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BERGSON, La Pensée et le mouvant, PUF, 1946, Introduction (Première partie), section : " Mouvement rétrograde du vrai : mirage du présent dans le passé ".


  • (…) Dans la durée, envisagée comme une évolution créatrice, il y a création perpétuelle de possibilité et non pas seulement de réalité. Beaucoup répugneront à l'admettre, parce qu'ils jugeront toujours qu'un événement ne se serait pas accompli s'il n'avait pas pu s'accomplir : de sorte qu'avant d'être réel, il faut qu'il ait été possible. Mais regardez-y de plus près : vous verrez que " possibilité " signifie deux choses toutes différentes et que, la plupart du temps, on oscille de l'une à l'autre, jouant involontairement sur le sens du mot. Quand un musicien compose une symphonie, son œuvre était-elle possible avant d'être réelle ? Oui, si l'on entend par là qu'il n'y avait pas d'obstacle insurmontable à sa réalisation. Mais de ce sens tout négatif du mot on passe, sans y prendre garde, à un sens positif : on se figure que toute chose qui se produit aurait pu être aperçue d'avance par quelque esprit suffisamment informé, et qu'elle préexistait ainsi, sous forme d'idée, à sa réalisation ; — conception absurde dans le cas d'une œuvre d'art, car dès que le musicien a l'idée précise et complète de la symphonie qu'il fera, sa symphonie est faite. Ni dans la pensée de l'artiste, ni, à plus forte raison, dans aucune autre pensée comparable à la nôtre, fût-elle impersonnelle, fût-elle même simplement virtuelle, la symphonie ne résidait en qualité de possible avant d'être réelle. Mais n'en peut-on pas dire autant d'un état quelconque de l'univers pris avec tous les êtres conscients et vivants ? N'est-il pas plus riche de nouveauté, d'imprévisibilité radicale, que la symphonie du plus grand maître ?

  • Toujours pourtant la conviction persiste que, même s'il n'a pas été conçu avant de se produire, il aurait pu l'être, et qu'en ce sens il figure de toute éternité, à l'état de possible, dans quelque intelligence réelle ou virtuelle. En approfondissant cette illusion, on verrait qu'elle tient à l'essence même de notre entendement. Les choses et les événements se produisent à des moments déterminés; le jugement qui constate l'apparition de la chose ou de l'événement ne peut venir qu'après eux; il a donc sa date. Mais cette date s'efface aussitôt, en vertu du principe, ancré dans notre intelligence, que toute vérité est éternelle. Si le jugement est vrai à présent, il doit, nous semble- t-il, l'avoir été toujours. Il avait beau n'être pas encore formulé: il se posait lui-même en droit, avant d'être posé en fait. A toute affirmation vraie nous attribuons ainsi un effet rétroactif; ou plutôt nous lui imprimons un mouvement rétrograde. Comme si un jugement avait pu préexister aux termes qui le composent ! Comme si ces termes ne dataient pas de l'apparition des objets qu'ils représentent ! Comme si la chose et l'idée de la chose, sa réalité et sa possibilité, n'étaient pas créées du même coup lorsqu'il s'agit d'une forme véritablement neuve, inventée par l'art ou la nature !

  • Les conséquences de cette illusion sont innombrables. Notre appréciation des hommes et des événements est tout entière imprégnée de la croyance à la valeur rétrospective du jugement vrai, à un mouvement rétrograde qu'exécuterait automatiquement dans le temps la vérité une fois posée. Par le seul fait de s'accomplir, la réalité projette derrière elle son ombre dans le passé indéfiniment lointain; elle paraît ainsi avoir préexisté, sous forme de possible, à sa propre réalisation. De là une erreur qui vicie notre conception du passé ; de là notre prétention d'anticiper en toute occasion l'avenir. Nous nous demandons, par exemple, ce que seront l'art, la littérature, la civilisation de demain; nous nous figurons en gros la courbe d'évolution dei sociétés; nous allons jusqu'à prédire le détail des événements. Certes, nous pourrons toujours rattacher la réalité, une fois accomplie, aux événements qui l'ont précédée et aux circonstances où elle s'est produite; mais une réalité toute différente (non pas quelconque, il est vrai) se fût aussi bien rattachée aux mêmes circonstances et aux mêmes événements, pris par un autre côté. Dira-t-on alors qu'en envisageant tous les côtés du présent pour le prolonger dans toutes les directions, on obtiendrait, dès maintenant, tous les possibles entre lesquels l'avenir, à supposer qu'il choisisse, choisira ? Mais d'abord ces prolongements mêmes pourront être des additions de qualités nouvelles, créées de toutes pièces, absolument imprévisibles; et ensuite un " côté " du présent n'existe comme " côté " que lorsque notre attention l'a isolé, pratiquant ainsi une découpure d'une certaine forme dans l'ensemble des circonstances actuelles- comment alors "tous les côtés" du présent existeraient-ils avant qu'aient été créées, par les événements ultérieurs, les formes originales des découpures que l'attention peut y pratiquer ? Ces côtés n'appartiennent donc que rétrospectivement au présent d'autrefois, c'est-à-dire au passé; et ils n'avaient pas plus de réalité dans ce présent, quand il était encore présent, que n'en ont, dans notre présent actuel, les symphonies des musiciens futurs.

  • Pour prendre un exemple simple, rien ne nous empêche aujourd'hui de rattacher le romantisme du dix-neuvième siècle à ce qu'il y avait déjà de romantique chez les classiques. Mais l'aspect romantique du classicisme ne s'est dégagé que par l'effet rétroactif du romantisme une fois apparu. S'il n'y avait pas eu un Rousseau, un Chateaubriand, un Vigny, un Victor Hugo, non seulement on n'aurait jamais aperçu, mais encore il n'y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d'autrefois, car ce romantisme des classiques ne se réalise que par le découpage, dans leur œuvre, d'un certain aspect, et la découpure, avec sa forme particulière, n'existait pas plus dans la littérature classique avant l'apparition du romantisme que n'existe, dans le nuage qui passe, le dessin amusant qu'un artiste y apercevra en organisant la masse amorphe au gré de sa fantaisie. Le romantisme a opéré rétroactivement sur le classicisme, comme le dessin de l'artiste sur ce nuage. Rétroactivement il a créé sa propre préfiguration dans le passé, et une explication de lui- même par ses antécédents.


  • Voir dans les pages sur la notion d' influence rétrospective, le commentaire que P. Veyne donne du dernier développement de ce texte de Bergson.


Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 29 Décembre 2014 à 11h45.