Questions de société

"Un accroc dans le tissu de la recherche", par B. Cassin et Ph. Büttgen (Libération, 8/5/8).

Publié le par Marc Escola


Dans Libération, jeudi 8 mai 2008 :
« Un accroc dans le tissu de la recherche »
par PHILIPPE BÜTTGEN chercheur au Laboratoire d'études sur les monothéismes (CNRS, EPHE, université Paris-Sorbonne)
et  BARBARA CASSIN Directrice du Centre Léon-Robin de recherches sur la Pensée antique (CNRS, université Paris-Sorbonne, ENS-Ulm).



En matière de recherche, voici comment parle l'ambition gouvernementale : «Le partenariat peut être différencié en fonction de la nature des organismes, de leur interaction avec l'université, du secteur disciplinaire concerné et du poids des unités mixtes de recherches, par rapport à l'ensemble des laboratoires de l'université. Il faudra simplement veiller à ce que les modalités du partenariat permettent l'expression d'une politique scientifique de site par les établissements universitaires, compatible avec la vision nationale que portent les organismes de recherches.

L'objectif reste d'assurer une structuration solide du tissu scientifique, pour une recherche d'excellence.» Ne riez pas, oubliez la novlangue ; ce genre de phrase peut tuer la recherche et tous ceux qui la font, au CNRS et dans les universités.

De quoi s'agit-il ? C'est en apparence du technocratique dur. Le gouvernement entend «réformer» (bien sûr) l'organisation de la recherche française, en définissant un «partenariat renouvelé entre organismes de recherches, universités et grandes écoles». Tel est le titre du rapport de François d'Aubert, remis à la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche .

Le contenu est alarmant par rapport à la bonne intention affichée : la structuration du tissu scientifique. Le but avouable est double : faire faire des économies à l'Etat, puisqu'on sait bien que les caisses sont vides ; rendre, malgré cela, plus compétitive la recherche française en rehaussant son classement dans les rangs internationaux.

La solution est toute trouvée : bâtir des châteaux forts universitaires, visibles depuis Shanghai [nom également d'un classement académique des universités mondiales, ndlr], qui permettront des économies d'échelle. Pour cela, on rattachera dorénavant les unités de recherches du CNRS à une université (ou une grande école), et une seule, de façon à renforcer la «visibilité» de l'heureuse élue.

Tous - enseignants-chercheurs de l'université concernée, chercheurs affectés dans l'unité de recherches - seront priés d'adapter strictement leur travail de recherches à l'endroit où ils sont, et surtout de ne jamais regarder ailleurs. Ce seront les petites mains d'un «maître d'oeuvre», le directeur de leur unité, chargé d'exécuter ce que le «maître d'ouvrage» - en gros le président d'université - leur aura prescrit en matière de recherches.

Il fut un temps, très récent, où l'on ne pensait qu'en «réseaux». Ce temps est déjà révolu : depuis que Shanghai veille, on est prié de parler de «pôles» et de «masse critique».

Évolution navrante : ce à quoi un organisme comme le CNRS peut servir, c'est entre autres à faire vivre le réseau, tramer le tissu d'une recherche qui se pratique transversalement, en plusieurs lieux et selon diverses interactions. Une même unité de recherches peut être rattachée au CNRS, à une (ou plusieurs) universités, à une grande école, à un établissement public (bibliothèque, musée) et y réunir des métiers, des disciplines, des publics étudiants distincts.
Seul un bureaucrate ou bien stupide ou bien mal intentionné (préférons stupide) peut s'apprêter à déchirer un tel tissu en confondant tutelle de gestion (géographiquement unique) et tutelle scientifique (partenaires multiples). Rappelons-lui ici que ce tissu, tramé au fil des années, ne se recoudra pas.

Le nouveau dirigisme doit d'abord reculer sur ce point en apparence technique, évidemment contre-productif. Après quoi nous parlerons du reste.

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Derniers ouvrages parus : Philippe Büttgen a dirigé, avec Christian Jouhaud, Lire Michel de Certeau : la formalité des pratiques, Francfort, Klostermann, 2008.
Barbara Cassin a dirigé le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Seuil-Robert, 2004. Et a publié Google-moi. La deuxième mission de l'Amérique, Albin Michel, 2007.