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Shakespeare et la mémoire

Shakespeare et la mémoire

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Yan Brailowsky)

Pour inventer de nouveaux styles, de nouvelles interprétations, de nouveaux modèles imaginaires, Shakespeare et ses contemporains puisent aux sources les plus anciennes ou les plus souvent imitées de leur mémoire culturelle, la littérature, l'histoire, la légende, la mythologie, l'iconographie, etc. Dans le même temps, une crise sans précédent des savoirs et des représentations collectives remet en cause ces connaissances acquises et ces pratiques créatrices saturées de références aux héritages du passé sur lesquels l'Europe s'était construite, ébranlant du même coup le culte et la culture de la mémoire qui les avaient constituées. Montaigne, pourtant lui-même praticien d'une culture de la répétition et de l'emprunt, dénonce cette saturation : « Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu'à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre sujet: nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires ; d'auteurs, il en est grand cherté. Le principal et plus fameux savoir de nos siècles, est-ce pas savoir entendre les savants? »

Dans ce siècle de paradoxes, un philosophe connu pour l'intérêt qu'il porte aux techniques des Artes memoriae, Giordano Bruno, rompra au contraire avec la mémoire grippée des « savants », héritiers et commentateurs d'Aristote, pour revendiquer une logique libératrice et imaginer un univers infini de mondes multiples, dans un style insolent à lui seul défi aux héritages littéraires et satire des rhétoriques convenues. C'est dire si la mémoire est au centre de la crise, et peut-être elle-même mémoire en crise : avec l'invention de l'imprimerie, les Artes memoriae sur lesquels reposaient l'accès à la connaissance et la sécurisation des savoirs avaient déjà perdu de leur urgence sinon de leur pertinence. Et c'est sans doute à une autre pratique de la mémoire qu'invite l'émergence de savoirs nouveaux, avec la mise en question de la validité ou de la validation des héritages – crise de l'humanisme, crise de l'unité religieuse, crise de l'organisation politique des pays et des États, laïcisation du savoir, épuisement et détournement des héritages dont l'obsédant héritage pétrarquiste… Tel le dieu Janus si cher à cette même génération, la mémoire regarde le passé pour mieux déchiffrer un avenir indécis ou opaque, voire pour s'inventer une nouvelle mémoire, ou une nouvelle histoire : l'histoire des malheurs de Troie servira de mythe fondateur, de pseudo mémoire héroïque, à toutes les nations d'Europe ; les nombreux traités d'arts poétiques tirent de la Poétique d'Aristote ou de l'Ars poetica d'Horace de nouvelles règles d'écriture ou de dramaturgie ; la voluptas dolendi héritée de Pétrarque s'allie au mythe plus archaïque d'Actéon emprunté à Ovide pour exprimer l'insaisissable plaisir du déplaisir de l'inconstance maniériste, emblématique d'une jubilation du poète à détourner, voire à dépraver, les modèles littéraires les plus vénérés ; Plutarque offrira l'occasion d'une réécriture baroque des amours tragiques d'Antoine et de Cléopâtre, non sans que s'y ajoute l'admiration paradoxale d'Horace pour le courage dernier de la « reine insensée » ; tandis que l'histoire plus récente du drame des Plantagenêt sert sans doute à déchiffrer la menace plus immédiate d'une succession irrésolue. Machiavel puise chez Tite-Live ou Tacite autant qu'à la cour des princes italiens sa très moderne conception du pouvoir ; tandis que Shakespeare reconstruit avec Henry IV l'hypothèse d'un « roi politique », entendons machiavélien, usurpateur mais souverain efficace, celui-là même que pourrait être Essex s'il réussissait son coup d'État contre Elizabeth I. Et la mémoire peut aussi s'inviter comme « hantise », comme expression d'une conscience harcelante qui vient occuper la scène sous forme fantomatique (Richard III, Macbeth, Hamlet).

Des traductions, du latin, du grec, de l'italien, du français, viennent à point nommé raviver la mémoire atténuée ou imprécise d'un texte influent qui trouve là une nouvelle dynamique : « le monde est un théâtre », disait Epictète, traduit en 1567, avant que Shakespeare et ses contemporains ne s'emparent du cliché pour de tout autres visées. Les peintures découvertes dans la « Maison dorée » de Néron à Rome relancent un imaginaire des « grotesques » dont la discontinuité fera dire à Montaigne qu'il est à l'image de son écriture. Pour ne rien dire des traductions du texte biblique, centrales dans l'esprit de la Réforme et nées d'une volonté de se « remémorer » autrement ce texte fondateur ; ou des évocations et transcriptions multiples des mythes prélapsaires, édens ou âges d'or de l'humanité : qu'il s'agisse d'évoquer la « chute dans le temps » que provoque la « faute » adamique, ou la naissance de l'histoire  dans le sang avec « l'âge de fer », la mémoire se trouve impliquée entre idéalisation de passé et défiance du présent, voire terreur devant l'avenir.

L'exploration de la mémoire, de ses fonctions, de ses fonctionnements, du culte qu'on lui voue, de l'usage qu'on en fait, à l'époque de Shakespeare ; le tissage incessant de la mémoire d'un texte ancien dans tout texte nouveau ; tissage de la mémoire du texte d'un autre dans son propre texte ;  mémoire du moi qui naît de la réitération des déplorations pétrarquistes, ou du chant des psaumes psalmodiant le « je » douloureux de David ; l'investigation d'un nouveau rapport en train de s'établir entre mémoire et histoire, mémoire et savoir, mémoire et science, mémoire et religion, mémoire et écriture, mémoire de soi et autobiographie avec les premiers récits de conversions, mémoire ou histoire de la mémoire elle-même, de l'acte de mémoire ; géographie de la mémoire dans l'utilisation des « loci », ou localisation imaginaire des objets mémorisés ; premières recherches médicales sur une autre localisation, celle de la mémoire dans le cerveau…

D'autres sujets vont surgir à la réflexion… dont celui de la mémoire déjà laissée par Shakespeare auprès de ses contemporains, parmi lesquels l'admiratif Jonson, inquiet malgré tout que cette mémoire puisse s'être fondée sur « peu de latin et moins encore de grec », autant dire pour lui… sans mémoire ! Pour nos contemporains, au contraire, ne faudrait-il pas, pour parodier un titre célèbre de Charles Mauron, suivre le tracé d'une « métaphore obsédante », celle d'un Shakespeare qui aurait envahi la mémoire de l'humanité tout entière au point de devenir un « mythe personnel » échappant à tout critère d'interprétation à en croire la critique anglo-saxonne la plus conservatrice? Ou encore à ce point intériorisé dans l'imaginaire des auteurs anglophones que nombre d'entre eux s'en réclament pour éclairer leurs propres « mythes personnels » ?

Gisèle Venet

Université Paris-III Sorbonne Nouvelle

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