Édition
Nouvelle parution
Y. Bonnefoy, Orlando furioso, guarito. De l'Arioste à Shakespeare

Y. Bonnefoy, Orlando furioso, guarito. De l'Arioste à Shakespeare

Publié le par Marc Escola

Yves Bonnefoy
Orlando furioso, guarito. De l'Arioste à Shakespeare


Mercure de France — Essai
24-01-2013- ISBN : 9782715233737


     Dans l’Orlando furioso - le Roland furieux - l’Arioste, met en évidence, bien que de façon figurée, une des situations en puissance dramatiques qui sont le lot de l’être parlant quand son langage se subordonne à l’emploi conceptuel des mots : avec ces mots abstraits il est en risque d’élaborer des figures idéales, qu’il substitue à telle ou telle personne qui a éveillé son besoin d’aimer ; et quand un hasard de sa vie lui découvre l’écart entre cette personne et cette image irréelle, tout son monde de représentations et de valeurs s’effondre, il peut achever de le mettre en pièces : c’est la folie, la « fureur », qui s’emparent de Roland quand il comprend ce qu’est véritablement celle qu’il aime, Angélique. L’Arioste voit le problème, mais, soit par prudence, soit parce que les poèmes, et le sien tout le premier, tendent irrésistiblement à rêver, idéaliser, il ne l’explicite pas et n’en tire pas les conclusions nécessaires : qui sont que le travail de l’esprit doit être de déconstruire les idéalités ; et qu’il faut constater d’abord que les femmes sont prioritairement les victimes de cette transfiguration des objets du désir ou de l’affection.

            L’hypothèse de ce petit livre est de remarquer que Shakespeare a lu l’Arioste, y a réfléchi, lui empruntant ce nom, Orlando, pour le rêveur qu’il va, dans As you like it, mettre en scène.  Mais ce qu’il veut, lui, c’est comprendre comment ces nécessaires déconstructions peuvent s’accomplir. Et voyant bien que tout se joue dans l’emploi des mots il invente une jeune fille qui, obligée pour sauver sa vie de se déguiser en garçon, s’avise qu’elle peut profiter de cette vêture, qui empêche Orlando de la reconnaître, pour « guérir » ce rêveur, qu’elle aime, en transgressant dans ses conversations avec lui les façons figées, radicalement réductrices, dans lesquelles l’idéologie de la société enferme les femmes. Elle ne veut pas qu’il soit le nouveau Roland qui la détruira et se détruira. Elle emploie pour cette commune délivrance les ressources de la pleine parole, celle dans laquelle les mots en savent plus que les concepts auxquels on veut les réduire, et par leurs ambiguïtés, leurs sous-entendus ruinent d’emblée les constructions idéalisantes.

             Je n’ai pas tenté, toutefois, de faire dans ces pages une analyse d’As you like it, qui est une pièce complexe, où la pensée de Shakespeare, essentiellement intuitive, se cherche autant qu’elle se sait, et se risque, chemin faisant, à des aperçus très neufs sur la connaissance que prend de soi cette Rosalinde se refusant à ne dire que ce que la société veut lui faire dire. Mon dessein était d’inciter à lire la pièce, qui est chez Shakespeare au seuil même de la grande époque des tragédies, de cette particulière façon. Et de demander que l’on pense davantage à ce grand problème de l’idéalisation, qui prive les poèmes d’être pleinement poésie.