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Thèse de Chr. Schuwey :

Thèse de Chr. Schuwey : "J. Donneau de Visé, "fripier du Parnasse". Pratiques et stratégies d'un entrepreneur des lettres au XVIIe s.

Publié le par Marc Escola (Source : Christophe Schuwey)

Soutenance de thèse de Christophe Schuwey : 

Jean Donneau de Visé, « fripier du Parnasse ». Pratiques et stratégies d'un entrepreneur des lettres au XVIIsiècle

sous la direction de Claude Bourqui et Georges Forestier,

cotutelle entre les université de Fribourg [Suisse] et Paris-Sorbonne

 

La soutenance aura lieu à Paris-Sorbonne, salle J636 (escalier G), entrée au 17, rue de la Sorbonne, 75005 Paris,

le jeudi 7 juillet à 9h30.

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Le jury sera composé de : 

Claude Bourqui – Professeur associé, Université de Fribourg

Marc Escola – Professeur ordinaire, Université de Lausanne

Georges Forestier – Professeur, Université Paris-Sorbonne

Christophe Martin – Professeur, Université Paris-Sorbonne

Allison Stedman – Associate Professor, University of North Carolina, Charlotte

Alain Viala – Professor, Université d’Oxford et Professeur émérite, Université Sorbonne Nouvelle

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Position de thèse : 

Malgré son statut d’auteur mineur, Jean Donneau de Visé n’est pas inconnu pour qui s’intéresse à la France du XVIIe siècle : fondateur du Mercure galant, protagoniste de la querelle de L’École des femmes, il est cité à maintes reprises par les études littéraires pour les différents genres et courants dans lesquels il s’inscrit (nouvelles, théâtre, galanterie…) ainsi que par différentes disciplines des sciences humaines (histoire, histoire de la presse, de l’art, musicologie…). Malgré cette présence notoire dans les études dix-septiémistes, il reste un véritable point aveugle de la critique. Non seulement l’étendue de ses publications demeure en général méconnue, mais en outre, aucun terme ou concept satisfaisant n’a été proposé jusqu’ici pour donner sens à cette production d’une extrême diversité de genres et de formes. Pour contourner le problème et combler ce point aveugle, différents qualificatifs ont été attribués à l’auteur : ils sont tantôt anachroniques et engendrent des contresens, comme dans le cas de « journaliste », tantôt insatisfaisants, comme dans celui de « polygraphe ». Cette thèse voudrait combler ces différentes lacunes en étudiant la plus riche période de Donneau de Visé en termes de diversité et d’innovations : celle qui s’étend de 1660 à 1678, soit de sa première apparition dans le monde des lettres à la mise en place d’une formule stable pour le Mercure galant. Il s’agit non seulement de donner sens à son activité, mais également, de mettre au jour les mécanismes éditoriaux et commerciaux qui informent cette production. Leur étude révèle en effet des pratiques et des logiques paradigmatiques pour la littérature du second XVIIe siècle qui éclairent la production d’autres auteurs, qu’ils soient mineurs ou canoniques.

 

Pour donner sens à ce profil difficile, nous proposons le concept d’« entrepreneur des lettres ». Il est forgé sur le modèle de « professionnel des lettres », la lumineuse expression qu’a proposée Nicolas Schapira pour qualifier un autre profil difficile à appréhender, celui de Valentin Conrart. En appliquant au monde des lettres ce que la notion d’« entrepreneur » recouvre au XVIIe siècle, l’entrepreneur des lettres se caractérise de la manière suivante :

  • Son activité est fondamentalement inscrite dans une logique économique, marchande. Elle est tournée vers la recherche de profits, qu’ils soient financiers ou symboliques.
  • Il évolue dans un univers d’occasions (à saisir, à créer) et de risques à prendre. Il use d’audace et d’innovation pour remplir ses objectifs. Ses publications réalisent différentes actions, notamment en ce qu’elles promeuvent des individus, des réseaux et qu’elles créent, investissent et développent différents marchés.
  • Enfin, tout en étant lui-même écrivain, la particularité de son activité est d’être un intermédiaire : de même que l’entrepreneur du XVIIe siècle est souvent l’architecte de bâtiments, l’entrepreneur des lettres construit des livres. Sa matière première est faite de matériaux textuels préexistants (sa propre production ou celle des autres). Il les met en œuvre, les accommode pour servir son projet. Un même matériau peut servir à plusieurs reprises, dans plusieurs genres.

Un tel profil s’appuie sur le fonctionnement du marché de l’époque, met en œuvre des pratiques d’écritures particulières et mise avant tout sur le goût du public pour les « choses du temps ».

 

Une activité essentiellement tournée vers le profit implique que le marché du livre soit suffisamment important pour générer des revenus intéressants et réguliers. Depuis le début du XVIIe siècle, les élargissements successifs du lectorat qu’ont relevés en particulier Henri-Jean Martin et Alain Viala permettent au marché du second XVIIe siècle de remplir cette condition. Il ne s’agit pas seulement d’une augmentation quantitative du public, mais aussi d’une diversification de la demande. Celle-ci découle notamment de la Fronde et de ses mazarinades dont l’abondance a rendu l’écrit et l’imprimé beaucoup plus courants. D’autre part, la disponibilité de l’appareil de production au début des années 1660 rend possible un comportement entreprenant. La fin de la Fronde et les contrôles instaurés sur l’imprimerie par le gouvernement de Louis XIV ont en effet laissé nombre d’imprimeurs et de libraires désœuvrés. Ils sont dès lors demandeurs de travail, disponibles et prêts à tenter de nouveaux projets peu coûteux et susceptibles de rapporter des bénéfices importants. C’est au sein d’un tel contexte, idéal pour qui sait saisir l’occasion, que va se développer l’activité de Donneau de Visé.

 

Pour comprendre les pratiques d’écriture et de composition de ce dernier, il est nécessaire d’opérer avant tout une dissociation fondamentale entre l’œuvre (au sens d’ouvrage) et l’objet codicologique qu’est le livre. Ce dernier n’est en effet que le support d’un à plusieurs ouvrages composés indépendamment de celui-ci. Pour reprendre le constat de Delphine Denis, le livre est donc avant tout un support « modulaire » au sein duquel sont assemblés différents ouvrages comme autant de blocs. Ils s’emboîtent, s’augmentent ou sont juxtaposés les uns aux autres, la combinatoire produisant des effets multiples et variés. La production de Donneau de Visé et de nombre de ses contemporains doit en conséquence être abordée en identifiant les différents éléments et strates qui composent chacun des ouvrages. Au sein de ce paradigme de la modularité, la notion de « pièce » constitue ainsi l’unité de base, en ce qu’elle identifie un ouvrage complet, indépendamment de son support matériel. L’entrepreneur des lettres agit comme intermédiaire parce qu’il construit, en assemblant ces pièces, un livre. Ce dernier est en quelque sorte polycéphale : il vise plusieurs objectifs, plusieurs goûts, plusieurs marchés. La diversité, notion valorisée par les discours de l’époque, est ici un procédé commercial qui permet de réaliser ces opérations en un même livre. Pour organiser et structurer ces différentes pièces, l’entrepreneur reprend le principe de l’enchâssement : il conçoit et met en place des structures d’encadrement (par exemple, sur le modèle des romans, des narrations ou des conversations) au sein desquelles les différentes pièces prennent place, s’organisent et s’énoncent. Au livre ainsi constitué, il appose enfin un titre. À bien des égards, celui-ci fonctionne comme une enseigne de boutique : il est moins le prolongement du texte qu’une annonce marketing censée appâter le lecteur. Dans les pièces de théâtre qu’il fournit à différentes troupes, la poétique de Donneau de Visé est tout à fait analogue, quoique le medium soit différent. Ses pièces relèvent en effet de l’assemblage de bons mots, de caractères à succès, de tours spectaculaires et d’effets à même de plaire au public. Le tout est régi tant bien que mal par une structure dramaturgique.

 

Quant aux contenus des ouvrages de Donneau de Visé, ils misent sur l’attrait du second XVIIe siècle pour les sujets « du temps ». L’expression désigne ce que le public perçoit – ou est amené à percevoir – comme prenant part à son monde : l’actualité, ce qui suit les modes, les goûts, ce qui le divertit mais aussi, ce qui lui paraît utile. Le triomphe des Précieuses ridicules de Molière ou le succès de productions comme la Muse historique de Loret révèlent ainsi combien parler des « choses du temps » est une des recettes du succès. Cette tendance s’explique notamment par l’évolution du rapport que la société entretient avec la curiosité. Au-delà des condamnations générales de la libido sciendi vigoureusement reconduites par Bossuet au début des années 1660, une curiosité positive est en effet définie et circonscrite, notamment dans les romans et nouvelles de Madeleine de Scudéry. De fait, en termes commerciaux, la curiosité entraîne la demande. La possibilité d’être curieux fait donc le dynamisme du marché littéraire, puisqu’elle amène le public à diversifier ses intérêts. En outre, une fascination du public pour ce qui est nouveau (tantôt récent, tantôt inédit) se fait jour, nourrissant sans cesse la demande.

Un tel contexte est idéal pour qui est capable de séduire son lecteur, de saisir l’occasion lorsqu’elle se présente et de susciter l’intérêt pour sa production par le biais, notamment, de la publicité. Grâce à la modularité du livre, Donneau de Visé peut tirer profit des goûts et des tendances du moment, investir les querelles ou encore capter les sujets de société par le biais d’une multiplicité de pièces rapidement produites ou adaptées et largement diffusées. Pour s’assurer d’être en prise avec les dernières tendances, il développe des stratégies textuelles qui permettent de travailler en flux tendu et d’intégrer des pièces à ses ouvrages jusqu’à la dernière minute.

 

Chaque ouvrage de Donneau de Visé résulte de la mise en œuvre de ces pratiques et de ces contenus. Toutes ses productions présentent ainsi des formules éditoriales innovantes, à même de saisir les occasions, de réaliser différentes actions et de dégager de nouveaux profits.

En 1660, pour réaliser son entrée dans le monde des lettres, il s’empare du dernier succès de Molière, Le Cocu imaginaire, le fait imprimer subrepticement et lui ajoute une strate de discours de sa façon intitulée les « arguments de chaque scène ». Ces longues didascalies constituent à la fois un espace de discours critique et une description du jeu de scène des comédiens. Elles constituent ainsi une innovation essentielle pour un ouvrage où la performance d’acteur est au moins aussi importante que le texte. C’est là un exemple du rôle d’intermédiaire de l’entrepreneur des lettres : saisir un texte préexistant, l’accommoder à un projet éditorial, et publier un produit final innovant. En plus de résoudre une problématique propre à l’édition du théâtre, ces discours permettent évidemment à Donneau de Visé de se faire connaître par l’entremise d’un ouvrage destiné à un public large.

Projet beaucoup plus ambitieux, les Nouvelles Nouvelles constituent le support de multiples entreprises. Sous ce titre général se cachent en effet de nombreuses pièces diverses qui lui permettent d’aborder, en un même ouvrage, différents marchés tels que la poésie galante, la critique théâtrale ou encore la satire caractérologique en développant le personnage du « nouvelliste ». Certaines pièces des Nouvelles Nouvelles connaîtront ainsi le succès de façon indépendante et seront prolongées dans d’autres volumes. D’autres lui permettront d’entrer en lice dans les querelles de la Sophonisbe et de L’École des femmes, deux nouvelles occasions de publier encore d’autres ouvrages et d’engendrer de nouveaux bénéfices tant financiers que symboliques.

Enfin, il tire parti des milieux mondains, de la diffusion des pièces qui s’y opère et des besoins individuels de promotion avec Les Nouvelles galantes, comiques et tragiques et L’Amour échappé. Le premier convertit certaines rumeurs et histoires qui circulent en nouvelles et donc, en produits éditoriaux, sources de revenus. Le second agit comme un véritable espace social de papier : des personnalités de toute la France y sont représentées par de petits portraits en texte, probablement achetés par celles et ceux qui y sont peints, ou payés a posteriori. Comme ces deux ouvrages sont constitués à leur tour de plusieurs ouvrages, ils réalisent d’autres opérations encore. Les Nouvelles galantes, comiques et tragiques permettent par exemple à Donneau de Visé de se présenter comme un historiographe à la mode pour Louis XIV. Il insère à cette fin des pièces encomiastiques dans une nouvelle qui a pour cadre une ruelle galante, assurant ainsi leur diffusion auprès d’un public large. L’Amour échappé reprend quant à lui des trames romanesques éculées ainsi que des intrigues de comédies pour publier, en parallèle des portraits, une suite de nouvelles intitulée les « diverses manières d’aimer ». Il s’agit d’une galerie de statuts sociaux et de caractères (bourgeois, guerrier, prince, jaloux, coquette, constant…) représentés en situation amoureuse. Elle mise sur le goût du public pour le portrait, à l’instar de la littérature dite « moraliste » ainsi que des comédies de Molière telles que Le Misanthrope et Tartuffe.

À la lumière de ces ouvrages, de leur nature composite, de leur lien avec les choses du temps et de la multiplicité des marchés qu’ils investissent, le Mercure galant peut être alors abordé sur nouveaux frais. Sous bien des aspects, il ne fait en effet que poursuivre ce que les précédents ouvrages faisaient déjà. Plutôt que d’un « journal », il s’agit véritablement d’un livre dont la spécificité est de reparaître régulièrement. Dotée d’une identité visuelle forte, cette superstructure entrepreneuriale permet à l’entrepreneur de renouveler et de pérenniser ses différentes entreprises ainsi que d’en développer d’autres. Tandis que Donneau de Visé devait auparavant obtenir un nouveau privilège pour chacun de ses précédents ouvrages, le Mercure galant lui fournit un espace de publication mensuel qu’il investit et reconfigure selon ses différents objectifs. Le périodique se présente ainsi comme un vaste projet historiographique qui diffuse autant qu’il monumentalise les victoires du roi ainsi que les gloires militaires individuelles. À cela s’ajoute une dimension collaborative fondamentale : les lecteurs sont invités à s’y publier, notamment par leurs propres productions écrites. La disponibilité mensuelle d’un tel espace modifie alors radicalement les conditions d’accès à la publication pour tout le royaume. Ce nouveau lieu de distinction qu’est le Mercure galant explique la virulence des réactions à son égard. Le célèbre trait de La Bruyère – « Le H** G** est immédiatement au-dessous de rien » – n’en est que l’exemple le plus célèbre et doit être envisagé dans une logique de concurrence.

 

Parce qu’il diversifie les manières de générer des bénéfices par les livres, l’entrepreneur des lettres qu’est Donneau de Visé est un vecteur d’évolution essentiel. Il fait entrer dans l’imprimé des types de contenus nouveaux, propose des formules éditoriales inédites et étend ce que Christian Jouhaud appelle les pouvoirs de la littérature. Il est en cela un cas fascinant, dont l’étude révèle un contexte ainsi que des pratiques fondamentales pour la littérature du XVIIe siècle. Celles-ci, sans être inconnues, demeuraient souvent dissimulées par d’autres questions, d’autres intérêts, d’autres approches. On espère ainsi qu’en déployant les virtualités critiques du concept d’« entrepreneur des lettres », cette thèse les fasse apparaître en pleine lumière.