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L'Adaptation cinématographique
Par Jean Cléder

Dossiers Cinéma, Adaptation




L'Adaptation cinématographique




I- Littérature et cinéma: les mauvaises fréquentations.


La question de l'adaptation cinématographique des textes littéraires peut être appréhendée dans le cadre d'une confrontation dissymétrique entre les arts: d'un côté un art de raconter dont on peut retracer l'histoire depuis les sources de notre civilisation a imposé dans notre culture le règne de «sa majesté le dire» (Jean-Luc Godard) ; de l'autre côté une technique récente, un art sans histoire, sans noblesse et d'abord pratiquement muet est affecté devant la littérature d'un «complexe d'infériorité». Cependant, malgré «la méfiance légendaire du cinéma à l'égard de toutes les formes de littérature» (André S. Labarthe[i]) très tôt s'est imposée la pratique de l'adaptation.


Sans essayer ici d'en refaire l'histoire, on peut considérer que les rapports entre littérature et cinéma ont été fortement problématisés en France au sortir de la Seconde Guerre Mondiale: la floraison des revues de cinéma, la découverte de nouvelles cinématographies (cinéma américain en particulier), la reconnaissance par la critique d'avant-garde de certains grands cinéastes (Jean Renoir, Robert Bresson…), tous ces facteurs participent à l'élaboration de critères esthétiques spécifiquement cinématographiques, et à imposer le cinéma comme un art de plein droit en obligeant la critique à penser sérieusement sa fréquentation de la littérature — qui continue un temps de fournir des modèles conceptuels et quelques comparaisons, même lorsqu'il s'agit, pour Alexandre Astruc au milieu du siècle, de reconnaître enfin l'autonomie et la créativité de la mise en scène: «L'auteur écrit avec sa caméra comme un écrivain avec un stylo.»[ii]


Sous le règne économique des adaptations en costumes et de la division des tâches (la littérature est alors un bon placement[iii]), la célèbre comparaison d'Alexandre Astruc fait du cinéaste un créateur au même titre que l'écrivain, en déplaçant l'acte d'écriture du scénario vers la réalisation elle-même. Quelques années plus tard, dans un texte longuement préparé, François Truffaut condamne très violemment la méthode des scénaristes-adaptateurs Jean Aurenche et Pierre Bost (cette méthode des «équivalences» qui prône le respect à l'esprit plus qu'à la lettre du texte), et critique plus largement la séparation des tâches (écriture du scénario / réalisation du film): «je ne conçois d'adaptation valable qu'écrite par un homme de cinéma. Aurenche et Bost sont essentiellement des littérateurs et je leur reprocherai ici de mépriser le cinéma en le sousestimant.»[iv]. Entre temps André Bazin, refusant de considérer cette pratique comme «un pis-aller honteux» s'est prononcé nettement en faveur de l'adaptation et à plusieurs reprises[v] en exposant plusieurs arguments (de type sociologique, historique, culturel, esthétique) dont le plus intéressant engage de fait la reconnaissance du cinéma comme art à part entière, mais aussi et implicitement l'autonomisation de l'objet final par rapport au texte initial: la réalisation d'une grande adaptation exigerait l'intervention d'un «génie créateur». Cette hypothèse est importante dans l'histoire de l'adaptation car elle modifie les enjeux de la fidélité due au texte d'origine — à propos du Journal d'un curé de campagne (Robert Bresson, 1951):

la «réalité» n'est pas ici le contenu descriptif moral ou intellectuel du texte mais le texte lui-même ou plus précisément son style. On comprend que cette réalité au second degré de l'œuvre préalable et celle que capture directement la caméra ne puissent s'emboîter l'une dans l'autre, se prolonger, se confondre; au contraire leur rapprochement même en accuse l'hétérogénéité des essences. (p.119)

Entre deux êtres d'essence hétérogène (pour reprendre la terminologie d'André Bazin), on ne peut plus désormais attendre que s'instruisent des rapports de ressemblance ou d'imitation ; il n'est plus possible dorénavant de concevoir l'adaptation comme une opération simple de translation, traduction, transposition (suivant le vocabulaire usuel):

Il ne s'agit pas ici de traduire, si fidèlement, si intelligemment que ce soit, moins encore de s'inspirer librement, avec un amoureux respect, en vue d'un film qui double l'œuvre, mais de construire sur le roman, par le cinéma, une œuvre à l'état second. Non point un film «comparable» au roman, ou «digne» de lui, mais un être esthétique nouveau qui est comme le roman multiplié par le cinéma. (p.126)



II. Adaptation: exécution?


Dès le début des années soixante, narratologie et sémiologie du cinéma établiront par d'autres moyens et dans un style bien différent de celui d'André Bazin d'abord l'irréductibilité d'un film à un livre, et par voie de conséquence l'impossibilité de rabattre l'étude d'un récit cinématographique sur celle d'un récit littéraire: l'étude comparée des catégories comme celle du narrateur, de l'énonciation, de la focalisation, de la profondeur de champ, de la temporalité a fait avancer la connaissance séparée des deux domaines (littérature et cinéma) en faisant apparaître que les systèmes sont hétérogènes et que les catégories d'analyse ne sont pas exportables telles quelles mais se reconfigurent complètement au passage (voir par exemple les travaux de Christian Metz, André Gaudreault, François Jost). Ainsi, l'adaptation la plus fidèle ou la plus naïve, en dépit des apparences, ne peut-elle être autre chose qu'une création qu'il faut se garder d'évaluer en quelque manière à l'aune du roman: mesurer les rapports de ressemblance ou de dissemblance, de fidélité ou de trahison (à l'esprit, à la lettre), revient à postuler l'existence dans le texte d'un encodage universel de l'imaginaire; apprécier la restitution dans un film des significations du livre constitue une démarche quelque peu conservatrice, mais qui s'expose surtout à réduire une production esthétique à de la pensée discursive…


Mais comment comprendre que l'autonomisation en quelque sorte «naturelle» du film soit régulièrement envisagée comme une mutilation de l'œuvre littéraire? D'abord on l'a vu, pour des raisons historiques et culturelles, on peut penser que la noblesse de la littérature (secret de la lecture, élitisme des représentations théâtrales) est contestée par un médium plus accessible. À un autre niveau l'effet d'actualisation produit par l'image analogique (l'image d'une maison ressemble à une maison) peut être perçu comme une violation en ce qu'il prive le récit de la virtualité textuelle — et on se souvient que Flaubert déjà refusait les illustrations:

Jamais, moi vivant, on ne m'illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu'un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur: «J'ai vu cela» ou «Cela doit être». Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L'idée est déjà fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu'une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d'esthétique, je refuse formellement toute espèce d'illustration. [vi]

L'écrivain du XIXe siècle soucieux de la disponibilité des représentations, et de la puissance de modélisation de ses personnages, se méfiait des images fixes; l'écrivain de la seconde moitié du XXe siècle se méfiera davantage encore de l'industrie des images mobiles — quand même il ou elle fait des films, adapte ses propres textes à l'écran, ou les livre à d'autres adaptateur. Marguerite Duras, dans les textes de présentation d'un long métrage intitulé Le Camion, prend fortement position contre la dilapidation du texte par le cinéma, et multiplie dans son film les procédures permettant de conserver le texte au gouvernement d'une représentation très insuffisante — des personnages comme de l'histoire:

Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance: l'imaginaire.

C'est là sa vertu même: de fermer. D'arrêter l'imaginaire.

Cet arrêt, cette fermeture s'appelle: film.

Bon ou mauvais, sublime ou exécrable, le film représente cet arrêt définitif. La fixation de la représentation une fois pour toutes et pour toujours. [vii]



III. Dés-écrire ; ré-écrire: l'adaptation comme remise en œuvre.


Penser les rapports texte/image en termes de perte, après la Seconde Guerre Mondiale, c'est sans doute une manière d'enregistrer l'interdiction qui frappe certaines représentations[viii]; mais c'est encore une manière de perpétuer la hiérarchie traditionnelle favorable à la littérature — le texte demeurant le point d'origine, de référence et d'accomplissement que toute intervention ne pourrait qu'altérer. Ainsi pourrait-on délimiter les contours d'une sorte de «tache aveugle» de la réflexion qui tend à omettre de questionner l'objet même de l'adaptation: l'emploi ordinaire du terme implique entre deux objets (dont il est clair pourtant qu'ils ne sont pas de même espèce) un principe d'identité indiqué souvent par un titre commun. Mais précisément, qu'y a-t-il de commun entre Madame Bovary (Gustave Flaubert, 1857) et Madame Bovary (Claude Chabrol, 1991)? des «thèmes»? des scènes? une structure narrative? quelques dialogues transcrits par l'adaptateur? On pourrait suggérer que ce qui passe de l'un à l'autre et que l'on reconnaît au passage, c'est ce qui pour le coup n'appartient proprement ni à l'un ni à l'autre et ne pourrait en aucun cas suffire à singulariser le texte ou le film: ce qui est important dans la scène du bal de la Vaubyessard ne réside ni dans le texte ni dans le film. On comprend alors que cette méfiance répétée de la littérature à l'égard de l'entreprise d'adaptation recèle un trouble d'identité, mais non plus du côté du cinéma: que reste-t-il de Madame Bovary dès lors que le film a privé le roman de son intrigue, de son style, voire de ses personnages? il ne reste rien, ou… la littérature, mais dévêtue de sa panoplie référentielle, narrative et rhétorique: la littérature comme puissance et comme activité.


Une approche de l'adaptation qui s'efforcerait de retrouver dans le film ce qu'il y avait dans le roman — méthode qui conduit à dénombrer des ressemblances, des différences, à comparer en somme des structures et une liste d'ingrédients — est celle qui, du côté de la fabrication, préside en général aux adaptations commerciales, lesquelles s'intéressent moins à la possibilité d'une relecture, ou d'un prolongement de l'écriture du roman par le film qu'à l'exécution d'un certain nombre de consignes prononcées par le texte (comme si le texte fournissait les recettes de son annulation). Pratiques que l'on a pu considérer comme méprisantes — à l'égard de la littérature, du cinéma, et du public …


En effet, c'est une conception muséologique ou bibliothécaire de la culture qui impose l'idée d'une perfection des objets, d'une suffisance des textes, en oubliant qu'à leur écriture président de l'inquiétude et des lacunes. Or ce sont ces défauts qui invitent à une re-lecture, voire un prolongement ou une remise en œuvre visant dans le texte d'origine ce qui se dérobe à l'écriture ou ce qui n'est pas encore écrit — plus qu'une tentative de répétition ou d'illustration; Marie-Claire Ropars-Wuilleumier à travers une lecture de Maurice Blanchot définira ainsi la réécriture:

Sous le nom de réécriture, qu'on substitue ici à celui d'adaptation, on examinera donc comment le passage à l'état cinématographique rend visible, dans le texte dit d'origine, l'inquiétude de soi et comme l'altération d'identité qui le précipitent vers l'avenir du cinéma. [ix]



IV. Du texte à l'écran: de nouveaux circuits de transmission (quelques exemples).


Pour comprendre comment l'œuvre se transforme ou s'accomplit en avant d'elle-même, on pourra prêter attention aux circuits complexes — reliant le texte au film par un jeu de déplacements — parce qu'ils présentent souvent l'intérêt d'abord de désinhiber le rapport à l'œuvre d'origine en libérant la relecture ou la ré-écriture, mais l'intérêt encore de dévoiler des failles mal aperçues ou de nouvelles articulations. Par déplacement, il faudrait entendre toutes les opérations qui dérèglent la frontalité de l'adaptation conventionnelle (le bon placement), et par voie de conséquence contribuent à désamorcer les réflexes du spectateur en dévoyant ses attentes — lorsque l'adaptation provoque non plus la révérence mais l'infraction elle doit commencer peut-être par exproprier l'écrivain afin de mettre le texte en péril, le défaire, l'abîmer. Changement d'époque, contamination de plusieurs textes, écriture de textes intermédiaire entre l'œuvre d'origine et le film, élaboration de figures nouvelles, tels sont quelques-uns des gestes qui garantissent la transmission de la littérature — non plus comprise comme une collection de monuments, mais comme un ensemble de structures vivantes.


1. Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister (Goethe, 1795-1796); Faux mouvement (Wim Wenders, 1974).


Le film de Wim Wenders est le résultat d'une collaboration avec l'écrivain autrichien Peter Handke, qui a écrit l'adaptation de ce texte fondateur de la culture allemande: Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister. Dans l'Allemagne de l'après-guerre, lourdement affectée par l'impossibilité des héritages,, le film expérimente et révoque les possibilités présentées par le roman de Goethe (sur le plan personnel, communautaire, narratif, poétique) dont recommence alors une lecture qui se poursuivra discrètement (Paris, Texas, 1984) pour s'achever dans Les Ailes du désir (Der Himmel über Berlin, 1987) à travers la fondation d'une nouvelle généalogie: «l'histoire de nouveaux ancêtres.»


2. Le Vice-consul (Marguerite Duras, 1965); India Song, Son nom de Venise dans Calcutta désert (Marguerite Duras, 1975 et 1976)


Dans India Song le système de représentation est entièrement conçu pour éviter une liquidation du texte par l'image — on notera que sur le tournage, en partie improvisé, le hasard est largement intervenu pour seconder les intentions de l'auteur. Ainsi, l'actualisation des personnages et des décors est-elle très incomplète: la voix des acteurs ne s'articule pas sur les visages présentés à l'écran ; les lieux filmés ressemblent vaguement aux lieux évoqués sur la bande-son ; l'action est évacuée du cadre, de sorte que tout concourt à élaborer une représentation partielle de l'histoire, qui préserve ainsi son aura d'indéfinition…. Plus radical, Son nom de Venise dans Calcutta désert utilise la même bande-son qu'India Song mais n'expose plus au regard le moindre corps à l'écran: il apparaît alors clairement que les images, au lieu d'achever la représentation, sont utilisées comme des auxiliaires de cette représentation aussi défectueux que les mots eux-mêmes.


3. Madame Bovary (Gustave Flaubert, 1857); Val Abraham (Manoel de Oliveira, 1993).


Manoel de Oliveira a sollicité l'écrivain Agustina Bessa Luis pour la composition, à partir de l'œuvre de Flaubert, non pas tout de suite d'un scénario, mais d'un véritable roman qui fera ensuite l'objet d'une adaptation: adaptation d'adaptation, en quelque sorte. Deux ans après la sortie en salle de l'adaptation très scolaire de Claude Chabrol, on peut penser que le roman intermédiaire a «desserré» le rapport au texte initial en développant certaines de ses incertitudes. Le film ne cherche pas à fixer une représentation d'Emma Bovary (le personnage est d'ailleurs interprété par deux actrices) mais au contraire à en explorer les énigmes.


4. Mrs Dalloway (Virginia Woolf, 1925); The Hours (Michael Cunningham, 1998); (The) Hours (Stephen Daldry, 2003).


En écrivant The Hours Michael Cunningham reprend certaines techniques de Virginia Woolf mais redéploie le dispositif temporel sur trois journées (en 1923, 1949, 1999). L'adaptation cinématographique de The Hours par Stephen Daldry (2003) systématise certains des procédés de Michael Cunningham qui produisent alors des effets tout à fait nouveaux: le travail du montage en particulier provoque petit à petit l'impression que chaque geste est modélisé ailleurs et à une autre époque. Ce que Michael Cunningham puis Stephen Daldry empruntent à Virginia Woolf, ce sont des façons de regarder et des techniques de montage qu'ils vont utiliser autrement tout en reconfigurant le récit afin de tester des possibilités non retenues par le texte initial. C'est donc bien en relisant un texte du début du XXe siècle que l'écrivain et le cinéaste américains ajustent leurs instruments de connaissance et ouvrent de nouvelles perspectives d'adhésion pour le commencement du siècle suivant.


Jean Cléder
Université Rennes 2



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[i] . André S. LABARTHE, Essai sur le Jeune Cinéma Français (Paris, Le Terrain Vague, 1960)

[ii] . Alexandre ASTRUC, L'Écran Français, 30 mars 1948: «Naissance d'une nouvelle avant-garde: la caméra-stylo», repris dans Du stylo à la caméra… Et de la caméra au stylo, Écrits (1942-1984), Paris, L'Archipel, 1992, p.327.

[iii]. Quelques exemples: La Symphonie pastorale (Jean DELANNOY, 1946) ; La Chartreuse de Parme (CHRISTIAN-JAQUE, 1947); et plus tard Le Rouge et le Noir (Claude AUTANT-LARA, 1954); Notre-Dame de Paris (Jean DELANNOY, 1956) ; La Princesse de Clèves (Jean DELANNOY, 1961) etc.

[iv] . François TRUFFAUT: «Une certaine tendance du cinéma français», Cahiers du cinéma n° 31, janvier 1954.

[v] . On retiendra: André BAZIN: «Le Journal d'un curé de campagne et la stylistique de Robert Bresson», Cahiers du Cinéma n° 3, juin 1951, repris dans Qu'est-ce que le cinéma? (Paris, Éditions du Cerf, collection 7ème Art, 1959, 1983, p.107-127); et «Pour un cinéma impur. Défense de l'adaptation» texte de 1952 repris dans Qu'est-ce que le cinéma? p.81-106)

[vi]. (Gustave Flaubert: Lettre à Ernest Duplan du 12 juin 1862, Correspondance III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, p.221-222)

[vii]. Marguerite Duras: Le Camion, Paris, Minuit, 1977, p.75.

[viii] Pour ne donner qu'un exemple en restant du côté de Marguerite Duras, on peut penser à Hiroshima, mon amour (Marguerite Duras et Alain Resnais, 1959).

[ix] Marie-Claire ROPARS-WUILLEUMIER: Écraniques ; le film du texte, Presses Universitaires de Lille, collection «Problématiques», 1990, p.163.



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Dernière mise à jour de cette page le 1 Février 2019 à 18h32.