Questions de société

"Un monde où les professeurs d'anglais ne connaîtront rien à Shakespeare" (Médiapart, 04/03)

Publié le par Florian Pennanech

Laréforme en cours de la formation des enseignants du primaire et dusecondaire met en pièce ce qui fait l'excellence de notre systèmeuniversitaire.

Par Pierre Dubois, professeur àl'université de Tours, Nathalie Vienne-Guerrin, professeur àMontpellier 3, Sarah Hatchuel, professeur à l'université du Havre.

Imaginez un monde où les professeurs d'anglais de vosenfants ne connaîtront rien à Shakespeare.Imaginez un monde où les professeurs d'histoire-géographie de vosenfants sauront tout juste ce que le livre scolaire de chez Hachetteleur a appris. Imaginez un monde où les professeurs de mathématiques nepourront résoudre les problèmes qu'ils donneront à leurs élèves sans lelivre du maître parce qu'ils n'auront pas un niveau suffisant dans leurdiscipline.

Inimaginable, et pourtant voilà ce que le gouvernementvoudrait que les universités françaises acceptent sans broncher, enimposant ce qu'il appelle une « réforme » des concours.

L'une des missions de l'université est de former lesenseignants des collèges et lycées en les préparant aux concours derecrutement des enseignants du secondaire. Dans le système actuel,après avoir obtenu une licence, l'étudiant se destinant au métierd'enseignant passe une année à préparer le concours du CAPES et, s'ill'obtient, devient fonctionnaire stagiaire, rémunéré par un salairefixe de 1300 euros par mois. Il enseigne alors quelques heures encollège/lycée (stage en responsabilité) tout en suivant une formationprofessionnelle en alternance au sein d'un IUFM (Institut Universitairede Formation des Maîtres).

Les concours fournissent le socle de connaissances etde compétences essentiel à la formation et à l'éducation de tous, auplus haut niveau et à l'échelle nationale. Les concours sont lesgarants d'un recrutement équitable et durable sur tout le territoirefrançais. Les concours permettent de préserver, d'enrichir et de fairevivre les patrimoines culturels, grâce à des programmes précis, fixéschaque année, couvrant un vaste champ disciplinaire et garantissant uneconnaissance intime des sujets.

Or, voilà que le Ministre de l'Education nationale etle Ministre de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche, soucieux depromouvoir l'« excellence », s'accordent pour mettre en pièces ce quifait précisément l'excellence de notre système.

Que l'on en juge.

Un étudiant qui aspire à devenir enseignant devra,après sa Licence, s'inscrire en Master, une formation sur deux ans oùon lui demandera de se former à la recherche (rédaction d'un mémoire),de préparer un concours et de faire des stages dans le secondaire. Dansce dispositif, il est clair que soit le mémoire de recherche serasacrifié, soit le concours sera vidé de tout contenu exigeant. Quant àl'année de stage rémunéré et de formation en alternance, elle disparaîttotalement.

En première année de Master, l'étudiant devra effectuerdes semaines de stages « passifs » dans des collèges/lycées en simpleobservateur. Un temps précieux qu'il ne passera pas à étudier lesmatières de sa discipline. En deuxième année, il passera les épreuvesdu concours et effectuera des stages « actifs » devant des classes encollège, rémunéré 3000 euros pour 108h de cours maximum. Or, lesrectorats ont déjà affirmé qu'ils ne pouvaient garantir un nombre destages suffisants pour que chaque étudiant préparant les concourspuisse avoir une expérience en collège ou lycée. S'il obtient leconcours et le Master, le nouvel enseignant sera immédiatement propulsédevant les élèves des collèges, sans année de stage rémunéré, sansformation en alternance, avec un service complet à effectuer au mêmetitre que les enseignants chevronnés.

Il est aisé de comprendre les risques que fait peser un tel système sur l'Education Nationale.

1- Un bataillon d'étudiants « reçus » au Masterd'enseignement mais « collés » au concours, pourront être recrutéscomme vacataires, au coup par coup, pour quelques heures deremplacement dans les collèges et lycées, sans obtenir un poste stablede fonctionnaire, sans congés payés, sans perspective d'avenir. Dans cesystème, il sera également possible, à terme, de dissocier la réussiteau concours de l'obtention d'un poste de titulaire ou bien de faciliterla suppression pure et simple des concours. Les étudiants« mastérisés » iront frapper aux portes des établissements, espérantêtre embauchés en CDD, voire en CDI s'ils ont de la chance, maiscertainement pas comme fonctionnaire d'Etat.

2- Les concours sont vidés de leur contenudisciplinaire, notamment pour permettre aux étudiants de les préparertout en rédigeant des mémoires de Master et en effectuant des stages.Il n'y a plus de programme précis. Les étudiants seront interrogés sur« les programmes des collèges et lycées » et sur le « systèmeéducatif » en général. Au lieu de prouver leur capacité à réfléchir etleurs connaissances disciplinaires, les étudiants devront avant toutmontrer qu'il sauront obéir à leur hiérarchie.

Sous prétexte de revaloriser le salaire des jeunesenseignants (puisqu'ils seront recrutés à BAC+5), le gouvernementsouhaite avant tout réduire le nombre de fonctionnaires et créer unemain d'oeuvre qui pourra être recrutée en CDD par les collèges/lycéeset qui menacera, à terme, le statut de toute une profession. Dansl'urgence et sans concertation aucune avec les universitaires et lesenseignants, le gouvernement impose en force une « réforme » qui vaattaquer de plein fouet le service public d'Education Nationale.

Résumons : les nouveaux enseignants seront non seulement moins bien formés mais aussi précarisés.

Exemple concret des conséquences aberrantes d'un telprojet : Shakespeare ne sera plus étudié au CAPES d'anglais, puisqueShakespeare ne figure pas au programme d'anglais des collèges etlycées. Si Shakespeare est enseigné dans le secondaire, c'est biensouvent en cours de français. Cela veut-il dire que seuls les étudiantsse préparant au métier de prof de français auront l'honneur et leplaisir d'étudier le monument de la culture anglaise ?Le Ministère répond que le Barde pourra toujours être enseigné au seindes Masters. Mais tout dépendra des Masters mis en place dans chaqueuniversité. Bienvenue au règne de l'arbitraire et du localisme et à lafin de l'idéal républicain dans notre pays.

Les conséquences sur la recherche seront tragiques. Denombreux étudiants font de la recherche après avoir étudié une oeuvre ouune question au concours qui les a passionnés. Avec des programmes nondéfinis et généralistes, les vocations risquent de ne plus être aurendez-vous. Qui voudra tenter un Master Recherche alors qu'un MasterEnseignement préparera à un emploi éventuel ? Qui voudra tenter sachance à l'agrégation (où les postes sont en si petit nombre) si lesprogrammes sont totalement dissociés des programmes du CAPES ?

Les « réformes » signent ni plus ni moins la mort desdisciplines à l'université, tout particulièrement dans lesétablissements de province.

Les Licences de langues n'auront plus de raison deproposer aux étudiants l'étude de la littérature du XVIème siècle, parexemple, si cette dernière n'est plus au programme des concours.L'Université deviendra un lycée-bis, où l'on répétera les programmesdes collèges et lycées afin de préparer les étudiants à enseigner lesprogrammes des collèges et lycées. La boucle stérile sera bouclée. Laproduction de nouveaux savoirs sera terminée.

Le formatage va remplacer la formation. Laprécarisation va remplacer la sérénité et la liberté (de parole, depensée) qu'apporte un emploi stable.

Il ne s'agira plus dorénavant de former les futursenseignants à des disciplines exigeantes et à l'exercice de leursfacultés critiques. Il est question ici de formater des personnelsdociles, rompus aux arcanes des règles internes de l'Éducationnationale, en lieu et place de spécialistes compétents dans leur champd'étude.

Est-ce en réduisant la connaissance approfondie desmatières enseignées que l'on armera les futurs maîtres à mieux gérer etanimer leurs classes ? Comment les élèves pourraient-ils respecter desenseignants qui n'auraient pas toute confiance dans leurs compétencesdisciplinaires ?

Ce qui se joue est d'une importance cruciale. Il y va àla fois des cursus de formation universitaire et de l'avenir même de laqualité de l'enseignement secondaire. Si ces mesures sont mises enapplication, les professeurs de demain en seront réduits à n'avoir pourseul guide dans leur matière que le « livre du maître », dont ils nepourront ni mesurer la pertinence, ni se défaire, puisqu'ils n'aurontpas les compétences nécessaires pour le juger de façon critique.

Depuis plusieurs mois, face à cette entreprise dedémolition, un nombre sans cesse croissant de professeurs et de maîtresde conférences, de départements universitaires, de conseilsd'administration d'universités, de sociétés savantes etprofessionnelles, dénoncent ce projet avec véhémence.

Nombre d'universitaires en appellent à la sociétécivile et à toutes les forces du savoir, de la culture et del'intelligence pour qu'un sursaut citoyen ait lieu dans ce pays avantqu'il ne soit trop tard. Ils demandent un sursaut de conscience, unsursaut citoyen, pour que cette réforme inacceptable soit rejetée etqu'une véritable discussion s'engage entre le ministère et lesuniversités pour élaborer un projet cohérent de modernisation desconcours de recrutement.