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Théophile Gautier devant la critique (1830-1872)

Théophile Gautier devant la critique (1830-1872)

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Aurélia Cervoni)

Aurélia Cervoni soutiendra sa thèse de doctorat publiquement le 14 janvier 2011 à 14h30 : 

Théophile Gautier devant la critique (1830-1872)

Jury :

M. Pierre Glaudes (Professeur, Université Paris IV)

M. André Guyaux (Professeur, Université Paris IV) - directeur de thèse

M. Jean-Nicolas Illouz (Professeur, Université Paris 8)

M. Paolo Tortonese (Professeur, Université Paris 3)


Position de thèse

L'image de Gautier dans la mémoire collective se réduit souvent à quelques clichés : le gilet rouge de la bataille d'Hernani ; la verve pamphlétaire de la préface de Mademoiselle de Maupin ; « l'art pour l'art », dans le sillage de la préface des Orientales ; l'esthétique « impassible » d'Émaux et camées, prélude à l'esthétique parnassienne ; le « parfait magicien ès lettres françaises » de la dédicace des Fleurs du mal. Ces clichés sont révélateurs du rôle que l'histoire de la littérature assigne à Gautier : assurer la transition entre la génération de 1830 et celle de 1870, entre le Romantisme et le Parnasse. Traditionnellement, on distingue deux périodes dans son oeuvre : une période flamboyante et contestataire, qui s'étend approximativement de 1830 à 1840-1850 et dont le texte-phare est la préface de Mademoiselle de Maupin (1835) ; une période plus aride, de 1840-1850 à la mort de l'auteur en 1872, sous le signe de la virtuosité technique et de l'impersonnalité d'Émaux et camées (1852).

Depuis une vingtaine d'années, on assiste à une remise en cause de ces clichés. À l'origine de ce mouvement, un constat : l'histoire de la littérature, depuis sa fondation, à la fin du xixe siècle, ne rend pas compte de la richesse de l'inspiration de Gautier et de la complexité de son esthétique. Elle réduit souvent l'auteur à sa poésie et, à l'exception de Mademoiselle de Maupin et du Capitaine Fracasse, néglige son oeuvre romanesque. Ses récits de voyage, ses livrets de ballets, sa critique d'art et sa critique dramatique sont rarement mentionnés. Son théâtre reste à redécouvrir.

Lacunaire, le discours de l'histoire de la littérature sur Gautier est aussi monocorde. Invariablement, les mêmes citations détachées de leur contexte illustrent tel aspect de son oeuvre. On cite volontiers le récit de la bataille d'Hernani, dans l'Histoire du romantisme, au moment d'évoquer les débuts flamboyants de l'auteur sous la bannière romantique. L'Art - « Sculpte, lime, cisèle / Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant » - et un paragraphe sur Émaux et camées dans le Rapport sur le progrès des lettres (1868)[1] viennent témoigner en faveur d'un Gautier « impassible ». Ces lieux communs aboutissent à une simplification de la pensée de Gautier et à un contresens sur son esthétique. Dans un article intitulé « Gautier classique, Gautier romantique », Paolo Tortonese montre que « les classements traditionnels de l'histoire littéraire » se révèlent « particulièrement impuissants » à son égard : « Personne n'a encore su trouver la formule définitive pour le résumer. Personne n'a su lui coller une étiquette qui ne se révèle rapidement décevante, pour exprimer sa complexité[2]. » Gautier résiste aux catégorisations. Son image et la place qu'il occupe dans l'histoire de notre littérature sont aujourd'hui en cours de réhabilitation et de redéfinition.

Quelle est l'origine des clichés qui circulent sur Gautier depuis plus d'un siècle ? Comment les images d'un Gautier « romantique », « parnassien » ou « classique » se sont-elles forgées ? D'où vient la méfiance de la critique du xxe siècle devant Émaux et camées et plus généralement devant l'esthétique plastique de Gautier ? Pourquoi l'auteur de Mademoiselle de Maupin peine-t-il à être reconnu en tant que romancier ? Pourquoi une partie de son oeuvre est-elle tombée dans l'oubli ?

C'est à ces questions que notre thèse voudrait tenter de répondre. Figée depuis la fin du xixe siècle, l'image de Gautier est l'empreinte fossilisée des débats que son oeuvre a suscités depuis 1830, date de la publication de ses premières Poésies. Pour comprendre comment elle s'est construite au fil du temps, nous nous sommes fixé comme sujet de recherche l'accueil réservé aux oeuvres de Gautier par ses contemporains, et comme but la reconstitution de « la chaîne de réceptions[3] » qui, de son vivant, détermine l'importance d'un auteur dans la mémoire collective.

Retracer la « fortune » critique de l'oeuvre de Gautier exigeait d'abord d'établir une bibliographie des articles qui lui ont été consacrés de 1830 à sa mort, en 1872. La précieuse collection d'articles rassemblés par le vicomte de Lovenjoul, conservée aujourd'hui à la Bibliothèque de l'Institut et qui compte près de 200 références, a constitué le point de départ de nos investigations. Une recherche méthodique dans les revues et journaux du xixe siècle, à la BnF, à la Bibliothèque de l'Institut, à la Bibliothèque de l'Arsenal, à la Bibliothèque municipale de Lyon et à la Bibliothèque royale de Bruxelles, a permis de compléter ce corpus. La bibliographie que nous avons pu établir recense près de 500 références : des articles généraux, des chapitres d'ouvrages, des comptes rendus, des chroniques de la vie parisienne, des portraits, des biographies, des satires, des parodies. Une grande partie de ces textes, annotés, figure dans les deux volumes d'annexes qui accompagnent cette thèse.

Notre étude suit un fil chronologique. Chaque chapitre y est consacré à un temps fort de la « fortune » de Gautier entre 1830 et 1872 : on s'efforce d'y rendre compte des controverses suscitées à la publication de telle oeuvre, sans perdre de vue le contexte historique et esthétique.

L'idée d'une fracture entre un Gautier romantique et un Gautier classique, répandue au xxe siècle dans les histoires de la littérature, trouve son origine dans les premiers comptes rendus de l'oeuvre de Gautier. Elle apparaît dès octobre 1836 sous la plume d'Alphonse Esquiros, qui exprime sa perplexité devant la veine néo-païenne de Mademoiselle de Maupin, en contradiction avec les racines chrétiennes du romantisme[4]. Elle s'affirme à l'automne de 1844, lors de la publication simultanée du Roi Candaule et des Grotesques : dans le contexte de l'échec des Burgraves et du triomphe de la Lucrèce de Ponsard, Les Grotesques, recueillant des textes écrits en 1834 et 1835[5], sont interprétés comme le témoignage de la fidélité de Gautier au romantisme de 1830, tandis que l'inspiration antique du Roi Candaule semble ouvrir la voie d'une esthétique nouvelle. La « fortune » d'Émaux et camées conforte l'image d'un Gautier néo-païen, en soulignant le panthéisme et le platonisme du recueil.

À partir de 1860, la critique distingue deux périodes dans l'oeuvre de Gautier. Elle oppose Le Capitaine Fracasse, roman vertueux de la maturité, à Mademoiselle de Maupin, roman de jeunesse, saphique et libertin. Sainte-Beuve regrette à demi-mot la métamorphose du poète tourmenté d'Albertus et de La Comédie de la mort en pacha oriental, solaire et voluptueux[6]. Émile Montégut observe la coexistence chez Gautier d'une veine gauloise et d'une veine précieuse[7]. Ces distinctions émergent au moment où les romantiques, vieillissants et nostalgiques, commencent à rédiger leurs souvenirs et à édifier le mythe de 1830. Le livre d'Adèle Hugo, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, qui ressuscite le gilet rouge, sort de presse au printemps de 1863, quelques mois avant Le Capitaine Fracasse, qui paraît en novembre, et la grande étude rétrospective que consacre Sainte-Beuve à Gautier dans trois livraisons du Constitutionnel, les 16, 23 et 30 novembre. Gautier lui-même a accrédité l'idée d'une fracture au sein de son oeuvre. Vers le 20 novembre 1863, il écrit à Sainte-Beuve, qui lui demande des précisions sur l'un de ses romans, Fortunio (1838) :

Fortunio est le dernier ouvrage où j'aie librement exprimé ma pensée véritable ; à partir de là, l'invasion du cant et la nécessité de me soumettre aux convenances des journaux m'a jeté dans la description purement physique ; je n'ai plus énoncé de doctrine et j'ai gardé mon idée secrète[8].

À la même époque, les futurs parnassiens, en quête de légitimité, érigent Gautier en modèle : défendant le style « impeccable » du maître, il leur arrive de lui accorder le statut de « classique ».

Il faut cependant relativiser l'hypothèse d'un revirement esthétique de Gautier au tournant de 1840 ou 1850. Les reproches qu'on adresse à l'auteur en 1866 sont identiques à ceux qu'on lui adresse en 1832. À l'exception d'un groupe de fervents admirateurs, parmi lesquels Baudelaire, Banville, Paul de Saint-Victor ou Auguste Vacquerie, la critique doute de la sincérité de Gautier-poète. Dès la publication d'Albertus, en 1832, on lui reproche d'être un « impassible » avant la lettre en lui faisant grief de son indifférence morale et de son goût de la langue. L'oeuvre romanesque de Gautier est encore plus mal accueillie que sa poésie. Mademoiselle de Maupin, Fortunio, Le Roman de la momie ou Le Capitaine Fracasse font l'objet de critiques sévères et récurrentes : intrigue trop lente, psychologie sommaire, surabondance de descriptions.

Pendant plus de quarante ans, Gautier est la cible d'une critique moralisatrice, qui voit dans son esthétique le signe d'une déperdition des valeurs et agite le spectre de la décadence. Les critiques catholiques dénoncent son libertinage, les républicains voient dans son oeuvre le produit d'une société bourgeoise et mercantile. Selon eux, Gautier prostitue sa plume : ses romans et nouvelles, publiés d'abord dans la presse sous forme de feuilleton, ainsi que son théâtre, trahiraient une conception dévoyée de la littérature. Il a même des détracteurs au sein du camp romantique : le jugement de Sainte-Beuve sur La Comédie de la mort et Les Grotesques et, plus tard, le compte rendu du Capitaine Fracasse par Barbey d'Aurevilly, témoignent de réserves importantes devant le « matérialisme littéraire » ou « sensualisme littéraire », qui est la version dépréciée de « l'art pour l'art »[9]. Hormis lors de la publication du Voyage en Espagne, en 1843, le style pittoresque et l'indifférence morale de Gautier, qui, selon les Goncourt, sont la marque de sa modernité[10], sont associés au badinage, à la provocation et à l'antihumanisme. Le succès de l'auteur auprès des « fantaisistes », à partir de 1850, puis des parnassiens, au cours de la décennie suivante, dégrade encore son image : il est reconnu comme l'inspirateur d'un mouvement qui réduit l'art littéraire à une jonglerie. À la fin des années 1850, l'esthétique de Gautier devient le repoussoir de l'école réaliste. Les critiques de Zola, en 1866 et 1867[11], préfigurent la condamnation qu'il prononcera en 1881 :

Avec Théophile Gautier, le romantisme, né de la veille, en est à la phrase parfaite, vide et sonore qui annonce l'écroulement. Il n'y a plus d'idée dessous, plus de base humaine, plus de logique, ni de vérité. L'école n'aura bientôt qu'à se faisander avec les Parnassiens et à mourir de sa belle mort[12].

Au-delà d'une réflexion sur la place de Gautier dans l'histoire de la littérature, notre thèse se voudrait une contribution à la redéfinition des liens entre « l'art pour l'art » et le romantisme, « l'art pour l'art » et le « grotesque », « l'art pour l'art » et la « fantaisie ».


[1]. « Ce titre, Émaux et camées, exprime le dessein de traiter sous forme restreinte de petits sujets, tantôt sur plaque d'or ou de cuivre avec les vives couleurs de l'émail, tantôt avec la roue du graveur de pierres fines, sur l'agate, la cornaline ou l'onyx » (« De la poésie », Rapport sur le progrès des lettres, Imprimerie impériale, 1868, p. 87).

[2]. Paolo Tortonese, « Gautier classique, Gautier romantique. Réflexions en marge de l'exposition Gautier au Musée d'Orsay », Bulletin de la Société Théophile Gautier, 1997, p. 77.

[3]. Jauss, Pour une esthétique de la réception, trad. Claude Maillard, Gallimard, coll. Tel, 1978, p. 50.

[4]. Alphonse Esquiros, « Mademoiselle de Maupin, par Théophile Gautier », La Presse, 14 octobre 1836, p. 4.

[5]. Les préoriginales des Grotesques ont paru dans La France littéraire entre janvier 1834 et septembre 1835.

[6]. Sainte-Beuve, « Théophile Gautier. Poésies. Voyages. Salons. Critique dramatique. Romans : Le Capitaine Fracasse », Le Constitutionnel, 16, 23 et 30 novembre 1863.

[7]. Émile Montégut, « Théophile Gautier », Le Moniteur universel, 17 et 30 janvier, 3 mars, 6 avril 1865.

[8]. Gautier à Sainte-Beuve, 16 novembre 1863 ; Correspondance générale, éditée par Claudine Lacoste-Veysseyre, avec la collaboration de Jean-Claude Fizaine et d'Andrew Gann, sous la direction de Pierre Laubriet, Genève-Paris, Droz, t. VIII, 1993, p. 202-203.

[9]. Voir Sainte-Beuve, « Fortunio, roman ; La Comédie de la mort, poésies ; par M. Théophile Gautier », Revue des deux mondes, 15 septembre 1838, p. 863-870 ; id., « Les Grotesques, par Théophile Gautier », Revue de Paris, 31 octobre 1844, p. 307-311 ; Barbey d'Aurevilly, « Le Capitaine Fracasse, par M. Théophile Gautier », Le Pays, 17 janvier 1864, p. 1-2.

[10]. Edmond et Jules de Goncourt, « Théophile Gautier. Émaux et camées », L'Éclair, 28 août 1852, p. 91-93.

[11]. Zola, [compte rendu de Spirite], L'Événement, 16 février 1866, p. 3 ; id., « Théophile Gautier », Le Figaro, 9 janvier 1867, p. 3, dans la série « Marbres et plâtres ».

[12]. Zola, Documents littéraires, 1881 ; rééd. dans Oeuvres complètes, édition établie sous la direction d'Henri Mitterand, Le Cercle du livre précieux, t. XII, 1969, p. 364.