Atelier

Positions et propositions.



Didier Alexandre, Université Paris IV-Sorbonne





Eloge de la Sorbonne par Bossuet – Le trésor de la vérité n'est nulle part plus inviolable. Les fontaines de Jacob ne coulent nulle part plus incorruptibles. Elle semble divinement être établie avec une grâce particulière pour tenir la balance droite, conserver le dépôt de la tradition. Elle a toujours la bouche ouverte pour dire la vérité: elle n'épargne ni ses enfants ni les étrangers et tout ce q[ui] choque la règle n'évite pas sa censure. – Or[aison] Fu[nèbre] de Nicolas Cornet (Gerson – Pierre d'Ailly – Henri de Gand)

(Paul Claudel, Journal, juillet 1935)

Il y a en Claudel trois hommes distincts: le diplomate au service de l'Etat, l'homme de foi intransigeant, l'écrivain. Le diplomate ne prend pas publiquement position dans la querelle des humanités modernes, ouverte par les réformes de 1902, pour deux raisons: l'éloignement géographique (Claudel est en poste en Chine, puis à Prague, puis en Allemagne) et sa position officielle qui lui impose un devoir de réserve. Cela ne veut pas dire que l'apologiste et l'écrivain ne réagissent pas aux mutations éducatives, culturelles, critiques voire idéologiques, que cette redéfinition des filières d'enseignement, des disciplines, des méthodes de lecture provoque.

C'est malgré lui que l'auteur de Tête d'Or et de L'Otage se trouve emporté par la querelle, ou plutôt affecté par la querelle. Que ce soit dans les Mémoires improvisés des années cinquante, ou dans L'entretien du 18 avril 1925 avec Frédéric Lefèvre, ou dans la correspondance, par exemple la lettre du 10 mai 1922 à l'abbé Douillet, Claudel évoque sa «tristesse», son «humiliationde ne rencontrer le plus souvent que l'incompréhension, la moquerie, et souvent une hostilité qui va jusqu'à la fureur»[i], et encore, invoque sa «vanité littéraire», une «passion dont on a du mal à se détacher», avant d'ajouter: «Mais que voulez-vous, je ne suis pas un saint[ii].» C'est donc sur le terrain littéraire que dans les années vingt se situe le débat qui oppose Claudel à un des principaux acteurs de la querelle des humanités modernes, au point que le débat pénètre jusqu'à l'œuvre majeure de Claudel, précisément composée en ces années vingt où la blessure est la plus vive. En effet, Pierre Lasserre est caricaturé dans le professeur Pedro de las Vegas de la troisième journée du Soulier de satin en un tenant de la «tradition», en un amant de la «grammaire» codifiée et figée, en un pourfendeur de toute introduction dans le lexique et la syntaxe de «vocables qu'on ne trouve dans aucun autre lexique» et de toute ellipse dans «la manière de joindre les idées»[iii], et en une figure nationaliste, pour qui la défense de la langue s'avère indissociable d'une idéologie de droite attachée à l'héritage national et à la condamnation de tout apport culturel étranger, et d'un discours nationaliste dont la cible, Christophe Colomb, incarne pour Claudel l'Allemagne[iv]. Tous ces traits prêtés à Pedro de Las Vegas sont autant d'arguments utilisés par Lasserre dans sa critique de Claudel dans Les Chapelles littéraires. Peut-être faut-il donc situer l'effet majeur du discours critique de Pierre Lasserre, dans la contrainte qu'il a exercée sur Claudel de définir son écriture et donc de théoriser sur la langue française, la tradition littéraire et sa transmission, les valeurs esthétiques et leurs liens au patrimoine national, l'histoire littéraire enfin.

Il est nécessaire, dans un premier temps, de revenir sur les deux temps de la critique faite par Pierre Lasserre de l'œuvre de Claudel, le théâtre, en particulier Tête d'Or, la poésie, les Cinq Grandes Odes, enfin l'œuvre théorique, l'Art poétique.

Le deuxième temps est celui des Chapelles littéraires, Claudel, Jammes, Péguy, publié en 1920, précédé d'une Préface qui revient longuement sur les premières polémiques suscitées par la publication de l'étude consacrée à Claudel dans La Minerve française en août 1919. D'autres polémiques devaient suivre, par exemple celle qui opposa André Beaunier, chroniqueur de l'Echo du temps (3 mai 1921) à François Mauriac (La Revue hebdomadaire, 14 mai 1921, réponse d'André Beaunier, dans la Revue des deux mondes, juillet 1921: «Les chapelles littéraires»)[v].

En fait, dans un premier temps, Pierre Lasserre avait publié, le 7 mai 1911, un article consacré à L'Otage de Claudel. Il faut ajouter qu'un article du 6 août 1911 critiquait vivement l'écriture de Charles-Louis Philippe dans La Mère et l'enfant. Or, L'Otage et La Mère et l'enfant étaient les deux premiers livres publiés par les éditions de la N.R.F. créées par Gaston Gallimard. Claudel est donc associé ainsi à l'actualité littéraire moderniste, héritière orageuse du symbolisme, et au groupe d'écrivains de la revue la Nouvelle revue française. Par ailleurs, sa participation à L'Occident, la revue d'Adrien Mithouard, animée d'un esprit de retour aux valeurs esthétiques médiévales, situe Claudel en catholique qui veut renouer par delà les siècles classiques avec la tradition de la philosophie du Moyen Age. L'article de Pierre Lasserre critique, une première fois, le style poétique de Claudel, en lui opposant une esthétique néo-classique et en posant en modèle Moréas et l'école romane. La critique s'exerce donc sur le plan de l'histoire littéraire, la tradition classique et l'hostilité au romantisme, sur le plan de la langue, de la syntaxe et de la logique, sur le plan enfin de la cohérence des figures. Ce sont autant d'arguments qui seront développés par Pierre Lasserre dans son étude de 1919. Claudel a lu cet article de 1911, sur lequel il revient dans L'entretien du 18 avril 1925 avec Frédéric Lefèvre, pour associer Lasserre, Maurras et Emile Faguet et pour revendiquer sa francité:

«Quant à moi, qui suis un Français d'Ile-de France, né entre Racine et La Fontaine, à Villeneuve-sur-Fer, dans l'Aisne, près de Château-Thierry, dont la seigneurie appartenait au sieur Pintal, j'écris en Allemand, n'est-ce pas? et c'est Moréas qui est le véritable Français? Moi qui descends d'une lignée de paysans français, issus du terroir de Notre-Dame-de-Liesse, à l'ombre du clocher de Laon, M. Pierre Lasserre m'accuse de ne pas connaître une langue qui m'appartient par droit d'héritage et de primogéniture[vi]

Cet article de 1911 suit de deux ans les «leçons professées en 1908 et 1909 à l'Institut de l'Action française, sur la doctrine officielle de l'Université», qui seront réunies dans le volume qui conserve cet intitulé, avec pour sous-titre critique du haut enseignement de l'état, défense et théorie des humanités classiques[vii]. André Bellessort, dans la préface qu'il donne en 1929 à Pierre Lasserre, trente années de vie littéraire, Pages choisies, distingue dans la production de Lasserre, d'une part, les livres de combat, sa thèse sur le romantisme et la Doctrine officielle de l'université française et, d'autre part, les Chapelles littéraires, ensemble d'«études critiques dont l'auteur s'est appliqué à rester impartial»[viii]. Il est vrai que dans la même préface on peut lire qu'«il est arrivé à M. Lasserre un de ces bonheurs qui, en littérature du moins, sont toujours mérités: son nom restera attaché à la réaction contre le romantisme qui a marqué le commencement de ce siècle.» En fait, le texte de Bellessort plaide en faveur des thèses de Lasserre, contre le romantisme, contre la désorganisation de l'enseignement secondaire qui se poursuivrait dans les années vingt, contre enfin une «crise du français» qui est une «crise intellectuelle» qu'il ne dissocie pas, en ses origines de l'Affaire Dreyfus, de «l'antimilitarisme» et de «l'humanitarisme»[ix]. Il montre que la querelle n'est pas close et que l'histoire littéraire continue, pour certains, de se construire sur la base des travaux de Lasserre.

Car il faut constater, à l'encontre d'André Bellessort, que Les Chapelles littéraires fait système avec les deux ouvrages précédents: pour des raisons esthétiques, idéologiques, politiques, plus que pour des raisons religieuses, Claudel exemplifie une littérature dont l'abandon des humanités classiques favorise le développement. La critique faite par Lasserre de Claudel ne porte pas sur le catholicisme de Claudel, de même que, dans La doctrine officielle de l'université, la défense du latin n'interdisait pas dans la démonstration un recours au catholicisme, l'argument étant à la fois d'ordre ponctuellement politique (action de la IIIe République laïque contre les Congrégations et leur enseignement, séparation de l'Eglise et de l'Etat), d'ordre culturel (la formation catholique et la tradition) et d'ordre nationaliste (l'identité française et l'identité catholique). Lasserre se distingue de Maurras, attaché à une latinité de l'Empire romain, donc méditerranéenne et non catholique, universelle, en ce que le latin «par la parenté éminente de la France avec Rome et du français avec lui, soutient et fortifie, tout en même temps qu'il est international, la tradition de la nationalité française» et «est la langue du catholicisme»[x]. Quoiqu'il ne partage pas cette foi catholique, en dépit des polémiques qui faisaient schématiquement du catholicisme une ligne de partage séparant critiques et défenseurs de Claudel[xi], Lasserre la place au centre l'écriture claudélienne non pour la dénoncer en elle-même, mais pour en montrer la perversion par l'influence de Rimbaud et, dans une moindre mesure, de Mallarmé[xii].

Lasserre recourt, pour soutenir cette thèse, à l'argumentaire qui lui permet de définir et critiquer le romantisme[xiii]. La critique de Claudel se situe donc au croisement de l'histoire littéraire, Rimbaud illustrant les thèses sur le romantisme de Lasserre, et de la langue française, lexique, syntaxe, figures et versification.

La métaphore de la maladie permet de caractériser les langues et donc les écritures, leurs effets sur les lecteurs, leurs conséquences politiques, du romantisme et de Rimbaud[xiv]. Ainsi, la faculté qui est défaite par le mal romantique est l'intelligence, de même que l'écriture poétique de Rimbaud, faite d'«absence de cohérence rationnelle et intelligible entre les idées, les images, les figures qui composent la trame colorée des poèmes», révèle, selon Claudel résumé par Lasserre, une «incompatibilité de nature entre l'intelligence et le poétique». Les humanités classiques, et donc la langue française, la logique et la grammaire, «le corps solide des humanités», et le latin, dont la traduction permet tout ensemble d'«apprendre à penser» et d'«apprendre à parler», luttent pour la «formation générale de l'intelligence»[xv]. L'œuvre claudélienne exemplifie les conséquences du renoncement aux humanités classiques. Ainsi la philosophie inspirée d'Aristote qui donne la matière de l'Art poétique , un «raisonnement qui s'adresse à l'intelligence pure» est affublée des oripeaux du «jeu de mots», l'ode claudélienne est abus des «procédés les plus matériels de l'élocution»traditionnelle et manque d'harmonie et de composition, le drame se caractérise par un symbolisme excessif et le «manque de consistance et de cohérence de l'idée». [xvi] Voici comment est présentée la lecture de Tête d'Or:

«Je lisais les mots et les phrases de notre langue; des mots forts, savoureux, colorés; des phrases d'un tour intense, tourmenté, véhément, comme la mimique d'un homme secoué de quelque émotion profonde. Et je ne comprenais rien à ce que je lisais. Ce que je croyais saisir m'échappait[xvii]

Il y a donc chez Claudel un mauvais usage de la rhétorique: domine ici la copia maladive et imprécise, contraire à la précision faite de clarté et d'économie:

«de même que la lésion d'un organe essentiel se trahit dans toutes les parties du corps par une variété presque illimitée de symptômes, ainsi cette façon non française d'user du français engendre dans le langage de M. Claudel toutes sortes de tares. Toutes les formes du mauvais goût: l'emphase, la solennité, la grandiloquence, la brutalité. (…) La langue française, chef d'oeuvre et suprême instrument de conversation de notre civilisation, n'a pas les tolérances de l'allemande: elle est extrêmement sensible aux injures et ne les souffre pas[xviii]

Claudel, à la suite de Rimbaud et de Mallarmé, parachève donc les désordres du romantisme. Le style claudélien représente ainsi l'aboutissement de la scission, observée par Lasserre, qui cite Faguet, dans le XIXe, entre la grammaire, la syntaxe et l'art, une scission que l'abandon des humanités classiques accentue: «Une lutte s'est établie au XIXe siècle entre l'écrivain et le grammairien, pour réduire au strict minimum la place accordée dans la phrase aux articulations logiques, aux signes de dépendance et aux rapports syntaxiques, de façon à n'y laisser subsister que les éléments positifs du style artistique.» Mallarmé, et à sa suite Claudel, sont les exemples d'un symbolisme synonyme de «sensualisme disproportionné»: au contraire, les classiques, loin d'initier à cette prose d'art, dont le théoricien visé par Lasserre est le Lanson de l'Art de la prose, se caractérisent par la propriété, la clarté, la netteté, l'ordre. Autant de qualités de pensée auxquelles forme la traduction des classiques latins. «Quant on traduit un classique latin, on éprouve et on comprend qu'on peut toujours faire plus français, en faisant plus serré et plus fidèle.» La proximité du latin et du français se mesure à la construction, aux tours et à l'ordre clair de l'enchaînement et du raisonnement. Au classique s'oppose donc le romantique, au latin l'allemand, au serré le prolixe, à Madame de Lafayette Flaubert et Mallarmé[xix].

Enfin, le plaidoyer pour l'enseignement du latin et des normes de la langue française écrite vaut donc, pour Lasserre, comme une œuvre de salut public, de la langue nationale et de l'intelligence publique. Rimbaud, Mallarmé, Claudel sont en fait porteurs de germes corrupteurs pour la société. Il est intéressant de voir Lasserre citer Emile Faguet et la Revue des deux mondes, très proche de l'Académie française, dont j'ai évoqué quelles réticences et quelle ironie il suscite chez Claudel en 1925, pour mesurer les conséquences négatives du recul des humanités classiques: la crise du français est «crise de l'exactitude, de la clarté, de l'ordre, du raisonnement et de la méthode dans les intelligences françaises cultivées» et aboutit à un «français non-français» dont les représentants sont Mme de Staël et Quinet [xx]. Cette ambition sociale, morale, politique, et donc nationale, est le but ultime de la critique de Lasserre, que ce soit dans sa définition du romantisme ou dans sa lecture de Claudel: «ce que l'on peut appeler le claudélisme est un germe agissant, jeté dans le milieu intellectuel et moral de la France contemporaine. Il faut savoir ce que la raison générale, le goût public, l'avenir des lettres françaises ont à gagner ou à perdre à son développement[xxi]

Quelles réponses Claudel apporte-t-il à cette argumentation?

Rares, je le disais en introduction, sont les réponses directes de Claudel à la réforme des humanités classiques et à Lasserre. Il en est pourtant de troublantes, qui nous obligent à distinguer l'apologétique claudélienne de sa réflexion critique. Je serai rapide sur ce point. Claudel, dès 1904, c'est-à-dire dans les premières pages de son Journal, amalgame laïcité, lutte contre les Congrégations, vie intellectuelle hostile à la doctrine de l'Eglise. On peut lire, en commentaire à des versets du Livre de Job datant de novembre 1904, cet amalgame digne de Léon Bloy: «Pas un fils de chien qui n'insulte notre Sainte Mère l'Eglise; les pitres, les professeurs, les journalistes, les politiciens, les romanciers, les philosophes, les calicots, les marchands de vin, les artistes, les poètes, les savants[xxii].» Claudel ne dissocie pas nécessairement les enseignements primaire, secondaire et supérieur: le polémiste les amalgame, par exemple dans la bête de l'Apocalypse: «Les trois ordres de dents dont parle prophète Daniel sont évidemment les enseignements Primaire, Secondaire et Supérieur, qui diminuent et réduisent toutes choses[xxiii].» Il y a bien chez Claudel une hostilité pleine et entière à l'Institution de l'enseignement qui se vérifie tout au long du Journal dans des formules cinglantes: «Le Pont-aux-Anes, organe officiel de l'Enseignement Supérieur.» «Ce que je ne puis pardonner à Napoléon, c'est l'institution de l'Université, le plus bel instrument d'abrutissement qui ait jamais été conçu par un tyran[xxiv].» Pierre Lasserre, prototype du professeur qui impose sa loi à la langue parlée dans Le soulier de satin, n'échappe pas à l'amalgame: Claudel note avec humour et modestie en septembre 1933 dans son Journal: «Grâce à la haine des professeurs qui en France occupent toutes les positions stratégiques, j'ai pu procéder en paix au développement de mon immense phénomène[xxv]

Qu'il vienne à oublier sa vanité d'écrivain pour ne parler qu'en homme de foi, dans sa critique du même système d'enseignement, Claudel peut se retrouver très proche, idéologiquement, des défenseurs des humanités classiques. Dans les articles polémiques, antilaïcs et proches des thèses nationalistes, qu'il publie avec François Mauriac dans le Journal de Clichy, le bulletin paroissial de l'abbé Fontaine, son confesseur, Claudel s'en prend à l'enseignement public et laïc, mais aussi, dans la chronique du 9 août 1913 revient sur le livre d'Henri Massis et de Gabriel de Tarde, qui, sous le pseudonyme d'Agathon, ont publié Les Jeunes gens d'aujourd'hui: Claudel illustre la thèse d'Agathon par l'exemple de deux jeunes agrégés, dont il rapporterait les propos, et qui se présentent comme des victimes de la laïcité «tentés par l'Action française, animés d'un esprit résolument patriotique et traditionnel.» Il leur prête encore ces propos: «La brutalité avec laquelle le petit groupe des professeurs juifs, huguenots et dreyfusards de la Sorbonne a essayé d'imposer son hégémonie a produit contre eux une réaction violente[xxvi].» Il est évident que la volonté d'apologétique et de polémique journalistique forcent le trait: la défense des humanités classiques et le retour du christianisme dans l'Université et l'enseignement secondaire n'en font pas moins cause commune. On n'oubliera donc pas, dans la réflexion que Claudel consacre à l'enseignement, aux langues anciennes, à la langue française, ce trait catholique indissociable de l'apologétique.

A quelles humanités songe l'écrivain Claudel? Lorsque, dans les années cinquante, Claudel revient sur ses années de formation au Lycée Louis-le-Grand, il est élogieux pour ses professeurs de disciplines scientifiques, pour son professeur de philosophie Burdeau, indissociable de la traduction des présocratiques grecs,et au contraire très critique vis-à-vis des enseignants de langues anciennes: «j'ai rejeté en bloc à peu près tout ce bagage qu'on essayait de m'imposer[xxvii].» Claudel insistera, jusque dans ses dernières années, sur ce qu'il appelle l'éducation qu'il distingue de l'instruction. C'est cette absence de pédagogie du latin et du grec qu'il déplore dans Du sens figuré de l'écriture, de 1937: les «mornes après-midi» passés à «éplucher et épouiller minutieusement l'écriture des auteurs classiques[xxviii]

Pourquoi alors avoir choisi de traduire Eschyle, l'Agamemnon en 1893 (publication en 1896), les Choéphores en 1913 (publication, 1919), Les Euménides en 1916 (publication en 1920), par des recherches prosodiques et par des recherches dramaturgiques[xxix]. En regard de l'institution, le choix est atypique. Eschyle n'est pas un auteur canonique, que Claudel ne sépare pas de Shakespeare, au point de les confondre parfois dans les Mémoires improvisés. Si la traduction, dans l'Agamemnon, demeure littérale, elle s'éloigne du mot à mot dans les deux traductions suivantes, chronologiquement proches de la querelle des humanités. Claudel ne souhaite pas s'engager dans une traduction littérale, voire juxtalinéaire[xxx]. La désinvolture vis-à-vis du sens apparaît dès la correspondance concernant l'Agamemnon, et s'affirme dans les notes qui accompagnent les Choéphores: à propos d'un chœur chanté, Claudel oppose sens et intonation, le «rythme», «moins le sens des mots que le train de la pensée et l'expression des sentiments»[xxxi]. Claudel s'éloigne donc des critères qui définissent la traduction des classiques selon Lasserre, consistant à inscrire dans la langue latine les qualités qu'il attend de la langue française, «détermination du concept, limpidité de l'abstraction, densité de la définition, vigueur et souplesse de la déduction, fermeté et netteté» [xxxii]. Il écrit à Darius Milhaud en août 1921: «à mon avis les paroles n'ont aucune importance, il faut que le public arrive à s'intéresser au débat sans en comprendre un seul mot, uniquement par le mouvement et le dessin des périodes qui devraient être non pas coloriées musicalement, mais dessinées prosodiquement[xxxiii].» Claudel recherche donc, dans sa traduction, le souffle et le rythme mélodique qu'a voulu imprimer à son texte Eschyle. Loin de proposer un texte français, la traduction doit respecter «l'éclat indigène», l'«accent» et le «timbrecomme natifs», au point de «choque[r]» son lecteur[xxxiv]. Le traducteur fait ainsi sentir la distance qui sépare une langue d'une autre tout en voulant recréer l'effet esthétique et émotionnel ressenti face à l'original. C'est cette traduction-transubstantiation que Claudel définit dans la Nouvelle Revue Française en juillet 1911, par une note «A propos d'une traduction de Tacite par Nicolas Perrot d'Ablancourt». Voici son commentaire, qui l'oppose du reste à André Gide dans la correspondance qu'ils échangent à ce sujet: «elle réalise aussi pour moi l'idée que je me fais d'une bonne traduction, qui, pour être exacte doit ne pas être servile, et au contraire tenir un compte infiniment subtil des valeurs, en un mot être une véritable transubstantiation[xxxv]

Avant d'examiner quelle pensée de la langue d'un peuple recouvre cette conception de la traduction, il nous faut nuancer cette relation très personnelle aux humanités. C'est évidemment l'écrivain et le dramaturge qui s'expriment dans cette théorie qui fait de la traduction des grecs, plus que des latins, une étape nécessaire à la formation du génie, comme Claudel l'écrit à André Gide le 25 avril 1912, notant qu'«une des raisons incontestables de la supériorité de la poésie anglaise, au dernier siècle, est la connaissance supérieure que nos voisins ont toujours eue du grec.»[xxxvi] Au contraire, lorsque l'apologiste et le polémiste reprennent la parole, Claudel ne manque pas de dire son opposition morale et religieuse aux humanités classiques et au-delà au système éducatif. Lorsque, dans l'entretien du 18 avril 1925, Claudel évoque Pierre Lasserre, il revient vivement sur l'apport esthétique de la culture grecque, il condamne les valeurs classiques d'harmonie, d'équilibre, de mesure en se référant à ces critères moraux et des critères métaphysiques: ce faisant, Claudel rejette le classicisme de Lasserre, tout en réaffirmant sa propre conception du romantisme français, travaillé par l'ennui, le désespoir, le vide métaphysique, qui lui fera toujours voir en Euripide un Baudelaire grec: le rejet d'Anatole France, célébré par Lasserre, est évidemment significatif:

«Ou nous a gavés, jusqu'à la nausée, à la suite d'Anatole France, de la beauté grecque, de l'harmonie grecque. On dirait que ces gens-là n'ont jamais lu les tragiques et, en général, toute la littérature antique qui suinte la tristesse et le désespoir, et qui est pleine de la peinture des passions les plus violentes et les plus monstrueuses. Je ne trouve nullement chez eux ce goût de la raison, ce sentiment de la mesure, cet amour du général qu'on leur attribue. Toutes ces peintures écoeurantes de l'antiquité ont été faites de chic par des gens qui n'aiment que le léché et le joli.(…) Les crétins du genre de la Harpe ne se font pas faute de reprocher à Sophocle et à Euripide (le Baudelaire grec) leurs péchés de composition. » [xxxvii]

De même, l'interview de Max Frantel sur le romantisme (Comoedia, 5 janvier 1926) permet à Claudel de polémiquer une nouvelle fois avec Lasserre: il réaffirme sa propre hostilité au romantisme, tout en dénonçant classicisme et héritage des humanités.

«De cette liberté que nous a conquise le Romantisme, je suis partisan décidé. Qui nous parle de règles? Ceux qui les ont toujours aux lèvres sont incapables de les formuler. (…) Toute théorie me fait hausser les épaules. Goethe a dit: "Le Romantisme est ce qui est malsain: le Classicisme, ce qui est sain!" Voilà une belle plaisanterie! Le Classicisme des Liaisons dangereuses ou de Candide est plus malsain que nombre d'œuvres romantiques. Le Romantisme exalte la passion? Mais c'est Boileau, Boileau qui a dit "l'art est la peinture des passions!" et Aristote: "l'art est la purification des passions!" Qu'ont fait les tragiques grecs? Ils ont décrit les passions! L'art n'a pas à analyser les opérations de l'intelligence. L'époque romantique a tout simplement coïncidé avec un affaiblissement de la vérité religieuse. Qu'on ne reproche pas au Romantisme ce dont il n'est pas coupable[xxxviii]

En réponse à Lasserre, Claudel construit donc sa propre histoire littéraire, mixte de rejet du classicisme fondé sur la tradition de l'antique et de rejet du romantisme compris certes comme liberté, mais aussi comme perte du sentiment religieux.

Dans ces années 1920, la conférence et l'interview sont les moyens pour Claudel de répondre aux Chapelles littéraires. Mais il ne faut pas s‘y tromper: dans les Réflexions et propositions sur le vers français datées de janvier 1925, publiées dans Positions et propositions de 1928, Claudel a bien des intentions polémiques, contre Souday, le critique du Temps, et Lasserre, qu'il ne dissimule pas à Frédéric Lefèvre: «Oui, j'ai composé une étude sur les rythmes prosodiques français et sur la métrique que j'ai moi-même employée, mais je ne sais pas si je me déciderai à la publier. Je n'ai aucun goût pour les polémiques. Dans ces questions de grammaire et de prosodie, les Français apportent une passion que je ne comprends pas. Ce sont des questions de cuisine qui n'intéressent que les auteurs. Le public n'a à voir que son plaisir.» Et pourtant Claudel poursuit son invective contre Lasserre qui est implicite: «Shakespeare, dans ses dernières pièces, employait un système d'actions conférentes qui se rapportaient l'une à l'autre, comme les mots établissent des accords entre eux du seul fait de leur juxtaposition. Ces actions n'ont pas forcément entre elles d'enchaînement logique ou mécanique. C'est une trame composée d'un fil bleu, d'un fil rouge, d'un fil vert qui, sans cesse, paraissent et disparaissent. C'a été une vraie joie, un vrai soulagement pour moi de m'éloigner autant que je le pouvais des patrons de l'art classique français ou, du moins, de la manière dont les pontifes d'aujourd'hui se le représentent[xxxix].» La critique des classiques se fera donc aussi par la critique de leur versification en alexandrins: en décembre 1940, Claudel note avec ironie: «Jolie versification de Corneille: Et v[ous] serez fameux dans la postérité – Moins pour l'avoir conquis (l'Empire) que pour l'avoir quitté (Cinna).» En juin 1922, il parle du «petit trot des vers classiques» [xl]. Et au-delà du classicisme, du vers, c'est bien la définition de la tradition qui oppose Claudel à Lasserre. Dans une Conférence au foyer franco-belge de novembre 1916, Claudel remarque: «La différence que je verrais entre moi et les différents praticiens du vers libre c'est que ces derniers sont partis de l'alexandrin qu'ils ont essayé de rompre et d'assouplir, tandis que je n'ai pas fait autre chose que de m'abandonner au courant traditionnel de notre prose française, en substituant à un rythme numérique et artificiel celui de la parole elle-même issue de notre bouche et de nos poumons, interrompue et scandée par l'émotion et le sentiment, et qui se crée en quelque sorte à la fois dans le cœur de l'écrivain et dans celui du spectateur en une suite de mouvements intelligibles[xli].» Lasserre, je l'ai dit, dans La Doctrine officielle de l'université, s'oppose à Lanson et sa théorie de la prose d'art, qui outrepasse l'opposition canonique entre poésie et prose. Claudel se réfère, on vient de le voir, à la prose française pour en faire le creuset du vers: c'est sur ce point qu'il achève en 1925 ses Réflexions et propositions sur le vers français. Lanson cite parmi les maîtres de la prose Chateaubriand, Balzac, Michelet, Pascal , Bossuet–des noms repris par Claudel. Or Lanson définit sa prose sur le mot et la phrase, et sur les relations harmoniques, au détriment du sens des dictionnaires et des «rapports grammaticaux et syntaxiques». «Un groupe de mots dont toutes les propriétés esthétiques sont exploitées devient, à la fois, tableau, symphonie et farandole[xlii]

Lanson n'est pas cité dans le Journal. Par contre, le Précis de grammaire historique de la langue française de Ferdinand Brunot et Charles Brunot est cité par Claudel en 1914, Brunot que Lasserre mentionne dans La doctrine officielle de l'université en regrettant de ne pouvoir lui consacrer de plus amples développements. Claudel trouve en fait chez Brunot des arguments qui confortent sa conception de la langue fondée sur la langue parlée: «Brunot: la triple prononciation de l's dans tous: tous les hommes, je les connais tous, tous eux -six, six œufs, ces six- existait autrefois pour tous les pluriels. – La prononciation oua de oi est une prononciation faubourienne q[ui] a prévalu pendant la Révolution[xliii].» L'oralité, et donc les variations régionales et sociales, rend complexe, pour Claudel, la codification de la langue. Ainsi, dans les Réflexions et propositions sur le vers français, Claudel distingue deux fonctions de la grammaire.

La première est la «constatation et recommandation prudente de l'usage le plus général et le musée des formes délicates de l'idiome qui ont besoin d'être préservés»[xliv]: en vertu de ce principe, Claudel se prononcera toujours contre toute réforme de l'orthographe, dans les dernières années de sa vie, en 1952, et en 1908 dans un texte qu'il envoie à L'Occidenten le signant du nom de Napoléon Landais, Réflexions sur la réforme de l'orthographe, une réforme dont le projet reposait sur la transcription phonétique, «la langue écrite [devant] être l'image de la langue parlée», et qui aurait pour conséquence, selon Claudel, «d'édicter des conventions prétendues plus simples». Son refus de la simplification orthographique qui pouvait en résulter avait une signification politique évidente: «V. Vous voulez écrire ruisseaus, avec un s? Qui vous en empêche dès maintenant? Mais la démocratie veut retirer aux gens la faculté de se singulariser, même dans le pluriel.» «XI. – Si vous voulez rendre le français accessible aux humbles, ne vous contentez pas de tailler dans l'orthographe. Mutilez la syntaxe. Réduisez tous les verbes à la première conjugaison. Tout idiome est assez simple pour les idées que vous aurez à exprimer. Heureux les chiens qui s'entendent par une simple agitation de la queue[xlv]!» Si histoire de la langue et histoire de la langue parlée ne font qu'un chez Claudel, la codification, pure convention, ne doit pas simplifier la langue sous prétexte d'en faciliter l'écriture par le peuple. La réforme de l'orthographe correspondrait en fait pour Claudel à un appauvrissement de la musicalité de la langue au seul profit du sens: «On dit que le français est une langue claire. Il ne l'est pas plus que l'anglais. Mais c'est une langue plus articulée. Ses vocables se combinent par des nuances ou rapports de sons d'une délicatesse et d'une variété incomparables. L'orthographe les dématérialise et fait de chaque mot la pure résonance de l'idée[xlvi]

La seconde position est dictée par le désir de conserver «le sens de la langue parlée», l'«expression vivante et délectable», et non «logique» de la pensée[xlvii]. Il y a donc chez Claudel une forme de tendresse pour les fautes de français, «le mouvement instinctif du langage», les gallicismes, les idiotismes «naïfs qui sont l'élixir le plus savoureux de notre terroir» qui le font s'opposer à Emile Faguet: «Emile Faguet condamne: Nous deux lui, mais il n'hésite pas à écrire: en en enlevant[xlviii].» Si la question du vers est indissociable de ce parler français, selon Claudel, la question de la tradition ne l'est pas moins. Il reprend en effet, dans un ensemble de conférences qu'il fait au Japon à partir de 1921, dans un article qu'il publie dans la Nouvelle Revue Française en octobre 1923, Un regard sur l'âme japonaise, et dans des interviews de la même période, jusqu'en 1925 au moins, l'idée romantique, combattue vivement par Lasserre, d'une histoire de la langue dissociée de l'histoire de la langue latine. On lit dans La Doctrine officielle de l'université le reproche fait à Herder et, à sa suite, à Quinet, de définir des «peuples législateurs», des «peuples esthétiques», des «peuples intuitifs» et de «développer des considérations à l'allemande sur le génie des langues, la vocation des peuples et les étapes de l'humanité en marche vers la Révolution française»[xlix]. Or, Claudel sépare l'histoire de la langue française de la latinité pour lui donner une origine géographique et une fonction juridique, et la rendre inséparable de l'esprit français législateur. «Cette propension de l'esprit français à concevoir en tout le général, à remonter à une cause ou principe par rapport à quoi tous les effets (dans les deux sens du mot) viennent s'ordonner, il est probable que nous la devons non pas tellement à notre formation classique, d'après les modèles de la Grèce et de Rome, qu'à notre situation géographique et ethnographique.» La pluralité ethnique du peuple français, due à la géographie de la France –Michelet développe la même idée dans son Tableau de la France – et l'histoire de France où la révolution donne la souveraineté à chaque citoyen influent sur la langue française, chaque «petite souveraineté» étant «en voie de tractation continuelle, diplomatique et juridique avec les souverainetés voisines sous l'autorité d'une espèce de tribunal épars mais tout-puissant qu'on appelle l'Opinion». La littérature se définit donc pour Claudel comme le lieu même de ce débat, non pas «l'amusement d'une élite», mais la nécessité d'un peuple. Quant à la langue elle-même, dans ses deux composantes principales que sont le mot et la phrase syntaxique, elle a des qualités de clarté, mais d'une clarté qui permet dans le respect du sens défini l'épanouissement plein du débat. L'absence de logique que Lasserre reproche à Claudel devient, dans la théorie claudélienne, la garantie du génie de la langue française: «Il faut en second lieu que la phrase soit construite de manière à respecter l'ordre et la hiérarchie des idées, de sorte que la proposition principale ne soit pas étouffée par les incidentes, et que d'autre part les articulations du langage soient assez fines et assez souples, que la gamme des temps soit assez riche pour répondre à l'extrême variété des rapports par où se relient à l'idée mère les idées subordonnées qui lui donnent son plein épanouissement. Enfin, il faut que dans la phrase, l'élément intelligent et spirituel ne rencontre pas un obstacle dans une matière impropre et mal préparée, que le son ne gêne pas le sens, que l'idée ne contrarie pas la vie en embarrassant l'oreille ou la respiration du lecteur[l].» Cette scission de la grammaire et du rationnel favorise l'importance accordée par Claudel à une «logique basée sur la proportion – ou comme je disais la métaphore.»[li] Elle devient aussi un argument qui se retourne contre le classicisme: en mars 1930, une note condamne «l'école de Lancelot» pour «vouloir trouver l'explication dans une logique superficielle d'expressions qui sont dues à un instinct psychologique profond et constituent une espèce de geste linguistique.»[lii]

L'effet de la querelle des humanités modernes est donc double chez Claudel. L'argumentation de Lasserre, inspiré de ses deux premiers ouvrages, situe de facto Claudel dans le camp des modernistes. Or, nous l'avons vu, la position de Claudel est plus nuancée. Il ne souscrit pas totalement au projet de la nouvelle Sorbonne, pour des raisons d'apologétique, voire des raisons idéologiques. Par contre, sur les questions de traduction des langues anciennes, de langue française et de littérature, il est en totale opposition à Lasserre et proche des modernistes. Il est vrai qu'alors Claudel renonce à se faire le propagateur de la foi chrétienne et se fait historien de la langue et de la littérature. Ces positions ne sont pas définitives. Claudel reviendra, dans ses dernières années, sur son jugement sur Racine, dû à sa réaction face au néo-classicisme de Lasserre. J ‘aimerais terminer cette intervention sur un autre effet de la critique faite par Lasserre de Claudel. Elle a des effets sur la critique claudélienne. En effet, le premier effet est de resserrer autour de Claudel, dans les années 1910-1912, le groupe de la Nouvelle revue française. Ainsi, dans le numéro de septembre 1911 Jacques Copeau répond à un article publié par Reboux dans le Journal contre L'Otage, où se trouvent les reproches qui sont ceux de Lasserre, la littérature pour initiés et les «paroles oiseuses» . Et dans le numéro d'octobre 1911, Jacques Rivière rend compte du tome 1 du théâtre première série de Paul Claudel , en mettant l'accent sur l'écriture même du drame Tête d'or dans une comparaison minutieuse du lexique et des images de la première et de la seconde versions. Jacques Rivière démontre ainsi la «nécessité (au sens logique)» du texte final. Ce n'est pas que la question de la langue claudélienne qui suscite des débats: c'est aussi la question de l'humanisme sur laquelle Frédéric Lefèvre revient longuement dans le texte qui introduit son entretien avec Paul Claudel. L'humanisme ne peut plus être, selon lui, le fait du partisan des langues anciennes, d'un homme versé dans ces connaissances. Mais il ne peut être, non plus, le seul fait d'un homme versé dans des savoirs multiples, y compris scientifiques, excluant toute discipline chrétienne. Dans sa réponse implicite à Lasserre, Frédéric Lefèvre circonscrit donc la position singulière de Claudel: il est à la fois contre les humanités classiques et contre les humanités modernes, parce que celles-là vont contre la vitalité de la langue et parce que celles-ci excluent le point de vue chrétien. C'est en ces termes que Claudel achève sa réponse à une enquête de l'enseignement chrétien sur «humanisme et chrétienté»: «Combien de temps encore, comme au temps des mauvais rois de Juda donnera-t-on les enfants à dévorer aux idoles? Combien de temps encore sur l'affreux marché dont parle l'Apocalypse apportera-t-on à vendre les "âmes d'hommes"[liii]



[i]Supplément aux Œuvres complètes, tome premier, L'Age d'homme, Lausanne, 1990, p. 224..

[ii] Voir aussi Frédéric Lefèvre, L'entretien du 18 avril 1925, Les sources de Paul Claudel, Paris, Librairie Lemercier, 1927, p. 151

[iii] Théâtre II, Paris, Gallimard, Pléiade, 1965, p. 792 et 793.

[iv] Théâtre II, op.cit., p. 793, condamnation de Christophe Colomb, «un Génois, un métèque, un aventurier, un fou, un romantique, un illuminé, un menteur, un intrigant, un spéculateur, un ignorant qui ne savait pas regarder une carte, bâtard d'un Turc et d'une Juive!». Dans la lettre adressée à l'abbé Douillet, citée en note 1, Claudel fait référence à Christophe Colomb, en 1922: «Il y a les fabricants (…) et il y a les créateurs qui enfantent dans la nuit et dans la peine une chose que dans une large mesure ils ignorent (genitum, non factum), et qu'ils ne sont guère plus en <mesure> état de corriger qu'un cerisier ses fruits et Christophe Colomb l'Amérique.» (op. cit., p. 324). Sur Christophe Colomb, allégorie de la situation de l'Allemagne des années vingt, en particulier de la question du paiement des dettes de guerre, voir Jacques Houriez, «L'histoire vécue à travers le mythe, les Christophe Colomb de Claudel», Christophe Colomb et la découverte de l'Amérique, Mythe et histoire, Annales littéraires de l'Université de Besançon, 532, Les Belles lettres, Paris, 1994, p. 189-198.

[v] On trouvera ces textes dans le premier appendice de La vague et le rocher, Paul Claudel, François Mauriac, correspondance, 1911-1954, Michel Malicet et Marie-Claude Praicheux éd., Paris, Lettres Modernes, Minard, «bibliothèque de littérature et d'histoire», 18, 1988, p. 152-158.

[vi] Les sources de Paul Claudel, op. cit., p. 151Suit une critique de la conception de la rime de Maurras (p. 152) et une critique de la norme grammaticale voulue par Emile Faguet (p. 153).

[vii] Paris, Mercure de France, 1912.

[viii] Editions Prométhée, Paris, 1929, p. XII.

[ix] Op. cit., p. XI.

[x] Doctrine, p. 134.

[xi] Ainsi André Beaunier peut écrire: «Enfin, si vous blâmez le galimatias de M. Paul Claudel, vous n'êtes point un bon catholique: meilleur catholique vous auriez honte de ne pas considérer ce galimatias comme une savante syntaxe et déconcertante pour les infidèles.» C'est François Mauriac qui emploie, bien imprudemment, ce terme de galimatias (La Vague et le rocher, op. cit., p. 156). Voir aussi Pierre Lasserre, Les Chapelles littéraires, Préface, p. XIV sv.

[xii] Sur l'héritage catholique, voir Les Chapelles…, Préface, p. XXII sv. Sur la morale catholique, voir p. 43 sv.

[xiii] Trente années…, p. 41 et Les Chapelles…, p. 17.

[xiv] Voir Trente années de vie littéraire, Une définition du romantisme, p. 40 et Les Chapelles littéraires, p. 11.

[xv] La Doctrine …, p. 100, p. 129 et p. 375.

[xvi] Les Chapelles littéraires, p. 20-21, 32-33, 38 et 42.

[xvii] Les Chapelles…, p. 34.

[xviii] Les Chapelles…, p. 54-55.

[xix] La Doctrine…, p. 316-317, note, p. 319, p. 139, p. 137-138, Sur Mallarmé, voir p. 320.

[xx] Les Doctrines…, p. 154.

[xxi] Les Chapelles…, p. 5. Sur les conséquences socio-politiques de la maladie du romantisme, voir Trente années…, p. 39-40.

[xxii] Journal, I, Paris, Gallimard, Pléiade, 1968, p.5.

[xxiii] Au milieu des vitraux de l'Apocalypse, in Le Poëte et la Bible, I, Paris, Gallimard, 1998, p. 120-121.

[xxiv] Journal, II, Paris, Gallimard, Pléiade, 1969, p. 6 et p. 37.

[xxv] Journal, II, p. 37.

[xxvi] Voir Chroniques du journal de Clichy, Claudel-Fontaine, correspondance, François Morlot et Jean Touzot éd., Annales littéraires de l'Université de Besançon, 206, Les Belles Lettres, Paris, 1978, 1 er février 1913, La faillite de l'école laïque, 8 février 1913, la faillite de l'école publique etc. (il y aura en fait cinq articles sur le sujet (p. 71) Ces textes sont signés d'un Pseudonyme, M.

[xxvii] Mémoires improvisés, Paris, Gallimard, 1969, p. 40. Sur l'ensemble de la question des humanités, voir Pascale Alexandre-Bergues, Traduction et création chez Paul Claudel, L'Orestie, Paris, Champion, 1997. Sur cette question, voir pp. 23-26.

[xxviii] Œuvres complètes, tome XXI, Paris, Gallimard, 1963, p. 22-23. Voir aussi Supplément…, tome deuxième, p. 536 (texte sans date): «Les explications interminables des auteurs latins et grecs me comblaient d'ennui.»

[xxix] Mémoires improvisés, p. 41. Voir la Note pour servir de préface à cette traduction, Les Choéphores d'Eschyle, Paris, Gallimard, 1920, p. 7.

[xxx] Voir Pascale Alexandre-Bergues, op. cit., p. 103-105.

[xxxi] Les Choéphores…, p. 63-64.

[xxxii] La Doctrine…, p. 138.

[xxxiii] Cahiers Paul Claudel, III, Correspondance Paul Claudel-Darius Milhaud, Paris, Gallimard, 1961, p. 69.

[xxxiv] Commentaire de Claudel à la traduction par Schwob d'Hamlet, cité par Pierre Champion, Marcel Schwob et son temps, Paris, Grasset, 1927, p. 269.

[xxxv] Œuvres complètes, XXIX, Paris, Gallimard, 1986, p. 58.

[xxxvi] Correspondance Gide-Claudel, Paris, Gallimard, 1949, p. 198.

[xxxvii] Les Sources de Paul Claudel, p. 151.

[xxxviii] Supplément aux œuvres complètes, tome deuxième, 1991, p. 161-162. On trouve, à la date de novembre 1939, et en réponse au Journal d'André Gide, une réflexion sur le mal et la poétique chez les tragiques grecs, anglais et latin, et chez Balzac: «Le mal ne compose pas.» (Journal, II, Paris, Gallimard, Pléiade, 1969, p. 289 Quant au clacissisme lié à une littérature sans révélation, voir Journal, I, p. 997 (avril 1932): «La littérature classique a été le résultat d'un effort commencé au XVI ème siècle pour créer un monde fictif purement humain où la Révélation n'ait jamais pénétré.»

[xxxix] Les Sources de Paul Claudel, p. 137 et p. 138.

[xl] Respectivement Journal II, p. 339 et Journal I, p. 551.

[xli] Supplément…, tome II, p. 76.

[xlii] Gustave Lanson, L'Art de la prose, Paris, Arthème Fayard et Cnie éditeurs, [s.d.], p. 14.

[xliii] Journal, I, p. 281. Claudel avait dans sa bibliothèque les tomes I, III, IV, V de l'Histoire de la langue française des origines à 1900 de Brunot (Catalogue de la bibliothèque de Paul Claudel, Annales littéraires de l'Université de Besançon, 229, Les Belles lettres, Paris, 1979, p. 29.

[xliv] Œuvres en prose, p. 40.

[xlv] Œuvres complètes, XVIII, 1961, p. 33 et p. 34.

[xlvi] Ibid.

[xlvii] Œuvres en prose, p. 40.

[xlviii] Œuvres en prose, p. 41.

[xlix] La Doctrine…, p. 44.

[l] Supplément…, tome deuxième, p. 107, 108, 109. On relira aussi le texte intitulé «Sur la langue français», en particulier ceci: «le français est pour chacun une leçon d'architecture verbale. La première obligation pour un homme qui a la prétention de s'exprimer correctement dans notre langue, c'est d'apprendre à construire une phrase, à bien se mettre dans la tête la fonction du sujet, du verbe et des divers compléments, à mesurer comme un ingénieur le ressort et la portée des différentes propositions incidentes qui viennent s'appuyer comme les courbes d'une voûte sur le fût solide de la proposition principale. Le français apprend à construire, car il est impossible d'apprendre à construire une phrase sans apprendre à construire sa pensée.» (p. 115) Sur la métaphore juridique, on relira aussi «La Langue française» (p. 117).

[li] Journal, I, p. 805.

[lii] Journal, I, p. 903.

[liii] Supplément…, tome premier, p. 159.



Didier Alexandre

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Dernière mise à jour de cette page le 7 Octobre 2005 à 10h36.