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Le tournant éthique : faut-il le prendre ? (Séminaire de Transitions, Paris)

Le tournant éthique : faut-il le prendre ? (Séminaire de Transitions, Paris)

Publié le par Marc Escola (Source : Lise Forment)

 

 

Lundi 19 septembre 2016, à 19h

Centre Censier, salle 123

 

Transitions vous invite à la présentation du séminaire 2016-2017 :

« Le tournant éthique : faut-il le prendre ? »

 

Cette séance sera assurée par Mathilde Faugère et Lise Forment.

 

Le tournant éthique : faut-il le prendre ?

Assiste-t-on en France à un retour des approches morales de la littérature ? Plusieurs publications récentes témoignent d’un effort pour remettre au cœur de l’analyse des textes littéraires la question des valeurs éthiques, qu’elles concernent le texte lui-même (« l’éthos de l’œuvre ») ou ses usages (ses partages éducatifs ou critiques)[1]. Contre ce qui a pu être considéré comme des excès des démarches historisantes ou de la déconstruction, ces approches réinvestissent une définition de la littérature comme « expérience », trace d’un vécu qu’il faudrait ou non transmettre, mise en pratique sensible de cas existentiels, ou même modèle de vie dont la lecture serait l’épreuve immédiate. C’est dans la mesure où cette expérience affecterait la vie (morale) du lecteur que le problème des valeurs de la littérature, de la littérature comme éthique, est aujourd’hui (ré)engagé.

Depuis sa création, le mouvement Transitions n’a cessé d’interroger les enjeux éthiques de la littérature. Dès notre manifeste, nous écrivions : « Winnicott voyait dans la culture la forme sociale de l’aire transitionnelle du nourrisson, dont la santé psychique s’altérait s’il en était privé. Nous le pensons de la littérature, sans nostalgie du doudou. Et l’appelons grande, et bonne[2] ». Dans son dernier ouvrage, Lire dans la gueule du loup, Hélène Merlin-Kajman, reprenant et développant certaines de ses propositions discutées au sein du mouvement, évoque de la même manière les « bienfaits communs » d’un usage transitionnel des textes littéraires, appelant à en « privilégier [l]a fonction réparatrice » plutôt que ce qui, en eux, peut relancer et aggraver « le réel traumatique qui circule invisiblement dans le temps[3] ».

Ni la définition de la littérature comme « expérience », ni le problème des valeurs éthiques qui en découlent ne sont donc étrangers à la réflexion de notre mouvement. Mais, comme l’attestent des discussions récentes autour du livre d’Hélène Merlin-Kajman, d’autres plus anciennes autour de la civilité et plusieurs contributions publiées sur le site, la question des valeurs éthiques de la littérature aura surtout été l’occasion de débats[4]. Nulle évidence, pour Transitions, quant au lieu de l’éthique (du côté du commentaire ou du texte lui-même ?) ; nulle aisance face à ce que la diversité des usages de la littérature entraîne de variation dans l’appréhension de sa dimension éthique (l’enseignement et la critique universitaire impliquent-ils, par exemple, le même type de questionnement ? le même engagement de « l’expérience » ?). Nulle certitude, enfin, sur les valeurs exprimées, ni sur l’universalité ou l’extrême idiosyncrasie du langage d’où celles-ci s’énoncent.

Ces questions traversent-elles également les travaux qui s’inscrivent dans le « tournant éthique » ? Le principal cadre de référence à partir duquel se déploient aujourd’hui leurs propositions est constitué d’œuvres théoriques issues de la philosophie anglo-saxonne (Martha Nussbaum, Stanley Cavell, Cora Diamond, Hilary Putman) dont les présupposés et les formulations sont nettement distincts de ceux qui, traditionnellement, nourrissent la théorie littéraire française. Ainsi, chez Nussbaum, la littérature est essentiellement utilisée pour remettre en question le traitement philosophique (analytique) des questions éthiques ; en ce sens, son approche reste partiellement indifférente à la diversité des usages actuels  (institutionnels, éducatifs) de la littérature, qui fondent à l’inverse nos propres interrogations. Surtout, un certain nombre de difficultés liées à l’interprétation, à l’équivoque du sens, à la prééminence du signifiant et aux apories du logos, pourtant constitutives de l’objet littéraire, sont, sinon ignorées, du moins très fortement atténuées par leur reprise au sein d’un langage qui construit ses questions à partir d’une plus grande assurance épistémique. Bref, si le « tournant éthique » est une occasion précieuse d’affronter à nouveaux frais la question de la valeur éthique de la littérature, cela ne sera pas sans un effort préalable de traduction et d’ajustement théoriques conséquents.

Cet effort a, bien sûr, partiellement été mené par certains chercheurs (Sandra Laugier, Ruwen Ogien, Alexandre Gefen, Vincent Jouve), parfois sous une forme nettement critique. Il reste néanmoins à cartographier ces opérations de transposition, d’autant plus que, bien souvent, les références aux travaux issus de la philosophie anglo-saxonne servent de simples articulations afin de doter à moindre frais la littérature d’une dimension éthique. Elles sont alors adossées à d’autres enjeux et à d’autres réflexions (Paul Ricoeur, Walter Benjamin, Roland Barthes, Antoine Compagnon, Thomas Pavel, Marielle Macé, la crise de la littérature, la fiction), mais ces rapprochements mériteraient d’être précisés. Certaines références peuvent servir à réinvestir des concepts traditionnellement utilisés en littérature – modèle, style ou récit par exemple –, d’autres semblent davantage renvoyer à un en-dehors de la discipline. Enfin, nous souhaiterions confronter les réflexions menées par Transitions depuis plusieurs années sur la transitionnalité winnicottienne, la civilité, la transmission traumatique, le différend lyotardien et les usages de la littérature aux figures théoriques qui organisent ce « tournant éthique ». Comment, par exemple, articuler les partages émotionnels d’Hélène Merlin-Kajman et les capacités cognitives de l’émotion chez Martha Nussbaum ? Quelles pratiques du littéraire sont présupposées par « l’expérience » de lecture du sujet moral et quelles pratiques en sont exclues ? Quelle place ces éthiques de la littérature accordent-elles au contexte et à l’événementialité historique ? Un passage est-il ménagé qui mènerait de l’éthique au (quasi-)politique ? 

Le séminaire de l’année 2016-2017, dont la séance d’ouverture aura lieu le 19 septembre, aura pour projet d’éclairer ces questions en étudiant l’étendue du « tournant », à travers des lectures et des rencontres, tout en incluant la position du mouvement Transitions dans le champ des interrogations.

Transitions

 

[1] De nombreux numéros de revue et ouvrages collectifs sont parus depuis les années 2000. Voir entre autres titres : Liesbeth Korthals Altes (dir.), « Éthique et littérature », Études littéraires, 31, 3, 1999 ; Sandra Laugier (dir.), Éthique, littérature, vie humaine, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Éthique et philosophie morale », 2006 ; Emmanuel Bouju, Alexandre Gefen, Guiomar Hautcœur et Marielle Macé (dir.), Littérature et exemplarité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences »/« Cahiers du Groupe Phi », 2007 ; Maïté Snauwaert et Anne Caumartin (dir), « Responsabilités de la littérature : vers une éthique de l’expérience », Études françaises, 46, 1, 2010 ; E. Bouju et A. Gefen (dir.), L’Émotion, puissance de la littérature ?, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Modernités », 2012 ; Daniele Lorenzini et Ariane Revel (dir.), Le Travail de la littérature. Usages du littéraire en philosophie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012 ; Alexandre Gefen et Bernard Vouilloux (dir.), Empathie et esthétique, Paris, Hermann, 2013 ; « Littérature et valeur », journée d’étude de l’Université de Reims Champagne-Ardenne organisée par  Céline Bohnert, Emmanuel Échivard, Cécile Gauthier et Stéphane Pouyaud, le 14 février 2013, actes publiés sur http://crimel.hypotheses.org/730, etc.

[2] « Manifeste », sur le site du mouvement Transitions (URL : http://www.mouvement-transitions.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=687&Itemid=113). Nous soulignons ici l’expression « et bonne ».

[3] Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, Paris, Gallimard, 2016, p. 271.

[4] Par exemple : Gérald Sfez, « Civilité et littérature dans l’œuvre de Jean-François Lyotard », http://www.mouvement-transitions.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=1026&Itemid=783, « Rencontre avec Jean Kaempfer- séance du 31 janvier 2011 », http://www.mouvement-transitions.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=553:rencontre-avec-j-kaempfer&catid=27&Itemid=213, « Rencontre avec C. Gayet-Viaud », http://www.mouvement-transitions.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=980:n-33-rencontre-avec-c-gayet-viaud&catid=27&Itemid=213, « Rencontre avec Santiago Amigorena », http://www.mouvement-transitions.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=546:rencontre-avec-santiago-amigorena&catid=27&Itemid=213