Essai
Nouvelle parution
Traduction: les échanges littéraires internationaux

Traduction: les échanges littéraires internationaux

Publié le par Audrey Lasserre


Actes de la Recherche en sciences sociales

Traduction: les échanges littéraires internationaux

N°144, septembre 2002.

 

La traduction littéraire, un objet sociologique.
Heilbron et Gisèle Sapiro
Aucun résumé disponible sur le site de la revue.


Consécration et accumulation de capital littéraire.
La traduction comme échange inégal.
Pascale Casanova

      Reconsidérer la traduction littéraire à partir des rapports de force qui se jouent dans le champ littéraire international permet de ne plus l'appréhender seulement comme une translation linguistique et culturelle. Dès lors qu'on pose l'hypothèse d'une distribution inégale de capital littéraire et lingu is tico littéraire entre les champs littéraires nationaux et entre les langues dites nationales, on peut analyser les phénomènes de traduction comme des transferts de capitaux. En faisant entrer la traduction dans cette double logique de l'économie symbolique et de l'internationalisation, on se donne les moyens de montrer que, à l'inverse de la vision ordinaire, la traduction n'est pas réductible à une seule fonction dont la signification serait toujours et partout la même. Tout se passe au contraire comme si on avait affaire à des « opérations » de traduction dont la signification dépendait de la position respective des trois instances qui déterminent chaque traduction: celle des deux langues - la langue source et la langue cible, celle de l'auteur qui doit être lui-même situé deux fois, une fois dans son espace littéraire national et une fois selon la place que cet espace occupe dans l'espace mondial -, celle enfin du traducteur. C'est donc à condition de déterminer précisément le sens dans lequel s'effectue le transfert du capital littéraire qu'on pourra définir la traduction: soit comme moyen d'accumulation de capital, soit comme consécration.

Fabriquer une culture nationale.
Le rôle des traductions dans la constitution de la littérature hébraïque.
Zohar Shavit

      La littérature étrangère traduite en hébreu a joué un rôle majeur dans la construction d'une littérature nationale, conçue comme partie intégrante d'une culture hébraïque laïque et moderne, en Palestine au début du xx' siècle. La culture hébraïque devait offrir une alternative à la société juive traditionnelle en fondant son identité sur d'autres bases que la tradition et le patrimoine religieux. Loin d'être perçue comme une greffe étrangère, la littérature traduite en hébreu a été mobilisée, tant par les dirigeants politiques que par les écrivains et les éditeurs, dans l'entreprise de création du patrimoine littéraire d'une société impliquée dans un processus de construction nationale. Deux motivations principales expliquent ce rapport positif à la littérature traduite: d'une part, la volonté de constituer un public de lecteurs en hébreu en Palestine, et, d'autre part, celui de proposer à ce public un catalogue varié de manière à satisfaire tous ses besoins, y compris dans le domaine des belles-lettres, et notamment en littérature classique.


Cosmopolis et lhomme invisible.
Les importateurs de de littérature étrangère en France,1885-1914.
Blaise Wilfert

      Une des questions essentielles concernant la traduction est celle de son rôle dans la constitution des espaces littéraire et intellectuel nationaux. L'exemple des traducteurs français qui exercèrent entre 1885 et 1914, si on l'aborde non pas à travers quelques figures rétrospectivement prestigieuses mais par le biais d'une biographie collective, montre tout d'abord que la traduction, pour l'essentiel méprisée en elle même et réservée aux prolétaires des lettres, était alors une activité peu différenciée, qui prenait sens dans le cadre de l'importation littéraire, quant à elle essentielle au fonctionnement du champ. Traduire n'était que la part la moins noble d'une activité qui comprenait aussi, pour les mieux dotés des importateurs, la production de l'horizon d'attente des lecteurs, par la préface, l'introduction ou le commentaire, la fabrication de la valeur symbolique des textes étrangers, par la critique et la synthèse plus ou moins savante, et la constitution de réseaux internationaux socialement et symboliquement rémunérateurs. La légitimité des textes traduits ou la massivité des effets de mode donnèrent alors à la traduction des littératures étrangères un rôle central dans la constitution des polarités du champ intellectuel français, dans la définition de ses lignes d'affrontement. Elle fut déterminante pour la percée du mouvement symboliste, résolument internationaliste, mais aussi pour le maintien de la légitimité quasi étatique de la sphère académique, parangon, dans l'importation, d'une posture de xénophobie courtoise qui faisait des traducteurs et des importateurs des bâtisseurs autant que des passeurs de frontières culturelles étanches. Le « nationalisme » maurrassien et barrésien lui même naquit, avant l'affaire Dreyfus, d'une scission interne à la jeune France symboliste sur la question de l'importation de l'étranger littéraire, et, ralliés au protectionnisme ou au modérantisme méfiant de l'académisme, les traducteurs importateurs participèrent eux-mêmes activement à la construction du nationalisme protectionniste qui domina la vie intellectuelle jusqu'à l'orée des années trente.


La vocation au travail de traduction
Isabelle Kalinowski

      Subjectivement vécue comme un privilège et une garantie d'autonomie, la traditionnelle solitude du traducteur et son statut d'« ouvrier à domicile » constituent un modèle pour le fonctionnement actuel du secteur de l'édition, qui a aujourd'hui recours à plus de 40 % de non salariés ponctuellement affectés à des tâches payées en droits d'auteur. La propension des traducteurs à vivre leur métier comme une « vocation » transfigure leur ascétisme en signe d'élection. Regroupés dans une association et non dans un syndicat, ils sont divisés par un clivage entre traducteurs à temps plein et universitaires traducteurs qui hiérarchise l'accès au patrimoine littéraire le plus noble (qui est aussi masculinisé). Mais l'exacerbation de cet antagonisme tient surtout au fait qu'ils ont en commun dans bien des cas des capitaux scolaires élevés qui n'ont pas été assortis des mêmes profits sociaux, et ne doit pas dissimuler qu'ils partagent une même vocation à ne pas «se faire un nom».


Un transfert littéraire politisé.
Circuits de traduction des littératures d'Europe de l'Est en France, 1947-1989.
Ionna Popa

      La circulation transnationale des textes ayant comme lieu de production des univers littéraires surpolitisés obéit à des logiques hétéronomes. Dans le contexte spécifique créé par l'instauration des régimes communistes en l'Europe de l'Est, la traduction en français des littératures polonaise, tchécoslovaque, hongroise et roumaine illustre cette politisation de l'importation littéraire.

   Compte tenu des conditions de publication, de diffusion et de traduction, une opposition principale, entre un espace licite et un espace clandestin, structure l'ensemble de plus de mille livres importés. Cette polarité n'exclut pas néanmoins une appréhension plus souple du transfert littéraire. Celui-ci se fait par des mécanismes hétérogènes, dont l'analyse conduit à la formalisation et la description de six circuits de traduction spécifiques: trois d'entre eux s'inscrivent dans l'espace autorisé - les circuits d'exportation, officiel et patrinionial ; les trois autres, dans celui non autorisé - les circuits semi-officiel, parallèle et, enfin, direct et de transit. Ces circuits permettent ainsi d'observer une gradation selon le niveau de politisation et d'institutionnalisation des mécanismes de transfert littéraire, ainsi que des rapports contrastés à la traduction des auteurs qui en font l'objet.

  Le fonctionnement de ces circuits est différencié à la fois selon le pays et la configuration historique analysée. Pendant trois décennies, c'est l'espace légal de traduction qui l'emporte sur l'espace clandestin. Alors qu'elle est synonyme d'une très forte hétéronomie au début de la Guerre froide, la prééminence des circuits autorisés signifie, au contraire, à l'heure de la détente et de la coexistence Est-Ouest, un relatif desserrement de l'emprise politique sur les mécanismes de transfert littéraire. La progression historique du discours traduit non autorisé rend manifeste, enfin, la lutte pour la reconquête de l'autonomie à travers la contestation de la contrainte politique


Constituer un catalogue
La place des traductions dans l'histoire des Éditions du Seuil.
Hervé Serry

      Dans l'histoire des Éditions du Seuil, la littérature étrangère occupe une place particulière. Les collections du domaine étranger ont été un vecteur privilégié, pour cette maison fondée par des autodidactes de l'édition, dans l'accumulation de capital symbolique nécessaire à sa reconnaissance. Né en 1934 sous le double héritage du catholicisme et de la guerre, Le Seuil connaît un véritable développement dans les années 1950. À partir d'une analyse quantitative des parutions de littérature traduite et des collections qui les accueillent, on montre comment l'investissement dans les auteurs étrangers est une manière d'inscrire cette nouvelle maison parmi ses pairs. Les écrivains de la « nouvelle Allemagne » (le Groupe 47) furent parmi les premiers fleurons littéraires du Seuil et lui permirent aussi de manifester ses conceptions d'éditeur engagé. À partir du milieu des années 1970, les auteurs américains deviennent plus visibles dans le catalogue, signe de l'institutionnalisation du Seuil dans le champ éditorial français. Le secteur étranger, s'il possède une économie spécifique, participe de l'économie éditoriale générale de l'éditeur, sans qu'il soit possible d'en autonomiser complètement le rôle et le fonctionnement.


Limportation de la littérature hébraïque en France.
Entre communautarisme et universalisme.
Gisèle Sapiro

      L'étude des traductions d'oeuvres de la littérature hébraïque en français permet d'interroger le processus d'importation des littératures étrangères, notamment celles de langues minoritaires, dans une langue centrale et dominante. Ainsi, la hausse des traductions de l'hébreu depuis la fin des années 1980 n'est pas le simple reflet de l'intensification des échanges culturels internationaux et de l'unification du marché du livre. Elle résulte également du travail d'importation effectué par un ensemble de médiateurs qui se spécialisent: des représentants officiels de cette littérature (l'Institut de traduction de la littérature hébraïque) et des agents littéraires aux directeurs de collection, en passant par les traducteurs. L'analyse de l'accueil qui lui a été réservé dans l'édition et dans la presse depuis les années 1950 fait apparaître la différenciation progressive d'un espace de réception, qui se structure entre un pôle « communautaire » et un pôle «universel », bien que, dans les années 1970, le jugement esthétique reste teinté de spiritualisme et d'exotisme.      Dans les années 1980, après la Guerre du Liban, l'introduction de la dimension politique contribue à redéfinir cet espace de réception. Dans la décennie suivante, marquée par la féminisation des auteurs et des médiateurs, les stratégies éditoriales de traduction, du pôle le plus spécifique au plus universel, peuvent être interprétées comme autant de réponses à l'unification du marché du livre