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Veritas fucata: l'art de la vérité diaphane dans l'Espagne médiévale et moderne

Veritas fucata: l'art de la vérité diaphane dans l'Espagne médiévale et moderne

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Université Michel de Montaigne)

Les médiévistes et les modernistes hispanistes de Bordeaux 3 qui appartiennent à l’axe Construction discursive du réel et stratégies d’appropriation : l’imaginaire de la modernité et ses dépassements dans les mondes ibériques et ibéro-américains (AMERIBER) souhaitent lancer un travail de réflexion sur les avatars de la véridiction, lorsque la vérité s’exprime du bout des lèvres ou de manière détournée. En effet, il existe une vérité qui, à l’opposé de la parrêsia étudiée par Foucault, peut être servie par un discours que travaille une certaine subtilité. À une époque où l’Europe connaît de profondes mutations, il n’est pas absurde de s’interroger sur la pertinence de la parole oblique.

Au Moyen Âge et à l’époque moderne, la quête de la vérité mais, également, la question de sa diffusion représentent des enjeux de tout premier plan. L’institution de l’inquisition moderne constitue un événement emblématique de ce point de vue. Toutefois, la question religieuse ne fait qu’accentuer et souligner une préoccupation plus générale à laquelle le discours engagé rend témoignage. En effet, elle est le reflet d’un monde rempli d’interrogations, dans lequel la parole et, partant, le discours, ne sont pas libres, qu’ils soient religieux ou spirituels, philosophiques ou scientifiques, historiques ou fictionnels. Pour cette raison, toute pensée qui s’oppose à une pensée orthodoxe, ou même se contente d’exprimer une divergence aussi minime soit-elle, doit être entourée d’un grand nombre de précautions si elle prétend se soustraire à la vigilance des censeurs – institutionnels ou autres – et atteindre son lectorat.

Comme le suggère Juan Luis Vivès dans les deux traités nommés Veritas fucata, le discours de vérité n’intéresse pas uniquement les sphères du pouvoir, qu’il soit politique ou religieux : il déborde la production écrite ressortissant à ces domaines. Les arts, notamment sous l’impulsion initiale de l’allégorisme médiéval, n’ont cessé de prétendre eux aussi tenir un discours de vérité où la semblance ne faisait que recouvrir une sénéfiance plus complexe jusqu’à laquelle le lecteur pouvait être conduit grâce au secours d’une main experte. À la Renaissance, dans un climat culturel profondément rénové, ces pratiques ne disparaissent pas et la parole continue de s’offrir dans son ambivalence de pouvoirs qui occultent et révèlent à la fois. Avec l’apparition de l’esthétique baroque, lorsque s’exacerbe la tension entre illusion et réel, les productions artistiques et discursives obligent leurs spectateurs, leurs lecteurs, à avancer dans un monde fictif qui les conduit vers une désillusion finale qui, souvent, leur avait été suggérée  bien avant dans l’oeuvre.

L’art de la vérité diaphane (déjà présent chez des auteurs antiques tels que Démosthène, Sur la couronne, Lucrèce, De la nature des choses, Le Pseudo-Longin, Du sublime), couvre ainsi des postures fort diverses, qui vont du plus pur respect de l’orthodoxie à l’expression d’opinions discordantes, voire hétérodoxes. En effet, le véritable message de certains textes orthodoxes peut devoir être préservé de la lecture du profane. D’autres textes, par-delà le sens obvie, reposent sur l’invitation implicite à progresser dans leurs méandres pour dégager une signification plus profonde. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire ouvertement et ne doivent pas tomber dans n’importe quelles oreilles.

La civilisation des moeurs, dont l’apparition est liée au renforcement de la sphère privée, instaure un langage subtil par lequel la sincérité, la vérité du moi, deviennent moins perceptibles. L’urbanité et le savoir-vivre proposent un arsenal technique de dissimulation de l’intériorité. Simultanément, l’art de l’opacité intérieure génère une culture de la véridiction subtile. De ce fait, et pour ne prendre que cet exemple, le bon courtisan n’est pas un flagorneur : c’est au contraire celui qui use de bonnes stratégies pour dire le vrai sans choquer.

Plusieurs chercheurs contribueront à cette réflexion lors d’une journée d’étude qui se tiendra à l’université Bordeaux 3 les 7 et 8 décembre 2011. Ce moment sera l’opportunité d’aborder les principaux champs de l’expression véridictionnelle à l’époque médiévale et moderne en Espagne. Tous les champs du discours pourront être abordés : littéraire, avec les genres picaresque et pastoral par exemple, politique (tacitisme, langage diplomatique, discours de légitimation de la pureté de sang…), religieux et spirituel (théologie spéculative, homilétique, kabbalisme chrétien…), scientifique et philosophique (textes hermétiques, innovations s’opposant partiellement aux vérités de l’orthodoxie…). On pourra emprunter diverses voies dans l’analyse. Pour autant, tournée vers la portée alèthurgique des formes discursives, cette journée d’étude ne propose pas d’interroger les procédés d’opacification, d’autocensure ou de travestissement étudiés par Léo Strauss (La persécution et l’art d’écrire, Pensées sur Machiavel) ; les chercheurs seront plutôt invités à repérer les indices et les mécanismes de dévoilement qui exhibent la transparence du voile et rendent audible la petite voix de la vérité, faussement muette. On retrouvera alors les figures rhétoriques que rencontre celui qu’on conduit sur la voie d’une vérité voilée (significatio, aposiopèse, périphrase, amphibologie, par exemple). De façon moins micro-structurelle, on pourra s’attacher à souligner et à étudier les formes (énigme) et procédés (allégorie, exemplum) qui peuvent constituer autant de stratégies au service de l’introduction d’idées peu conventionnelles ou innovantes. Il s’agira dans les deux cas de prêter attention aux indices d’une pensée subreptice, fonctionnant comme signaux à relever, qu’il serait opportun de mettre au jour et en perspective.