Atelier

Avant-gardes, arrière-gardes et «ailleurs-gardes»: sur quelques zones obscures de la mémoire littéraire


Comme le rappelle Judith Schlanger dans la Mémoire des oeuvres, notre représentation (collective ou individuelle) de la culture des siècles passés gagne à être considérée moins comme une «opinion» autonome sur un ensemble statique de faits que comme un «passé pertinent», c'est-à-dire comme une survivance résiduelle, plus ou moins atténuée, de ce qui s'est produit jusque-là. Comme en écho à Albert Thibaudet, pour lequel la littérature était «un ordre de ce qui dure[i]», l'histoire littéraire relèverait ainsi d'une dynamique du «mémorable» et de l'«immémorable». En d'autres termes, le matériau de base de l'histoire littéraire - son objet d'analyse - ne serait pas assimilable à un ensemble figé, composé d'oeuvres et d'événements historiques déterminés une fois pour toutes, mais plutôt à un patrimoine mémoriel, qui lui préexisterait et qu'il contribuerait à façonner, à étendre ou à réduire: il va de soi que le passé reconstruit par le relais du discours est notre seul passé - que la littérature reconstruite par l'histoire littéraire est notre seule littérature.

Si l'on adhère à cette représentation, on conviendra que c'est à travers une somme de textes, de pratiques et de prescriptions diverses[ii] que se constitue le discours multiple qui finit par produire un consensus autour de l'objet «littérature de notre passé» et qui, de fait, fixe les frontières de notre histoire littéraire, comme savoir collectif et comme objet spécialisé. Il serait imprudent de se lancer dans l'analyse exhaustive de tous les phénomènes qui entrent en jeu dans ce discours pluriel qui finit par délimiter notre vision, mais on peut tout au moins relever un point fondamental: celle-ci constitue un panthéon, un trésor d'oeuvres et d'auteurs, somme toute assez limité. Notre tradition moderne[...]se fonde sur la survie d'un nombre de figures très restreint, par rapport à la prolifération littéraire d'une époque. Franco Moretti observe fort justement que «l'histoire littéraire n'a jamais cessé d'être une histoire événementielle, où les événements'' sont les chefs-d'oeuvre, ou les grandes individualités», et fait remarquer que «les controverses historiographiques portent, à bien y regarder, sur l'interprétation d'un nombre très réduit d'oeuvres ou d'auteurs[iii]»; de la même façon, Antoine Compagnon juge que l'histoire littéraire moderne et contemporaine se meut fictivement «de sommet en sommet», et que les idées ont une singulière tendance à circuler «de génie à génie[iv]».

Nombre de critiques ont observé que ce parti pris de la ''ligne haute[...] est encore accentué par la conception collective du devenir historique sur laquelle elle vient s'appuyer. La sélection des oeuvres s'organise en effet au sein d'une représentation de l'histoire conçue instinctivement comme «accroissement d'être et de sens», c'est-à-dire comme consolidation progressive, dans la durée, d'une signification supérieure. Depuis Hegel, pourrait-on dire avec Judith Schlanger, «l'antérieur prépare et nourrit l'ultérieur», et «le rapport entre le point de départ et la pleine réalisation, entre inaugurer et parfaire», nous apparaît comme «un rapport d'engendrement[v]»: l'historicité ne peut se concevoir hors d'un ensemble chronologique et orienté, semblable à une expansion perpétuelle du sens.

Dans le cadre de l'histoire littéraire, la combinaison de ces deux éléments aboutit fatalement à une lecture non seulement sélective, mais évolutionniste, du devenir des oeuvres : les histoires de la littérature sont marquées, époque par époque, par une association de grandes figures et d'oeuvres exemplaires, censées se suivre dans un ordre bien réglé. Chaque parcelle du corpus se trouve ordonnée selon la logique (plus ou moins explicite) d'un défilé. L'organisation successive du propos finit par valoriser chaque saut de palier, qui se trouve assimilé à la conquête d'un nouveau point de stabilité. Dans les manuels scolaires, comme dans notre conception intuitive du passé culturel, le privilège est ainsi systématiquement accordé aux moments fondateurs, censés avoir apporté un hypothétique renouveau. Le résultat, on le devine, est un ensemble compact et hypersignifiant, qui tend à éliminer, dans sa marche triomphale (qui n'est pas sans rappeler le «cortège des vainqueur» de Benjamin), les impasses et les voies parallèles. Dans cette perspective, tout ce qui peut justifier une ligne directrice identifiée dans le passé se trouve amalgamé à cette ligne, et comme légitimé dans son existence par cette appartenance. Ce mouvement amène à la valorisation des expériences les plus typiques et à l'exclusion, par commodité, des figures qui ne s'intègrent pas au tableau[vi].

Sans remettre en cause cette constitution de la mémoire littéraire, sans rêver, avec Antonin Artaud, d'«en finir avec les chefs-d'oeuvre», on peut identifier trois grands ensembles qui paraissent systématiquement occultés par ce discours, au point de constituer la part absente de ce récit.

Ce sont d'abord les oeuvres qui illustrent non l'accomplissement idéal d'une poétique, mais plutôt des états intermédiaires - en termes de chronologie - entre les écoles et les esthétiques, qui sont mises à l'écart du fait de leur caractère encombrant, à l'intérieur d'une histoire rigoureusement divisée en chapitres: pour chaque époque, l'histoire littéraire cherche à isoler une quintessence expressive et un Zeitgeist. Les espaces que l'on pourrait dire intersticiels par rapport à la chronologie dominante sont rarement comblés.

À cette exclusion de ce tout qui résiste à la périodisation s'ajoute la dévalorisation des itinéraires qui ne semblent pas emprunter, en temps réel, ce qui sera considéré a posteriori comme le cours principal des lettres. D'où l'exclusion des auteurs dits d'«arrière-garde», et l'obscurcissement des parcours qui choisissent d'autres voies (alors même que dans le présent, ces choix d'écriture n'étaient pas nécessairement conçus comme des résistances à une impulsion centrale). Voilà par exemple la plupart des auteurs qui s'opposent à l'aventure surréaliste - pourtant minoritaire, en termes d'effectifs - considérés comme «attardés et égarés».

Plus largement encore, les auteurs qui, par leur expérience, échappent à l'exemplarité du parcours d'écrivain (tel qu'il est dépeint pour une époque donnée) peinent à rentrer dans le cadre de la mémoire littéraire: pour la première moitié du xxe siècle, remarquons par exemple que tous ceux qui négligent le champ de la fiction pour celui de la diction (comme nombre d'essayistes des années 1930), qui privilégient une activité de passeur et de traducteur (comme Benjamin Crémieux ou Maurice Edgar-Coindrau), qui ne semblent pas se plier tout à fait aux «règles de l'art» (comme le «riche amateur» Valery Larbaud), n'accèdent pas à la pleine visibilité: la dépréciation qu'ils subissent est implicite, mais bien palpable. Notons que même parmi les figures canonisées par l'institution littéraire, la non adéquation par rapport à ce qui semble être un "profil-type" de l'écrivain conduit à une forme de malédiction.

Ainsi, pour une époque donnée, la multiplicité des expériences et des solutions qui s'offrirait à une coupe transversale, à travers un examen direct des sources, est souvent tragiquement limitée par le regard rétrospectif sur l'époque. De tous les ''possibles[...] de la littérature, seul celui qui non seulement possède une pleine typicité mais semble prendre un sens dans l'avenir reste en pleine lumière. Toute une série d'«ailleurs-gardes» - car on serait tenté de qualifier d'«arrière-gardes» les vastes régions que délaisse la mémoire littéraire - restent ainsi en suspens. «Winner takes all», serait-on tenté de conclure avec Robert H. Frank et Philip J. Cook[vii].


Risques et impasses de l'option « antimoderne »


[i] A. Thibaudet, op. cit., p.564.

[ii] Citons au moins, pêle-mêle, la fonction des manuels scolaires, l'autorité de l'enseignement secondaire ou universitaire, le rôle des programmes des concours tels que le Capes ou l'agrégation, l'importance matérielle des rééditions d'ouvrages, la consécration qu'offre une parution en livre de poche, le crédit que procurent des adaptations télévisées ou cinématographiques… Si l'on suit le raisonnement de Judith Schlanger, c'est à travers des phénomènes aussi hétérogènes que le canon se consolide jour après jour.

[iii] F. Moretti, Segni e stili del moderno, Torino, Einaudi, coll. «Saggi», 1987, p. 16.

[iv] A. Compagnon, Le démon de la théorie, cit., p. 240.

[v] J. Schlanger, «Le précurseur», in Le temps des oeuvres, cit., p. 15-17.

[vi] Judith Schlanger signale à juste titre que la notion de «précurseur» permet au moins à l'histoire littéraire de rattraper, in extremis, certains éléments décalés: qualifier un auteur «embarrassant» (du fait de sa singularité) de «précurseur», en l'intégrant aux marges mêmes d'un mouvement ou d'une école, permet à l'histoire littéraire de recréer un monde où les «pertes apparentes» sont miraculeusement «rectifiées», c'est-à-dire où ces pertes ne sont «pas vraiment des pertes». La notion de «précurseur» permet à l'historien d'éloigner le spectre «des décalages qui n'aboutiront pas, des entreprises vaines, des espoirs déçus, de la substance perdue» (J. Schlanger, «Le précurseur», in Le temps des oeuvres, cit., p. 17).

[vii] R. H. Frank, P. J. Cook, The Winner-take-all Society. Why the few at the top get so much more than the rest of us, New York, Free Press, 1985. La comparaison ne vaut que comme approximation malicieuse, certes, mais il existe une certaine parenté entre l'isolement d'un ensemble de noms auquel aboutit l'histoire littéraire et la concentration inévitable des pouvoirs dans la culture libérale qu'observent les deux auteurs de cet essai qui a fait date: comme dans le champ économique - où une marque de savonettes tend à devenir la marque de savonettes, une marque de rasoirs à représenter la marque de référence -, est-ce que la concurrence entre diverses forces n'aboutit pas, dans l'espace littéraire, à la concentration du pouvoir symbolique sur la tête de quelques auteurs, lesquels finissent par former des ''trusts[...] durables sur des périodes entières de l'histoire littéraire?



Paul-André Claudel

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 24 Février 2007 à 20h12.