Atelier

Intermezzo– Bibliothèques à ciel ouvert

Variation nouvelle, la Bibliothèque à ciel ouvert fait le pont avec la Mise à l'eau des Livres. Dans son poème déjà, Baudelaire avait esquissé cette dernière scénographie. L'horizon possible de la lecture est bel et bien (un) voyage, et qui plus est, voyage inscrit dans une histoire d'écoute, quand la voix de la sirène devient par écho polysémique ce cordage qui fait naviguer la voile au vent:

Mon berceau s'adossait à la bibliothèque […]
Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme
Disait: «La terre est un gâteau plein de douceur[…];
Et l'autre: «Viens! Oh! Viens voyager dans les rêves,
Au-delà du possible, au-delà du connu!»
Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.

Dans cette scénographie mineure, Homère fait place à Ulysse : l'aède cède le pas au marin, à celui qui a vieilli dans l'épaisseur d'une longue Odyssée, à un Ulysse nourri par Dante de son rêve d'auctoritas quêtée dans les déambulations infernales. Il est pour part la figure du poète traîné dans le sillage d'Icare: à trop vouloir embrasser le monde pour écrire son poème maritime, il choit dans l'inconnu et s'y fait un nom par la prouesse et la beauté de sa disparition.

Face à ces poèmes-vaisseaux qui ont, par métaphore, levé l'ancre dans des lieux bibliothécaux pour ouvrir des horizons exploratoires, la métaphore de l'œuvre selon Proust, comme immense cathédrale à ciel ouvert, nous revient alors en mémoire. N'est-elle pas la proposition d'une autre Babel, celle où pénètre largement la lumière du siècle?[i]

A l'échelle du livre, cette scénographie transversale de la Bibliothèque décoiffée par les embruns, offerte au vent, aux astres et aux courants marins, se tient entre la Mise au Pilon par le feu (Bohumil Hrabal, Une si bruyante solitude) et la Mise en fuite par les bouteilles d'eau jetées à la mer (Herman Melville, Moby Dick). Elle constitue la trame de l'Anonymiade (nouvelle de John Barth, 1968) et du Navire Argo (roman de Richard Jorif, 1987). L'un esquisse l'Odyssée teintée de robinsonnade d'un aède anonyme, laissé pour compte sur une île avec comme seul bagage des outres de vins et des chèvres. L'homme inventera tout ensemble l'écriture et le palimpseste. Grattant la peau des chèvres une fois leur viande consommée, il écrira son anonymiade avec le tanin du vin sous l'ivresse des Muses et la «livrera» au monde en glissant ses peaux dans les amphores hermétiquement closes confiées aux flots. L'autre esquisse la trajectoire de Frédéric Mops (du nom d'un Argonaute), personnage uchronique nourri de Rabelais, qui découvre la jeune Bibliothèque de Beaubourg au printemps 1968 et qui, après maintes recherches érudites sur Littré, finit par s'engager au côté du Prince Pelée, nouveau Nemo, à bord du Navire Argo.


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[i] Le détour par la librairie de Montaigne et la lecture de l'Iliade dans les champs de blé racontée par Jean Giono (Jean Le Bleu) nous convainquent ici de son efficience. Négligeant sciemment le détail de ses ouvrages, le premier disserte sur les fenêtres de son meublé, loti en haut de la Montagne: elles donnent en plein sur les péripéties de son temps. Le second comprend la guerre fratricide en transposant la grecque au spectacle des moissons où sévissent les faucheurs de blé. Baudelaire comme Sartre tissent la métaphore du voyage maritime à l'épopée des livres dans l'enfance : «J'étais la Pérouse, Magellan, Vasco de Gama[…] » (J.-P. Sartre, Les Mots, Gallimard, « Folio », 1964, p. 43)



Julia Peslier et Anne Bourse

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Dernière mise à jour de cette page le 2 Décembre 2007 à 12h35.