Questions de société

"Université : le point de non retour", par L. Bouvet (Blog 01/04/09)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : SLU)

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Après deux mois de conflit entre le gouvernement et lacommunauté universitaire, le fossé de l'incompréhension s'est creusé.Aujourd'hui, le point de non retour semble atteint tant le gouvernementrefuse de discuter, au fond, des revendications des universitaires etdes chercheurs. Il se contente de concessions marginales, de façade,afin de tenter de mettre en difficulté un mouvement inédit par sonampleur et sa durée devant l'opinion publique. Face à ce refus dudialogue, le mouvement se radicalise, non seulement à travers ses modesd'action mais surtout l'approfondissement de ses revendicationselles-mêmes : la remise à plat de l'ensemble du système universitaireet de recherche. A l'occasion de cette mobilisation, c'est toutel'université française qui s'est levée pour prendre, pour la premièrefois depuis bien longtemps, la parole et dire ses maux et sesdifficultés. C'est l'université tout entière qui a porté sur la placepublique ce qui est vécu depuis tant d'années à l'abri des murs descampus : le manque criant de moyens face à la massification del'enseignement supérieur, la dégradation du statut d'universitaire dansla société, l'impossibilité de tenir décemment son rang face auxcollègues et établissements étrangers, la surcharge croissante due à detâches administratives en tout genre alors que les universitaires sontstatutairement des « enseignants-chercheurs », etc.

Le pari hasardeux du gouvernement

Alors que le gouvernement parie désormais sur laconscience professionnelle des enseignants-chercheurs afin que l'annéeuniversitaire ne soit pas définitivement compromise à l'approche de lafin du second semestre de cours, la mobilisation ne faiblit pas malgréquelques apparences trompeuses que s'empressent de relayer les médias.La radicalisation du mouvement (occupation de plus en plus fréquentedes bâtiments, allongement de la liste des revendications…) n'estfinalement que le sommet émergé de l'iceberg de la détermination desuniversitaires et des chercheurs face au mépris et aux attaques dontils ont fait l'objet depuis des semaines tant de la part dugouvernement que des médias qui ont complaisamment relayé son discours.Les quelques concessions mineures faites par les deux ministres encause (Valérie Pécresse sur le statut des universitaires et XavierDarcos sur la « mastérisation » de la formation des maîtres) n'ont paspermis d'éteindre l'incendie. Elles ont plutôt renforcé le sentiment dese trouver face à un pouvoir à la fois totalement dépassé par lesévénements et crispé sur son vade-mecum idéologique.

On mentionnera simplement ici, pour mémoire, car cen'est déjà plus le sujet, la gestion calamiteuse de la crise par legouvernement : refus d'ouvrir des discussions face aux premièrescontestations des mesures annoncées, provocations du Président de laRépublique lui-même (discours du 22 janvier) alors que la tensionmontait, cafouillage ministériel (annonces contradictoires, nominationde médiateurs…), etc. Bref, tout semble avoir été fait pour laisser lasituation se dégrader et la mobilisation se durcir, comme à dessein.Nombre d'universitaires, dont les témoignages abondent dans ce sensdepuis deux mois, ont été frappés non seulement par le manque deconsidération à leur égard mais encore par le fait qu'on les traite àla manière d'une corporation égoïste, arc-boutée sur ses« privilèges », facilement achetable avec quelques colifichets(augmentation des primes individuelles, accélération de quelqueséchelons de leur carrière, élargissement des contingents depromotion…) ; rien en revanche sur la réalité du travail universitaireau quotidien, sur l'alourdissement des charges administratives etd'encadrement des étudiants par exemple. Le gouvernement a tentéd'imposer aux universitaires des réformes dont ils ne voulaient pasparce qu'elles ne correspondent tout simplement pas à la réalité deleur métier ; et il a refusé de répondre à leurs demandes concrètes etprécises tant sur le financement que sur les réformes nécessaires etutiles du système actuel.

Les médias ont, dans leur grande majorité, adopté uneposture crypto-poujadiste qui les déshonore en choisissant destigmatiser universitaires et chercheurs sur leur prétendu refus d'êtreévalués ou encore en amplifiant l'antienne gouvernementale etprésidentielle sur les fonctionnaires fainéants, surpayés etimproductifs. Qu'il s'agisse d'un choix éditorial délibéré ou d'unréflexe de soumission au pouvoir, on peut considérer ce traitementmédiatique comme tout à fait étonnant quand on sait la manière dont lesjournalistes sont considérés et traités par ce même pouvoir ! Le seulélément de consolation en la matière vient de ce que « l'opinionpublique » – celle-là même que des médias aux ordres tententvisiblement d'amadouer – ne leur fait plus aucun crédit quand ellen'abandonne pas tout simplement leur fréquentation.

La prise de conscience du « corps universitaire »

Plus profondément, ce que ni les médias ni legouvernement n'ont vu ou voulu voir à l'occasion du mouvementuniversitaire des dernières semaines, c'est que pour la première foisdepuis bien longtemps – sans doute 1968 – l'université françaises'interroge sur elle-même. Au travers des formes les plus variées decette mobilisation, à travers le dialogue jamais rompu avec lesétudiants dans les amphis et les salles de cours, c'est toutl'université qui débat de son rôle, de son utilité et de ses formesinstitutionnelles, et ce bien au-delà des revendications plustraditionnelles et légitimes sur les moyens dont elle est privée depuisdes décennies ou sur le statut de tel ou tel. Pour la première foisdans la carrière de l'immense majorité du « corps universitaire »(Vincent Descombes), c'est l'occasion d'une prise de conscience. Pourla première fois aussi, une mise à plat de tout ce qui ne va pas estdevenue possible.

C'est le gouvernement lui-même qui par son manque devision d'ensemble, sa méconnaissance de la réalité universitaire et sonaveuglement face à des revendications immédiatement disqualifiées commecorporatistes, a conduit à cette mise à jour à la fois collective etchez chacun des membres de ce corps commun auquel pour la première foisbeaucoup ont pu se sentir pleinement appartenir. En cela, legouvernement a à la fois réussi quelque chose d'inédit et totalementéchoué par rapport à ses intentions.

C'est en raison de ce mouvement profond qu'aujourd'hui,ce n'est plus telle ou telle réforme qui est contestée dans son contenumais l'inspiration générale de toutes les réformes imposées par legouvernement. Ce ne sont plus seulement les modalités d'application dela loi LRU qui sont en cause mais la loi elle-même. Le gouvernement etles présidents d'université qui l'ont co-écrite n'ont finalement faitqu'aggraver la situation antérieure sans résoudre aucun des problèmesstructurels posés à l'université. Ils ont construit cette loi sur deuxerreurs fondamentales : prétendre donner l'autonomie aux universitésalors que les pouvoirs ont été concentrés dans les mains des seulsprésidents ; être dans son principe même la déclinaison d'une formed'idéologie qui ne dit jamais son nom, celle de la « nouvelle gestionpublique » (New Public Management). Bref, cette loi est née de larencontre d'une volonté de concentration des pouvoirs qui ne peutconduire qu'à une forme d'autoritarisme bureaucratique et del'aspiration à un managérialisme dont le seul propos est finalement deréduire à tout prix le coût du service rendu au public sans sepréoccuper un seul instant de sa qualité.

Si la loi LRU avait bel et bien été dénoncée commetelle lors de son adoption au coeur de l'été 2007 – à l'abri des regardsuniversitaires et étudiants… –, si certains ont immédiatement vuqu'elle entraînerait tout le système à la fois dans l'abîmebureaucratique et dans les affres du pouvoir personnel, il a néanmoinsfallu attendre son entrée en vigueur début 2009 dans une vingtained'universités et surtout d'en mesurer les conséquences directes sur lesuniversitaires (définition du métier, service d'enseignement, carrière,évaluation…) puis son accompagnement budgétaire pour que chacun prenneconscience de l'ampleur du changement qu'elle induit et des risquesqu'elle comporte. Le coeur du problème soulevé par cette loi a pu enfinêtre mis à jour. La loi LRU est une conséquence directe, appliquée àl'université, de la mise en oeuvre de nouvelles règles de gestionpublique (LOLF, RGPP...) qui au prétexte d'une meilleure efficacité del'administration et du service public suivant des principes issus dumanagement privé, conduisent essentiellement à des économies d'emplois.Or, il y a là, concernant l'enseignement supérieur et la recherche, unparadoxe qui est à l'origine de l'incompréhension fondamentale entregouvernement et universitaires : comment en effet prétendre d'un côtéque l'on veut faire entrer la France dans la désormais fameuse« société de la connaissance et de la l'innovation » tant vantée parl'Union européenne tout en refusant de mettre les moyens suffisants –et de les mettre là où ceux qui connaissent leur métier le demande –susceptibles de répondre à l'exigence que l'on s'est ainsi soi-mêmefixée ?

Sortie de crise ?

Le seul débouché réel, c'est-à-dire politique et viableà long terme, de la crise actuelle, est d'accepter de remettre à platl'ensemble des réformes entreprises ces dernières années pour ouvrirune discussion générale, un débat public devant l'ensemble desFrançais, sur l'enseignement supérieur et la recherche : quel systèmed'ensemble voulons-nous ? Pour quels objectifs ? Avec quels moyens ? Aquelle échéance ? C'est le prix, élevé, que devra payer le gouvernementpour son incurie et sa dérive idéologique. Mais c'est aussi une chanceincroyable pour la société française : pouvoir enfin débattre de sonavenir et des conditions dans lesquelles elle veut l'aborder. La« sortie de crise » dont on parle tant aujourd'hui à propos del'économie mondiale passe aussi par une place plus grande accordée enFrance à l'enseignement supérieur et la recherche.