentionner Eco donne toujours envie d'évoquer Borges, et je ne résiste pas à l'envie d'ouvrir une courte digression…

Pour insister sur l'importance du contexte dans la dynamique générique et interprétative d'un texte, je voudrais évoquer rapidement un très célèbre «commentaire fictif» de Borges, Pierre Ménard auteur du Quichotte, en soulignant au passage que ce genre littéraire du commentaire fictif est certainement une invention purement borgésienne (comme Poe serait l'inventeur du roman policier). Cette fiction commente une œuvre imaginaire, la réécriture moderne, mais mot pour mot, du chef-d'œuvre de Cervantès. L'auteur argentin met par ce biais en évidence le fait que le même texte peut changer radicalement de statut générique en fonction de son contexte historique, de sa situation d'énonciation ou d'écriture. Un style moderne pour l'époque de Cervantès devient un style archaïsant dans le contexte contemporain de Ménard, et un texte parodiant les romans de chevalerie et consacrant en quelque sorte la naissance du roman moderne devient, dans sa nouvelle version, mais avec les mêmes structures textuelles, une œuvre nostalgique ou ironique, parodiant le roman moderne… et consacrant peut-être la naissance du roman postmoderne. Mais cela va beaucoup plus loin et Borges nous invite à élargir cette réinterprétation du texte, qui dépend d'un changement de contexte, en appliquant la méthode, non plus seulement à l'écriture, mais à la lecture littéraire. Si un texte, parfaitement identique quant à sa forme, peut être interprété d'une manière complètement nouvelle du moment qu'on l'imagine relié à un contexte différent de son contexte original, on peut très bien concevoir une pratique de lecture qui sortirait des sentiers balisés par l'histoire littéraire. Je cite les dernières phrases du texte de Borges :

«Ménard (peut-être sans le vouloir) a enrichi l'art figé et rudimentaire de la lecture par une technique nouvelle: la technique de l'anachronisme délibéré et des attributions erronées. Cette technique, aux applications infinies, nous invite à parcourir l'Odyssée comme si elle était postérieure à l'Enéide et le livre Le jardin du centaure, de madame Henri Bachelier, comme s'il était de madame Henri Bachelier. Cette technique peuple d'aventures les livres les plus paisibles. Attribuer l'Imitation de Jésus-Christ à Louis-Ferdinand Céline ou à James Joyce, n'est-ce pas renouveler suffisamment les minces conseils spirituels de cet ouvrage?»

Je reviendrai sur cette question, qui fait déborder la réflexion autour de la généricité du cadre strictement communicationnel, mais je note pour le moment que plusieurs conférenciers ont particulièrement insisté sur cette relation qu'entretiennent les genres avec les lieux de leur réalisation. Cette question est d'autant plus importante lorsque l'on traite de genres qui paraissent à première vue aussi intemporels que le mythe, la poésie lyrique ou le conte. Ainsi que nous en ont convaincu les interventions notamment de Claude Calame et d'Ute Heidmann, une étude attentive aux procédures singulières de textualisation des genres et à la variabilité de leurs contextes d'énonciation conduit ainsi à tenir compte de changements majeurs dans la définition même du genre entre une période et une autre. Par exemple, la poésie mélique pratiquée par Sappho dans un contexte cultuel, n'a pratiquement rien à voir avec le lyrisme moderne: les genres ont une histoire et ils affectent autant les textes singuliers, auxquels ils donnent forment, qu'ils sont affectés en retour par chacun d'eux.

Il convient par conséquent de distinguer clairement ce que l'on pourrait appeler des formes prototypiques, ou des modes du discours, de la généricité proprement dite. Il s'agit par exemple de ne pas confondre le récit comme genre, qui est une forme littéraire récente, qui se situe en gros à l'intersection de la nouvelle et du roman, avec le récit comme mode ou type du discours, qui désigne une forme prototypique de la narrativité, quel que soit sa modalité de textualisation. Les remarques de Dominique Maingueneau et de plusieurs autres intervenants nous ont donc amenés à tenir compte de la nature institutionnelle des genres. Le genre n'est pas une simple compétence ou un savoir individuel, mais il est aussi, et surtout, une régularité instituée liée à un lieu social, ou à ce que Dominique Maingueneau appelle une scène, qui peut d'ailleurs fort bien faire l'objet d'une scénographie, c'est à dire d'une mise en scène dans le texte lui-même, cas qui se rencontrerait notamment dans les discours littéraires.

Quoi qu'il en soit, à côté de nombreuses convergences dans les propos des conférenciers de novembre, j'ai noté quelques nuances importantes dans la conception de la généricité et dans l'usage qui est fait de cette notion, entre les travaux qui se rattachent plutôt à la linguistique et à l'analyse du discours et ceux d'orientation plus littéraire.

Pour l'analyse du discours, il me semble que l'accent est mis surtout sur les régularités instituées au sein de l'interdiscours qui servent à assurer la cohésion textuelle et le succès des actes communicationnels. Nécessité par exemple de savoir qu'un conte est une histoire fictionnelle, même en l'absence d'indices de fictionnalité indiscutables, nécessité de comprendre au contraire qu'un article de presse ou un ouvrage d'historiographie prétendent se référer à un événement qui est réellement arrivé, etc. Dans ces approches, c'est la fonction communicationnelle des genres, leur valeur au niveau de la «coopération interprétative», pour reprendre le terme d'Umberto Eco, qui est surtout mise en évidence.

Du côté des analyses littéraires, l'accent est mis au contraire sur la possibilité de recourir à des régimes de lecture définis par des normes génériques qui ne reposent pas nécessairement sur une entente explicite entre le producteur du texte et son auditoire effectif. Ainsi Borges, dans une fiction intitulée Utopie d'un homme qui est fatigué, imagine qu'avec un décalage temporel suffisant dans les pratiques de lecture, les voyages de Lemuel Gulliver pourraient être considérés comme véridiques alors que la Somme théologique passerait pour une variété de la littérature fantastique. Ces interprétations que Borges prête à un homme du futur, n'apparaissent pas nécessairement comme des erreurs de jugement, mais simplement comme le témoignage d'un changement radical dans la façon d'appréhender le texte. Faire l'histoire des lectures d'un texte, comme se proposait de le faire Hans Robert Jauss, est alors aussi important que de restituer le contexte original de l'œuvre permettant de déterminer son régime de généricité interne et, par conséquent, son «sens original».

Richard Saint-Gelais en est arrivé à une conclusion de ce type en montrant que les textes d'histoire conjecturale qui se rattachent à la pratique «sérieuse» de l'historiographie, et les textes de science-fiction qui sont rangés sous le label de l'Uchronie, possèdent, malgré la similarité de leurs structures, des régimes de lecture différentiels, mais que la pratique de lecture effective peut dépendre d'une décision subjective du lecteur. On peut très bien lire une uchronie comme un texte d'histoire conjecturale et réciproquement, et ces types de lecture que l'on pourrait qualifier de «discordantes» ne sont pas dénuées d'intérêt. En gros, Richard Saint-Gelais insiste sur le fait que, concernant la définition générique du texte, l'auteur propose, pas toujours explicitement d'ailleurs, mais que c'est le lecteur qui dispose, c'est à lui que revient le dernier mot dans la détermination générique.

Par ailleurs, c'est devenu un lieu commun de clamer que les «grandes œuvres» seraient, par définition, inclassables. Ioana Vultur a montré qu'en réalité, un texte comme La Recherche de Proust a surtout donné lieu, dans l'histoire de sa réception, à une grande diversité de classifications génériques, parfois contradictoires, plus ou moins réductrices, surprenantes ou au contraire éclairantes, avant d'acquérir, par un processus de cristallisation ou de fétichisation de l'œuvre, son statut de texte inclassable. Sa valeur de texte consacré le situerait finalement «au-dessus» de tout rattachement générique.

En fait, si les textes littéraires échappent en partie à un processus de classification ou de labellisation générique, en revanche, l'hypothèse générique (le «lire comme…») servirait au moins d'outil heuristique: mais dans ce contexte, il s'agirait surtout d'élargir l'interprétation en recourant à l'hypothèse générique la plus féconde, plutôt que de se conformer à l'horizon générique du texte pour éviter tout malentendu, toute mécompréhension. Lire la Somme théologique comme un roman fantastique, ou bien lire l'Odyssée comme si elle était postérieure à l'Enéide, devient alors une option séduisante pour enrichir l'interprétation.

Je terminerai en invoquant rapidement la question de l'extension relative que l'on souhaite donner au concept de genre, et qui a fait l'objet de ma propre communication introductive en novembre, de manière à esquisser en quelques mots le «profil» de cette notion spécifique.

Premièrement, un genre possède une histoire (sa définition même varie au cours de l'histoire) et il est en outre lié à un contexte, à un lieu d'énonciation, il ne s'agit donc pas d'un mode du discours qui serait beaucoup plus général, comme le récit, l'argumentation ou la description, qui sont des séquences prototypiques que décrit la linguistique textuelle.

Deuxièmement, un genre se réfère au texte dans l'unité qu'il constitue, pour définir sa «parenté», ou son «air de famille», avec d'autres unités-textes, et cela quel que soit la difficulté que l'on éprouve par ailleurs pour définir précisément les frontières de cette unité:

- En dessous de l'unité-texte, on parle en général plutôt de motif, ou de topos.

- Et au-dessus, on peut évoquer quelques cas limites: le recueil est un exemple typique de ces cas limites. La nouvelle est indiscutablement un genre, mais le recueil de nouvelles est-il lui aussi un genre? Cette question de la généricité problématique du recueil a été abordée récemment par Paul Bleton, dans l'excellent ouvrage dirigé par Richard Saint-Gelais intitulé Nouvelles tendances en théorie des genres.

- Ou encore: on peut facilement attribuer à un roman de Balzac le statut de roman réaliste. Mais à quel genre rattacher la Comédie humaine? Est-ce que cela aurait un sens de dire: «la Comédie humaine est un recueil de romans réalistes»?

Pour fédérer sous une même appellation les régularités instituées qui se situent à un niveau inférieur ou supérieur à l'unité texte, il me semble qu'il serait peut-être plus avisé de parler de stéréotype. Jean-Louis Dufays, que nous aurons la chance d'écouter dans ces séances parisiennes, a parfaitement montré que ce terme de stéréotype, pour autant qu'on le débarrasse de sa connotation péjorative, permet de définir un concept d'une grande extension et d'une grande souplesse, qui est particulièrement pratique pour analyser les questions communicationnelles liées aux régularités instituées au sein de l'interdiscours. Dans ce contexte, le genre apparaît alors comme une forme particulière de stéréotypie: c'est un stéréotype générique.

Sur un plan pragmatique, on peut encore affirmer qu'un genre sert autant à interpréter un texte, qu'à le classer: dans les rayons de sa bibliothèque, dans une librairie ou, sur un plan plus général, pour situer le texte par rapport à d'autres textes appartenant au même genre, mais aussi pour le situer par rapport à d'autres genres dont il est exclu. Ainsi que cela a été souligné au cours de la table ronde de novembre, un genre possède une dimension de systématicité, il appartient à un système des genres. Et ce système des genres peut aussi être considéré comme un champ hiérarchisé, ainsi que l'a montré Pierre Bourdieu. Attribuer un genre à un texte, ou au contraire affirmer qu'une «œuvre» se situe au-dessus de tout classement générique, cela sert également à lui attribuer une valeur spécifique au sein du champ de production des discours.

On peut enfin supposer que la plupart des genres (surtout dans le contexte littéraire) possèdent une «appellation générique indigène» qui permet de les identifier en tant que tels; or, la plupart du temps, ce n'est pas le cas des régularités que l'on désigne comme des «motifs» ou comme de simples «stéréotypes» observables dans les discours quotidiens. Une des propositions méthodologiques importantes de Jean-Marie Schaeffer dans son ouvrage Qu'est-ce qu'un genre littéraire? était par conséquent de repartir des catégories génériques indigènes pour, ensuite seulement, reconstruire leurs critères définitionnels et, éventuellement, parvenir à définir un réseau complexe de relations intergénériques formant un système des genres.

J'espère que les communications auxquelles nous aurons le plaisir d'assister en avril me permettront de corriger ou d'enrichir ces quelques propos très généraux.

Raphaël Baroni

Ecole de Français Moderne (EFM)

Université de Lausanne

Références bibliographiques

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Raphaël Baroni

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Dernière mise à jour de cette page le 17 Avril 2005 à 19h27.