Édition
Nouvelle parution
Y. Kawabata, Premières neiges sur le Mont Fuji (C. Sakaï, éd.)

Y. Kawabata, Premières neiges sur le Mont Fuji (C. Sakaï, éd.)

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Sébastien Baudoin)

Yasunari Kawabata, Premières neiges sur le Mont Fuji

Nouvelles réunie, présentées et traduites par Cécile Sakai

Paris : Albin Michel, 2014.

EAN 9782226259820.

176 p.

Prix 16EUR

Présentation de l'éditeur :

Première neige sur le mont Fuji rassemble six nouvelles inédites du Prix Nobel de littérature, Yasunari Kawabata. On y retrouve l’inspiration poétique et sensuelle qui caractérise les chefs-d’œuvre de l’auteur des Belles endormies.

Qu’il évoque un couple séparé par la guerre, réuni des années plus tard au pied du mont Fuji, l’amitié entre deux écrivains dont l’un est condamné au silence, ou la mélancolie d’une fin d’automne à Tokyo, c’est par touches subtiles et avec un art consommé de l’image que Kawabata esquisse, tel un peintre, portraits et sentiments, rêves et rêveries.

Écrites entre 1952 et 1960, réunies et traduites par Cécile Sakai, spécialiste de l’œuvre de Kawabata, ces nouvelles expriment, chacune dans sa singularité, la palette littéraire d’un des plus grands écrivains du XXe siècle.

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Sébastien Baudoin a fait parvenir à Fabula cette note de lecture à propos de ce livre :

Première neige sur le mont Fuji regroupe des nouvelles assez éparses dans le temps (publiées en revues au Japon entre 1952 et 1960), mais liées par la poésie des éléments, si caractéristique de la vapeur kawabatienne. Ce que j’appelle « vapeur » est cette propension, toute japonaise, mais emblématisée par l’art de Kawabata, à faire du paysage une modalité du récit et du rapport entre les personnages et le fond même de l’intrigue. Entre eux et leur histoire, il y a le paysage, qui révèle et diffuse la mélancolie du silence. Kawabata, comme dans Le Grondement de la Montagne ou Le Lac, tout autant que dans Pays de Neige, fait de l’espace une métaphore heuristique de la psyché de ses personnages. Il va même plus loin : le titre et la place accordée au paysage et à sa poésie légère – écume de blancheur à peine déposée, chute de feuilles emportées par le temps plus que par le vent, nuages de mélancolie dissipés par l’aveu central de la nouvelle – tout converge vers le centre de cet alpha et oméga, ceinture allégorique qui transcende la signification de la nouvelle et lui donne de la hauteur symbolique.

Kawabata excelle dans cet art, où il s’agit de sertir son histoire d’une couronne paysagère : « première neige sur le mont Fuji » et « une rangée d’arbres » sont construits sur ce modèle, qui confine parfois à la formule, au cliché réemployé. Pourtant, la formule fait mouche. L’histoire viendrait presque en second lieu se greffer sur ce fond dominant du paysage : comme un peintre, digne héritier d’Hokusaï, Kawabata esquisse le fond du tableau, qui devient l’essentiel, et le premier plan agite la grande comédie de la vanité humaine.

Qu’est-ce que l’intrigue des récits brefs de Kawabata ? Des pensées muettes qui s’évanouissent dans l’absence poétique de réponses, des dialogues qui tournent à vide et rebrassent le passé en vain, dans toute la mélancolie de vies ratées que l’on cherche inutilement à reprendre. Et cependant, la tension se résout, les mots ouvrent des portes jusque-là closes. Un couple se revoit après s’être quitté il y a longtemps, dans le non-dit d’un enfant commun mort dans une forme d’indifférence ; une femme en accueille généreusement une autre et ne s’offusque pas que cette mère qui allaite son enfant, le change et vend sa laine de maison en maison puisse lui avoir volé son portefeuille qu’elle ne retrouve plus. Tacendum est. Tout est dit par le silence et peut-être le plus beau testament de Kawabata, dans ce recueil effacé, est-il la nouvelle « En silence » : l’auteur s’y dépeint en miroir de vanité, par la visite d’un jeune écrivain à un vieux maître vénéré devenu aphasique, incapable d’écrire. La mort de l’écrivain visité par son élève ou comment exorciser ce mutisme terrible qui guette tout artiste qui ne vit que par l’expression des mots ? De mot à mort, il n’y a qu’une lettre ; de la jeunesse à la vieillesse, de l’ambitieux en quête de gloire à la gloire fanée, il n’y a qu’un pas. C’est cette leçon profonde qui se tapit sous la légèreté d’un discours où le maître ne peut jamais répondre et trouve un mauvais interprête dans sa fille, qui se rêve en nègre de son illustre père. Mais rien ne se fait ou ne se fera.

La nouvelle kawabatienne a la beauté ouverte des chefs-d’œuvre laissés béants, qui laissent les interrogations se dissoudre dans les abîmes de l’incompréhension. La fin du récit n’en est jamais une : le retour au mont Fuji débarrassé de ses brumes n’offre qu’un début de solution aux hantises qui mènent ces personnages perpétuellement en voyage, ombres jouant un rôle derrière le masque événescent d’un « no » symbolique et gestuel. Kawabata anime des ombres blanches, qui passent et s’effacent : la « rangée d’arbres », ce sont eux, qui se dépouillent de leurs feuilles de manière inexpliquée. C’est l’œuvre du temps qui dénude et dépouille et dont l’homme ne peut que constater les ravages : le couple qui s’est expliqué voit se découvrir le mont Fuji rendu à l’éclat de ces premières neiges vouées à se retrouver encore tapies sous les nuages ; le maître muet a perdu ses mots, les arbres leurs feuilles et les personnages se débattent en vain dans le champ ouvert de leurs illusions.

Kawabata agite, anime mais ne conduit pas ses personnages. Ils apparaissent pour constater qu’ils se fanent, qu’ils s’égarent, qu’ils passent. Rien de plus n’est dit. Une touche, simple, suffit au maître pour pointer, comme dans l’art de concision extrême du haïku, l’essentiel en quelques mots. A l’image des figures fantomatiques qui viendraient se loger dans les taxis qui mènent le personnage d’« En silence » vers le logis du maître sans mots, les personnages de Kawabata existent à peine : s’ils se parlent, c’est pour mieux faire fuir le sens vers l’ailleurs de la page blanche. Leur être se dérobe comme leur pensée. Evanescents comme l’odeur de la jeune fille, objet de la dernière nouvelle, ils sont jeunes et rencontrent déjà le tombeau et la mort qui s’évanouissent comme des ombres du champ de leur existence, tout en leur rappelant subtilement leur inéluctable présence.