Questions de société

"Un assassinat invisible et sans violence", par G. Pigeard de Gurbert (L'Humanité, 18/06/09)

Publié le par Bérenger Boulay


I. La stratégie du laissez-faire

La stratégie propre à la gouvernementalité néolibéraleconsiste à obtenir d'une population le comportement désiré, non pas enlui interdisant de faire, mais en lui faisant faire, tout enmaintenant, au niveau de la propagande, l'ancienne idéologie libéraledu laissez-faire. Tel est bien le ressort de la réforme actuelle quisemble se préparer concernant la place de la philosophie au lycée.C'est déjà le même mécanisme qui permet à un élève de première depasser en terminale contre l'avis du conseil de classe et sans avoir àpasser devant une commission d'appel : d'un côté, suppression manifestede l'interdiction de passer en terminale et démantèlement subreptice dudroit de redoubler (dont le gain pédagogique est considérable mais lecoût économique important) et, de l'autre, création d'une nouvelleliberté qui se présente comme un laissez-faire, en l'occurrence commeun laissez-passer. Dans la réalité, ce sont des populations entièresque l'administration scolaire fait passer en terminale dans l'intentionde gérer les flux d'élèves de façon à éviter tout encombrement onéreuxen classe de première. Au niveau individuel de l'élève et de safamille, cette possibilité est vécue comme une nouvelle liberté defaire alors que dans les faits elle fonctionne comme un dispositif trèsefficace de gestion à bas coût des flux d'élèves : par ici la sortie !

Du reste, les seuls et rares élèves de première àaccepter encore le redoublement prononcé par le conseil de classeviennent de milieux favorisés et au fait du système scolaire,conscients de l'utilité pédagogique et de la légitimité du droit deredoubler. Le cursus scolaire de tous les autres élèves est géré defaçon exclusivement administrative selon un impératif économique et nonplus pédagogique. De même, la réforme en cours des lycées revendiquehaut et fort une nouvelle liberté pour les élèves, celle de choisir desuivre ou non un enseignement philosophique lourd, en faisant d'unepartie de celui-ci une option, alors qu'on cherche de cette façon àfaire renoncer les élèves littéraires à la philosophie, avec ici aussiquelques économies à la clé. Sans parler des économies substantiellesque permettrait le passage à un module de trois heures pour les élèvesqui en ont actuellement quatre ou huit, économies qui ne seraientaucunement compromises par l'éventuel passage des séries technologiquesde deux à trois heures, du fait du dédoublement ordinairement derigueur dans ces séries.

Cette stratégie du faire-faire s'inscrit directement etexplicitement dans la logique néolibérale de la lettre-programmeadressée par Nicolas Sarkozy « aux éducateurs » à la rentrée 2007, quientend réconcilier l'école avec « le monde de l'entreprise » (p. 21) enl'adaptant « aux attentes de la société » (p. 24) et en la soumettant àun « objectif économique » (p. 30). Il s'agit bel et bien de dissoudrel'exigence scolaire dans l'impératif économique. Telle est désormais lamission de l'administration des populations scolaires : veiller à ceque « l'économie dispose d'une main-d'oeuvre bien formée » (p. 30).Dans ces conditions, laisser la liberté de choisir l'option philosophieou pas permet effectivement de faire faire le choix conforme auxattentes de l'économie sans avoir besoin d'interdire de faire de laphilosophie autant qu'à l'heure actuelle. Ce droit à la liberté dechoisir s'impose comme une évidence imparable, pétrie de bon sens : onne va tout de même pas forcer les jeunes à faire de la philosophie,qui, soit dit entre nous, ne sert pas à grand-chose. Déjà que la Princesse de Clèves, c'est prise de tête, forcer les jeunes à se farcir du Kant, c'est carrément n'importe quoi.

Rien d'étonnant dans ces conditions à ce que laformation continue des professeurs eux-mêmes soit visée et revue à labaisse : non seulement il y a là encore des économies à faire, mais lareprésentation du savoir ou de la pensée comme une marchandise qui sepossède rend aveugle au processus continu d'approfondissement, voire demutation de la pensée. Tout professeurs que nous soyons, nous faisonsl'expérience quotidienne de la nécessaire poursuite de notre formation,et notamment dans le travail en commun comme lieu privilégié du partageréciproque de nos lumières et de nos doutes respectifs : « Penserions-nousbeaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsidire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées etauxquels nous communiquons les nôtres ? » (Kant). La formationcontinue des professeurs n'est rien de moins que cet espace public oùne cesse de se faire et de se refaire l'enseignement philosophique. End'autres termes, c'est le garant de sa vitalité. En diminuant laformation continue, c'est bien à la vie de l'enseignement philosophiqueque l'on attente.

II. Les paralogismes de la raison néolibérale

Deux dangers immédiats menacent la philosophie aulycée. Il y a d'une part cet assassinat invisible et sans violence del'enseignement philosophique par la réduction du volume horaire descours et de la formation. Terminé, les huit heures en sérielittéraire : qui serait assez fou pour choisir un tel horaire avec uncoefficient en conséquence à l'examen pour une matière dont larentabilité économique échappe ? Si les élèves n'en veulent pasdavantage, on ne va quand même pas les gaver de force ! On doitrespecter la volonté des élèves. Mais, au-delà du cas symbolique de lasérie littéraire, le passage à trois heures de base pour tous lesmodules opérerait de fait une diminution globale de l'enseignementphilosophique, tout en ayant l'air de l'étendre.

À ce compte-là d'ailleurs, pourquoi ne pas laisser les élèves degrande section de maternelle choisir s'ils veulent apprendre à lire età écrire en CP ou passer en garderie équipée de jeux vidéoformidables ? Il serait pourtant intéressant de demander aux élèves determinale L à la fin de l'année, une fois le baccalauréat passé, s'ilschoisiraient de faire autant de philosophie si c'était à refaire,maintenant qu'ils sont à même d'en juger.Il y a d'autre part une dénaturation annoncée du peu de philosophie quiva rester. À la passion des problèmes on va substituer un contrôle dessavoirs. On voudrait se débarrasser de ce qu'il y a d'obscur dansl'existence, de ce qui fait que vivre et agir sont des sauts continusdans l'incertain, et que penser, dans ces conditions, c'est improviser.Vouloir éliminer la nécessaire dimension d'improvisation de l'épreuvede philosophie du baccalauréat, c'est vouloir supprimer la philosophieen n'en gardant que le nom. On cherche aveuglément à sécuriser lesparcours. Sécurité ! Sécurité ! Même pour Wittgenstein, qu'on nesaurait certes taxer d'obscurantisme, « dans tout problème un peusérieux l'insécurité descend jusqu'aux racines. » Ici la propagandemobilisée est celle de l'objectivité du contenu évalué contre lasubjectivité du « penseur » privé. Quant au contenu, on commence parposer séparément les consonnes (les notions) et les voyelles (lestextes) et on se récrie : comment, on veut exiger d'enfants de six ansqu'ils lisent des mots ? Avez-vous idée de ce que c'est qu'un mot ? Sidéjà ils connaissaient par coeur les consonnes et les voyelles, ceserait déjà bien pour eux.

Eh bien, c'est à ce pur B.A. déchargé de la corvée du « BA » qu'onveut réduire l'enseignement philosophique en posant dans uneextériorité réciproque aussi abstraite qu'inopérante texte et concept,problème et argument, toutes choses qui n'en sont en réalité qu'une etque le programme appelle tout simplement « notions ». Impossible eneffet de lire un texte sans définir ses concepts, impossible deconcevoir un argument sans saisir le problème qu'il pose. Mais on nousdit : Ah ! pour vous ça semble peut-être simple, mais les élèves, yavez-vous pensé ? À croire que nous ne passons pas notre temps dans nosclasses et qu'on prétend, depuis l'observatoire de la rue de Grenelle,nous apprendre à connaître nos propres élèves ! S'il y a quelque chosede cartésien dans notre enseignement philosophique, c'est bien cetteidée que Polyandre (à la lettre « Monsieur Tout-le-Monde ») est plus àmême de faire de la philosophie qu'Epistémon (« MonsieurJe-Sais-Tout »). La virginité de l'un a valeur de disponibilitécependant que l'érudition de l'autre fonctionne comme un obstacle. Maisc'est tout autant la dimension kantienne de l'enseignementphilosophique qui ne se propose aucunement de former, pour reprendre lebon mot de Kant, ces « géants de l'érudition, qui en sont aussi lescyclopes, car il leur manque un oeil : celui de la vraie philosophiequi permet à la raison d'utiliser opportunément cette masse de savoirhistorique qui pourrait charger cent chameaux ».Ce qui a bel et bien commencé et qui produit d'ores et déjà ses effetsdésastreux, c'est la diminution drastique des postes aux concours derecrutement de professeurs. Quel meilleur moyen de réduire la place dela philosophie au lycée et dans les universités que d'en tarir lasource même ?Plus largement et au-delà de l'enseignement philosophique, c'est lesens de l'école qui est la cible du néolibéralisme actuel, puisqu'enfait, c'est une bonne partie du cursus - tout ce qui n'entrerait pasdans le minimal tronc commun - qui relève de cette « liberté » dechoisir : faire ceci ou cela pendant un temps, changer, picorer. Pourmesurer l'écart entre ce démantèlement de la culture dans le cadreéconomique et idéologique actuel et le rôle de la culture dans lelibéralisme, on peut par exemple lire ce texte de De Gaulle de 1934cité par Philonenko dans ses Essais sur la philosophie de la guerre :« La véritable école du commandement est donc la culture générale. Parelle la pensée est mise à même de s'exercer avec ordre, de discernerdans les choses l'essentiel de l'accessoire, d'apercevoir lesprolongements et les interférences, bref de s'élever à ce degré où lesensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustrecapitaine qui n'eût le goût et le sentiment du patrimoine de l'esprithumain. Au fond des victoires d'Alexandre, on retrouve toujoursAristote. »

(*) Docteur en philosophie de l'université deParis-I, auteur de 7 Leçons philosophiques pour préparer lebaccalauréat (Éditions Ellipses, 2008), le Mouchoir de Desdémone(Éditions Actes Sud, 2001), Si la philosophie m'était contée (ÉditionsLibrio, 2000).