Questions de société

"Universités : Qui sacrifie qui ?" (Tribune publiée dans Sud-Ouest, 16/04)

Publié le par Florian Pennanech

Les universités françaises sont en grève depuis le 2février. Pendant neuf semaines, ce conflit social inédit a suscité dansles médias au mieux une indifférence polie, au pire des sarcasmesrituels. C'est seulement la semaine dernière qu'une offensive généralea été lancée contre le mouvement. Éditoriaux, tribunes et courrierssont apparus pour accuser les enseignants-chercheurs pêle-mêle decontinuer une grève alors qu'ils ont obtenu satisfaction, de manipulerleurs assemblées générales et, crime des crimes, de sacrifier leursétudiants !

Avouons-le : nous attendions ces réquisitoires avecimpatience. Nous nous étonnions que neuf semaines de grève passentpresque inaperçues. À quoi pensaient pendant ce temps les leadersd'opinion, les éditorialistes vertueux, les parents inquiets ? Leurindignation s'exprime quand nous annonçons ne plus être en mesured'organiser les examens. Que nous ne fassions pas cours ne lesembarrassait guère. Que nous renoncions à interroger les étudiants surce qu'ils n'ont pas appris les choque.

Qu'on nous permette de trouver cette indignation paradoxale.

Ceux qui bradent l'Université s'appellent Xavier Darcoset Valérie Pécresse. Les deux projets que la communauté universitairerefuse organisent le sacrifice de l'Université, si l'on tient à cettemétaphore, sur l'autel double des économies budgétaires et del'idéologie. Le projet Pécresse de réforme du statut desenseignants-chercheurs n'a qu'un but : nous faire effectuer des heuressupplémentaires gratuites. Malgré quatre rédactions successives dudécret, cette disposition essentielle y figure encore, sous le nom decode de « modulation ».

Le projet Darcos qui, dans la même novlangue, s'appelle« mastérisation », est trop complexe pour qu'on énumère ici ses effets.Disons seulement que s'il s'applique, on créera deux corpsd'enseignants : d'une part des fonctionnaires, de moins en moinsnombreux, au savoir amputé de tout ce qui permet de penser, et d'autrepart des contractuels « mastérisés », munis de diplômes inégaux etnégociables sur le marché selon la loi de l'offre et de la demande.C'est parce que nous pensons que cette perspective n'est pas digne dela société française que nous préférons neutraliser un semestre plutôtque de nous y résigner. Nombreux sont ceux qui avaient senti le dangerpuisque, hors outre-mer, une seule académie a préparé la mise en placede ces fameux masters pour septembre !

Il est temps que les ministres nous voient ! Car s'ilss'obstinent après Pâques, ils nous condamneront à renoncer aux examensde juin. Au-delà, s'ils menacent par leur silence la délivrance desdiplômes, ils mettront en péril l'inscription des étudiants à larentrée de septembre. Prisonniers d'une idéologie qui voit dansl'Éducation nationale une institution soviétique, les deux ministresignorent superbement la réalité. Le calendrier la leur rappelle.L'inquiétude des parents et la vindicte des éditorialistes pourraient yaider si elles interpellaient les vrais fauteurs de troubles.

Comme nos étudiants le savent, nous aimons enseigner,nous voulons le faire dans des conditions acceptables et nous sommesattachés aux diplômes que nous avons conçus et mis en place. C'estjustement pour en préserver la valeur, au sein de l'École républicaine,du service public de l'Éducation et de la République tout entière, quenous luttons, car nous voulons conserver de l'université l'image d'uneinstitution qui résiste et ne se couche pas devant les menaces pesantsur l'avenir de tous les citoyens.

Les signataires : PhilippeAraguas, professeur d'histoire de l'art médiéval, Christian Bouquet,professeur de géographie, Jean-Paul Engélibert, professeur delittérature comparée, Yves-Charles Grandjeat, professeur de littératureaméricaine, Christine Lévy, maître de conférences, langue etcivilisation japonaises, Jean-Claude Pastor, maître de conférences,langue et civilisation chinoises, Christophe Pébarthe, maître deconférences, histoire, Marc Saboya, maître de conférences, histoire del'art contemporain, Jean Terrel, professeur de philosophie, AntoineVentura, maître de conférences, études latino-américaines. Tous lessignataires sont enseignants-chercheurs à l'universitéMichel-de-Montaigne Bordeaux 3.