Questions de société

"Une armée industrieuse de réserve", par J. Broda, L'Humanité, 21/03/09

Publié le par Bérenger Boulay (Source : SLU)


Qu'est-ce que la condition sociale de l'étudiant aujourd'hui ?

Selon une enquête réalisée par le CROUS (Marseille),25 % des étudiants n'ont pas 100 euros par mois pour manger, en Franceplus de 100 000 vivent en dessous du seuil de pauvreté, le Secourspopulaire collecte dans les restaurants universitaires, distribue descolis alimentaires… Depuis dix ans, nous assistons à une paupérisation,prolétarisation accrue des étudiants. Véritable « armée industrieuse deréserve », ils prennent la crise de plein fouet. Leur avenir incertainne justifie en rien les sacrifices inouïs auxquels ils consentent ;leur proposer de s'endetter pour s'en sortir, selon le modèle subprime,est un scandale.

Main-d'oeuvre juvénile, souvent soumise, ils se plientaux conditions des stages non rémunérés, aux petits boulots payés aulance-pierres, travail au noir compris. Depuis novembre 2008, àMarseille, l'intérim est divisé par deux, les travailleurs précairesdont nombre d'étudiants n'ont plus de ressources pour vivre. Pourautant, la conscience de classe se développe-t-elle ? On le sait, laprécarité est un obstacle à la lutte et à la conscience. Marginalisé,fragilisé, le travailleur pauvre ou l'étudiant pauvre y regardent àdeux fois avant de s'engager. La conquête des droits se pose souventcomme opposée à la survie, quand demain est absolument incertain. Toutfaux pas, tout risque, le ticket de bus, de métro, de resto U estcompté, et parfois on hésite, on a peur, on se désolidarise ; d'autresfois on fait le pas, on s'engage, la peur de perdre le semestre, etdonc la bourse.

Le travail, le travail salarié, la moitié d'entre euxconnaissent depuis très jeunes. Certaines filles aident aux tâchesménagères depuis l'âge de six ans ; véritables mères de substitution,elles prennent à bras-le-corps la famille.

À huit ans, des fils accompagnent leurs mères faire lesménages, les pères sur les chantiers. Pour trois sous, ils sacrifientune adolescence volée…

Puis, vient le temps de l'exploitation légale desQuick, McDo, péages d'autoroute, l'intérim à décrasser la cale desnavires… Paradoxalement, s'ils dénoncent les conditions de travail, lesétudiants ne remettent pas en cause l'exploitation comme forme généraleet générique, ils ont le sentiment qu'ils ne font que passer : ilssubissent, ils enchaînent, ils n'ont pas le choix. Ils prennentrarement contact avec les syndicats, quand ils existent. Très peud'entre eux sont syndicalisés dans les organisations étudiantes (UNEF,UEC, SUD).

Hiatus profond, l'individualisme et le fatalisme ontfait des ravages sur plusieurs générations, laissant aujourd'hui denombreux jeunes en panne d'inventivité révolutionnaire. Il ne suffitpas de s'opposer (CPE, LRU) pour être une force transformatrice,créatrice de nouveaux rapports sociaux, d'une radicalité qui faitlargement défaut, quant à remettre en cause la toute-puissancefinancière, celle qui précisément fait de vous une armée industrieusede réserve. La situation est encore plus complexe au sein des rapportssociaux qui nouent l'université et dans lesquels les étudiants sontpris, dans l'espoir d'un diplôme ouvrant sur un emploi ! Ici encore, laresponsabilité des pouvoirs est masquée, l'incapacité intériorisée, entermes d'orientation, d'incompétence, de trop peu d'expérience, commesi le but de l'accumulation capitaliste était la création d'emplois,stables, durables !

L'université vit cette contradiction d'une manièreparadoxale, à vouloir lui faire intérioriser la norme capitaliste, ycompris dans la pensée du travail universitaire, tous ne voient pas queles étudiants sont pris dans une double injonction à se soumettre touten espérant. La nouvelle armée industrieuse de réserve, dont on utiliseles muscles, les nerfs, les cerveaux, l'espoir, doit prendre consciencede son rôle et de sa puissance. La puissance à penser, inventer, serévolter, s'organiser, s'allier. Ici, la conscience de classe pourraitvenir de l'intérieur : chaque étudiant s'autorise à renouer avec sonorigine, son origine de classe, sociale, populaire. Nous sommes tousdes enfants d'immigrés, qui devraient lutter aux côtés dessans-papiers !

Le moment est venu des convergences autour d'un projetpolitique fort. La jeunesse, les étudiants jouent un rôle majeur, ilsne sont pas une force d'appoint, ils sont l'énergie du futur. Il nesuffit pas de défiler, crier sa révolte ; lui donner une forme, uncontenu, un projet autour de la gratuité des études, de l'allocationd'autonomie, de la démocratie économique, est urgent. La convergencedes intellectuels, des couches dites populaires, des arméesindustrielles et industrieuses de réserve, risque alors de frapper fortl'éclosion du printemps.