Questions de société
« Sauver » l'université ? par Emmanuel Barot (Contretemps été 2009)

« Sauver » l'université ? par Emmanuel Barot (Contretemps été 2009)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : SLU, Sorbonnard, Poolp...)

« Sauver » l'université ? par Emmanuel Barot

Publié sur le site Contretemps. Emmanuel Barot est maître de conférences à l'Université Toulouse II -Le Mirail, Département de Philosophie (d'E. Barot, on peut relire aussisur le site Poolp "La polysémie du terme 'démocratie' et ses enjeux aujourd'hui", publié le 23/02/08).

Quelques leçons théoriques et lignes tactiques tirées de l'échec de la grève du printemps 2009.

Depuisle tournant du millénaire, l'université française a été le lieu, danssa spécificité républicaine ouverte aux classes populaires, d'uncompromis temporaire entre des logiques croissantes de réorganisationet de gestion comptables, et la préservation relative, dans le doublechamp de la pédagogie et de la recherche, de l'autonomiecaractéristique de l'université post-1968. Ce compromis, ici ou là,s'est traduit par une variété de tiraillements qui bon an mal an,cependant, n'avaient pas encore produit de crise majeure[1].L'abcès a été crevé au printemps, avec en son coeur la dissociationprogrammée de l'enseignement et de la recherche dont l'intricationstatutaire est un principe traditionnel de l'identité universitaire.Cette dissociation n'est pas le tout de la crise, mais l'a concentrée,et témoigne du virage pris par l'« incorporation croissante de lascience au Capital », selon la formule de Marx : comme l'atteste laplace dorénavant conquise par les nouvelles hiérarchies et lesnouvelles valeurs croisées de la communication, du business et dumanagement, dans l'espace-temps symbolique même des enseignants-chercheurs (EC), ce compromis est en fin de droit.

Menée tambour battant au premier trimestre selon les canons de la LRU votée à l'été 2007, cette logique de double marchandisation des savoirs et de leurs producteurs-transmetteurs (les EC), s'est incarnée à l'automne dans des produits dérivés[2]qui ont le mis le feu aux poudres. Les refus progressifs de sacrifiersans mot dire aux injonctions gouvernementales relayées par lesprésidences universitaires ont trouvé assez vite une double bannièrecommune, symbolique, dont la généralité est justement l'un desproblèmes : puisque « Le Savoir n'est pas une marchandise ! » il faut« sauver l'Université ». La grève universitaire lancée début février2009 s'est soldée par un échec cinglant et total,et un dur retour à l'ordre organisé autour d'examens aux modalitésrevues et corrigées, pressions professionnelles, politiques etrépressions policières à l'appui. Pourtant, et même si la nature etl'ampleur de cette « mobilisation » ont été très hétérogènes au niveaunational, un mot d'ordre terminal a néanmoins scandé transversalementcet échec : la grève est officiellement « suspendue »jusqu'à la rentrée prochaine, et non arrêtée à proprement parler. Cette« suspension » n'augure de rien en particulier : autant des tensions etdes crises vont ici ou là nécessairement advenir, autant rien negarantit une contestation d'ampleur comparable à ce qui a étéexpérimenté au printemps. Mais il faut être prêt même à l'improbable,et pour cela être certain que cette double bannière est la bonne.

Orles quelques remarques qui suivent, évidemment schématiques, partielleset partiales, visent à justifier l'affirmation selon laquelle cettedouble bannière revendicative a recouvert jusqu'ici, pour l'essentiel,une défense de l'université publique française de type« social-démocrate » contradictoire et inconséquente qui fut l'un desfacteurs déterminants, à la fois cause et effet, moteur et reflet, decette grève et de son échec[3].

Ilfaudrait des enquêtes précises (économiques, sociologiques notamment)pour asseoir très précisément les remarques qui vont suivre : celles-ciresteront donc à un niveau de généralité insuffisant par lui-même, mêmesi l'on espère à cette occasion produire un peu de clarté. Le fildirecteur qui les anime est le suivant : c'est sur la base (I) d'unecontextualisation globale de la nature du processus actuel de refontede l'université que l'on peut (II) mettre en évidence et articuler lesdifférentes logiques de résistances et leurs limites respectives quiont façonné cette grève, et par là montrer son caractèrecontradictoire, ainsi que les raisons de cette contradiction. Si lacontestation et la grève – suspendues – doivent reprendre et si l'onveut éviter que cet échec social-démocrate ne se reproduise, alorss'impose dès maintenant, en conséquence de ces analyses (III) laformulation la plus nette de quelques mots d'ordre théoriques etstratégiques dûment revisités.

I. La « marchandisation » de l'université :

ambiguïté de sa critique, analyse de sa nature

Derrièrela « marchandisation » des savoirs il y a deux points de vue d'autantplus intriqués qu'il faut les distinguer. La refonte de la production-transmission dessavoirs doit être analysée sous l'angle de la transformation de leurnature, de leur fonction et de leur destination en tant que tels, maisaussi sous l'angle des agents de cette production, les EC etles personnels ouvriers et administratifs. Le premier problème, celuides savoirs, n'est pas exactement le second, pudiquement dénommé« formation des étudiant-e-s », qui est celui des sujets(« agents » et « patients ») de la reproduction d'une force de travailqualifiée, c'est-à-dire ceux qui la font en la subissant et lasubissent en la faisant. La première dimension est celle du processusde dévalorisation des savoirs, entendant par là le processus de leur disqualification symbolique, culturelle. Les savoirs tendanciellement légitimes sont ceux qui satisferont aux nouvelles exigences de la société et du marché, c'est-à-dire s'acquitteront efficacement de leur nouvelle « fonction », c'est-à-dire traduiront le nouveau type de qualification exigée par ces derniers, c'est-à-dire seront conformes à la nouvelle division sociale et technique du travail, c'est-à-dire jouerontadéquatement leur rôle dans la reproduction de la force de travailexigée par les transformations du capitalisme. C'est cela qu'il fauténoncer derrière la « marchandisation » des savoirs : or énoncer cela,c'est d'emblée analyser les nouveaux canons de laproduction-transmission des savoirs sous l'angle de ses agents :et cette disqualification symbolique des savoirs, donc de leurproduction et de leur enseignement, s'effectue au travers d'uneprolétarisation (pudiquement appelée « précarisation »), d'une déqualification socio-économique des agents.

Cesdeux « points de vue » sont assez bien distingués, mais souvent malarticulés, parce que ce qui manque cruellement, c'est l'appréhensionprécise de la nature de la rupture manifeste qu'accomplit ce processusbiface par rapport à ce qu'était l'université d'avant, et cela d'autant plus que la période actuelle est celle d'une transition,c'est-à-dire d'un moment où coexistent et s'articulent, derrière lacontinuité partielle des personnes et de la matérialité desinstitutions, des traits structurels anciens mais encore prégnants, etdes traits seulement émergents mais bien saillants depuis l'automne2008. Je parle donc ici de l'université « d'avant » non pas au sens,évidemment, où celle-ci aurait disparu et qu'il n'en resterait rien,mais au contraire en ce qui fait d'elle un modèle idéal-typique d'une période de l'histoire récente dont nous sommes en train de sortir.

1. Le présupposé fallacieux de la neutralité de l'ancienne université

Unprésupposé « historique » sous-tend la position social-démocrateprotestant contre la « marchandisation » des savoirs et des agents, etexigeant de « Sauver l'Université ! » (et de « Sauver la Recherche »).Constituée antérieurement à la LRU, c'est néanmoins le nouveau modèleque cette dernière institue – avec ses amorces antérieures comme sesdécrets afférents – que l'organisation qui porte ce nom combat, avecune position d'ensemble qui a largement essaimé au-delàd'elle-même : c'est cette position d'ensemble, pas l'organisationelle-même, que j'examine ici. L'association de ce appel au sauvetageavec la bannière anti-marchande véhicule pour l'essentiel l'idéesuivante : la nouvelle université en préparation seraessentiellement soumise au règne multiforme et direct de lamarchandise, au contraire de l'université antérieure qui, malgré sesdérives ou ses excès, était caractérisée par nombre de garde-fousqualitativement distincts, notamment le fonctionnariat d'État,l'indépendance de l'enseignement et de la recherche, et la possibilitéde mener des politiques pédagogiques, fût-ce dans des disciplines sanseffectifs quantitativement importants, sur le long terme sanscompressions budgétaires mettant leur existence réellement en danger.

Certes, cela décrit bienl'université façonnée dans l'après 1968, dans un fonctionnementrelativement serein – l'échec de la réforme Devaquet en 1986 témoignantde sa solidité – jusqu'au milieu des années 1990. Mais cette universitéd'avant le xxie siècle était à l'image d'une certaine organisation des rapports de production et des rapports sociaux, et c'est une grave erreur d'appréciation que de penser les réformes actuelles comme l'indice d'une marchandisation de savoirs qui auparavant n'auraient pas été marchandisés. Lessavoirs et pratiques de « l'ancienne » université n'étaient pas dessavoirs et pratiques non soumis au règne de la marchandise ouindépendamment de lui : ils y étaient déjà soumis, à la fois clairementmais indirectement. Ce qu'il faut saisir est que ce règne de lamarchandise change en partie d'organisation, et que ce changement setraduit par une transformation du mode et de la forme par lequell'université lui est soumis. Si on veut « sauver » l'université, cen'est pas en en refusant l'actuelle « marchandisation » que l'on yarrivera, mais en comprenant la logique de cette double mutation.

Lestemps ne sont peut-être pas encore mûrs pour un combat offensif, maisle travail conceptuel et la prise de recul peuvent du moins nous aiderà déjouer en partie les écueils, les naïvetés et les ambiguïtés d'unmot d'ordre tel que ce sauvetage « contre la marchandisation » – lamétaphore du sauvetage étant d'ailleurs réactive au point d'en êtredouteuse.

2. L'université comme AIE

Revenons d'abord à la problématique althussérienne des « Appareils idéologiques d'État »[4](AIE) pour la « dialectiser » ensuite, c'est-à-dire l'insérer dans leprocessus des mutations actuelles. Dans l'analyse althussérienne,l'École dans sa globalité, et l'Université en particulier, constituetraditionnellement le plus important des « appareils idéologiquesd'État », c'est-à-dire de ces « appareils » (ensemble d'institutions etde pratiques régularisées) dont la fonction est double : (1) assurerl'attribution différentielle de compétences de la future force detravail ; (2) assurer cette reproduction parle biais et dans les formes de la soumission à l'idéologie dominante,que cette soumission soit imposée, ou qu'elle s'opère par latransmission des moyens de son maniement adéquat.A la différence des appareils répressifs d'État, qui fonctionnent plusà la violence et à la contrainte directe qu'à l'idéologie et lapersuasion, ce sont ces dernières qui sont le ciment dominant del'appareil scolaire.[5]

D'oùla nécessité de relativiser l'opposition public/privé. On crie beaucoupaujourd'hui, à juste titre, contre la « privatisation » des servicespublics, et ce qui va avec. Cependant défendre l'université« publique » contient une forte ambiguïté : l'opposition entre le« public », censé indiquer la neutralité et l'impartialité de l'ÉtatRépublicain, et le « privé » censé marquer la pure dominationcapitaliste, est très illusoire. La forme « publique » ou « privée »n'est pas en tant que telle l'indice probant de la nature réelle de l'appareil : c'est ce qui se fait et comment cela se fait, qui doit retenir l'attention. Précisons: l'université comme AIE a été façonnée depuis l'après-guerre, sousarbitrage étatique (c'est-à-dire sous le sceau « républicain »), parles luttes sociales et des revendications égalitaristes. C'est doncévidemment un lieu où le pouvoir bourgeois (1) ne peut pas toutcontrôler, parce que s'y expriment des parties de la classe exploitée,et (2) n'a pas intérêt à tenter de tout contrôler, et cela parce que(2a) d'une part ses agents eux-mêmes font une partie du travaild'auto-subordination justement parce que la classe exploitée y voitcertains de ses intérêts satisfaits, et (2b) d'autre part parce qu'elleest ce faisant un lieu d'absorption, de localisation et donc d'anesthésie d'un antagonisme structurel dont le coeur est ailleurs,dans les structures directement marchandes (privées ou semi-publiquespour les entreprises d'État ou pas mal de collectivités territoriales)de la production de biens et services. Qu'un élément perdurant de etdans l'idéologie universitaire soit celle de sa « neutralité », de son« réalisme » et de sa « responsabilité » sociale, etc.[6],reste dans l'évidence la condition remplie pour que les mécanismes dereproduction de la force de travail qu'elle abrite ne soient pasdécryptés comme  et pour ce qu'ils sont.

Ladérégulation et désétatisation actuelles de l'université changentclairement la donne : pour comprendre la transition actuelle, il fautdonc comprendre comment peut se définir ou se penser l'insertion, quin'est pas immédiatement lisible, de l'université dans le marché, dansla forme antérieure, et dans celle qui s'annonce. Ceci exige quelquesmédiations.

3. Valeur marchande et valeur « sociale » de l'université

De façon générale, la valeur marchande de l'université n'est qu'une partie seulement de sa valeur sociale, et cette dernière ne saurait être globalement quantifiée, puisqu'elle est qualitative,c'est-à-dire matériellement « improductive » : la création de valeurdans l'université (et les services « publics » en général) estdifficile à mesurer, tout simplement parce que le savoir-faire d'unenseignant, par exemple, ne s'exerce pas dans le champ standard de la production, mais dans celui de la reproduction de la force de travail[7]. D'où une première difficulté : l'université a une double fonction de production des savoirs et de reproduction de la force de travail via la transmission deces derniers. Il y a donc un double rapport de l'université au marché :les savoirs sont par définition, comme produits du travail, desmarchandises. Mais des « marchandises » très spécifiques puisqu'ellesne sont pas tant l'objet d'une circulation marchande que d'uneimmédiate réinjection dans la reproduction de la force de travail : ilsne sont donc qu'en un sens dérivé, et pour tout dire métaphorique, desmarchandises[8]. Rigoureusement parlant, ils sont un enjeu majeur du capitalisme moins par la plus-value directe ou indirecte qu'il rapporteraient que parce qu'ils sont les moyens de la reproduction exigée de la force de travail.

Onpeut résumer à grands traits la rupture à l'oeuvre de la façon suivante.Dans la situation d'avant l'obtention d'un diplôme assurait uneinsertion dans la société capitaliste et service-publique sur la basede savoirs et savoir-faire dont ils sanctionnait l'acquisition et lamaîtrise. La forme marchande à venir est pour l'essentiel la suivante :l'obtention d'un diplôme témoigne avant tout d'une soumission aunouvelles conditions économiques et sociales en vigueur, les savoirsnécessaires étant essentiellement ceux destinés à assurer directementla reproduction des structures et des mécanismes de la plus-value,nouveaux savoirs lissés et transversalisés sous le sceau de lamodernisation à la sauce « bonne gouvernance ». On voit bien ici ladifférence et l'identité des deux situations : la « forme »[9] de cet élément de la reproduction des rapports de production capitalistes change partiellement, mais pas sa fonction au sein des mécanismes de maximisation du taux de profit.

Cette transformation exige par définition la transformation corrélative de la reproduction des moyens de cette production (de valeur, de richesses, de biens matériels, de services, etc.), et évidemment celle de la force de travail, c'est-à-dire du processus social et économique de la qualification :l'attribution réglée de compétences, savoirs et savoir-faire exigés parl'état de la division générale du travail, laquelle est toujourspolarisée entre tâches de direction et d'encadrement d'un côté,d'exécution de l'autre, que cela soit dans l'espace étatique del'administration, l'espace de l'entreprise, et l'espace du servicesocial.

4. Professionnalisation, diplômes et examens

La reproduction de la force de travail, au-delà de ses conditions matérielles (des bourses aux futurs – hypothétiques – salaires), doit encore satisfaire à des conditions légitimantes, c'est-à-dire celles exprimant l'attente sociale et culturelle des futures forces de travail : et en particulier celle du diplôme, donc des examens qui en légitiment l'attribution,à la fois du point de vue de l'institution, qui trouve en ces dernierssa justification, et des étudiants, qui trouvent en ces derniers leurobjectif. Cette question des examens est effectivement assez éclairantesur la transition complexe d'aujourd'hui. Soit la grève universitairede 1976. La sanction finale fut : pas d'examens sans cours. Unevérification quasi policière eut lieu, diligentée par les recteurs, descontenus de cours réellement assurés au moment des examens réaménagés,et cela après 6 mois de grève. 2009 : le même discours est tenu. Maiscette fois la tendance réelle àl'oeuvre fut de considérer que des examens bien plus allégés pouvaientfaire l'affaire pour autoriser une délivrance des diplômes digne de cenom[10],même si la focalisation officielle, outrancièrement médiatique, sur cesexamens, s'est faite évidemment au nom de la défense de leur« valeur » : cet alibi contre la contestation est bien connu. Qu'est-cequi, en termes de cohésion sociale, est en jeu dans cette question desexamens ? Que la transaction universitaire, avec le diplôme comme« salaire », s'effectue bien, c'est-à-dire que le processus dequalification hiérarchisante de la future force de travails'accomplisse dûment : la fonction reste bien la même de l'universitéd'avant à celle en cours d'institution.

Lerapport de plus en plus distancié (quoique insuffisamment) desenseignants et des étudiants à l'égard des examens témoigne d'unchangement certain de leur rapport à leur fonction, leurseffets et leurs modalités : le taux de chômage et la dévalorisation dela culture ont très clairement amoindri leur impact et leursignification antérieurs. Voilà pourquoi par exemple un nombrecroissant d'étudiants sont prêts à s'engager au point de perdre leurdiplômes, quitte, pour donner le change, puisque la situation socialeest transitoire et le besoin du ticket d'entrée sur le marché dutravail encore présent, à demander la « validation automatique » desexamens. Ce qui signifie deux choses : d'une part les contenuspédagogiques s'annoncent d'un niveau, qualitatif et quantitatif,considérablement amoindri, et d'autre part et corrélativement, lalucidité va croissante sur la déconnexion structurelle égalementcroissante entre la « vertu » sociale du diplôme dans le monde dutravail d'aujourd'hui, et la production-diffusion-apprentissage desavoirs en tant que telle.

L'agentmajeur de cette déconnexion est la logique anti-qualitative à l'oeuvredans la nouvelle légitimation des formations en fonction des « champsde métiers » auxquels elles sont censées directement ouvrir,réorientation qui exprime la pression marchande et concurrentiellecroissante qui l'anime (ainsi les PRES, pôles de « compétitivité »,« d'excellence », sanctifiés dès 1994 par Bologne[11]), et qui se traduit par une réduction spécifique du « social » (valeur sociale) au « marchand » (valeur marchande) danset par la « professionnalisation » : entendre que « l'insertionprofessionnelle » sur le marché devient le seul véritable critère d'évaluation « sociale » c'est-à-dire d'attribution de valeurà l'enseignement universitaire. Le problème n'est pas tant celui de ladécentralisation ou de l'« autonomie » impliquées par la LRU, il vientde ce que ces dernières sont des illusions,inféodées aux décisions clés d'un État central qui a plus que jamaisbesoin de sa bureaucratie (même si elles prend des formespriv(atis)ées), et derrière, à des intérêts mercantiles nationaux etinternationaux évidents qui seront défendus localement.L'accroissement corrélatif des dispositifs de surveillance, decontrôle, d'évaluation, témoignent de ce que cette logiqueanti-qualitative met déjà efficacement au pas les récalcitrants, soiten les soumettant, soit en les poussant chaque jour un peu plus à ladémission, étudiants comme enseignants.

Circulairement cause légitimante et effet reproducteur, cette « professionnalisation » des diplômes est le noyau dominant des réformes concomitantes des enseignement et de l'enseignement,puisque (1) elle rend institutionnellement poreuse la distinctionpublic-privé et laisse le champ libre aux procédures d'évaluation et dequalification directement issues des entreprises, (2) elle légitime ladissociation en profondeur de l'enseignement d'avec une « Recherche »réduite matériellement et temporellement, et selon un canal élitiste, àla portion congrue pour improductivité (logique du résultat,programmes à court terme, dispositifs exponentiels d'évaluation etsurcharge administrative, etc. : ANR, AERES) et pour incompétence (inutilité, abstraction, etc.) dans ce processus de qualification.

5. Le primaire, le secondaire, le supérieur : une transformation totale

C'estici que l'on voit bien combien la mutation de l'université s'insèredans la transformation complète de tout l'appareil scolaire, primaireet secondaire inclus[12]: outre la volonté affichée de faire disparaître la maternelle, c'estla réforme Darcos des collèges et lycées, temporairement repoussée àl'hiver 2008 sous la pression des mouvements lycéens, qui est le secondvolet dont la LRU est le premier. C'est un euphémisme que de rappelerle mépris systématique dont, comme un seul homme, les tenants dupouvoir témoignent à l'égard de l'université, qui est par principe lavoie post-bac à éviter – parce qu'elle est pourvoyeuse d'une forteproportion de chômeurs dans la mesure où elle est déconnectée du marchédu travail, parce que les étudiants se perdent dans la masse et ne sontpas dûment (en)cadrés, et pour cette raison abandonnent leurs étudesavant d'arriver à leur terme naturel (le diplôme).

La« professionnalisation » et le suivi systématique (selon le filconducteur des « projets individualisés ») des étudiants viennent doncà point nommé pour réduire ces carences structurelles. On peuts'étendre sur le fait que les formations en « alternance » restent unedouble manne financière à deux titres (de la main d'oeuvre toute fraîcheet non encore diplômée pour les entreprises, une « gestion » des flux àmoindre coût pour l'institution) et idéologique (refaçonnement desprincipes universitaires d'évaluation selon la critériologie de laperformance et de la concurrence), dont les intérêts sont évidents.Mais ce qui est essentiel ici, c'est de voir combien cette refonte est déjà àl'oeuvre dans le secondaire et y prépare : les mêmes principesgouvernent les orientations dans les filières et leurshiérarchisations. Le projet d'aligner l'organisation des filièrestechnologiques des lycées sur le filtrage déjà à l'oeuvre dans lesfilières dites "générales" au travers de classes préparatoires – decircuits d'excellence – produisant non pas des techniciens supérieurs(BTS, IUT) mais des ingénieurs, etc., va évidemment dans le sens del'évitement de l'université, et abonde dans la logique ultra-pyramidaleet élitiste de la « Grande École », dont le moins que l'on puisse dire(exceptée pour les ENS dont le caractère « public-républicain » resteencore le sceau officiel) est que, des IEP à la multitude des écoles decommerce, le caractère « public » ou « privé » est difficilementdécelable à la fois en termes de droits d'accès, et de types de savoirset de pratiques dispensés. Etc. Quand on veut tuer son chien, on ditqu'il a la rage : c'est ce qui se passe avec l'appareil scolaire etuniversitaire dans ce qu'il a encore de démocratique et de nonstrictement aligné aux « besoins » de la « société ».

Cequi est frappant avec cet ensemble totalitaire de réformes qui sontremarquablement cohérentes dans leurs principes et leurs articulations,c'est évidemment qu'elles ne s'énoncent que très marginalement commeparties d'un tout – sinon sous le label transversal de laprofessionnalisation et de la modernisation. Elles arrivent en mêmetemps, font masse par leur multiplicité, mais désactivent par avanceune résistance unitaire par leur apparent éparpillement, leur apparentpointillisme. Letour de force au niveau tactique, dans la conduite de ces réformes –tour de force caractéristique d'un pouvoir qui sait très exactement cequ'il fait et comment il doit le faire –, en tant qu'elles obéissentaux mêmes objectifs, c'est à la fois de les mener ensemble (selon lemode du passage en force) mais selon des timings légèrementdifférenciés afin qu'elles se justifient mutuellement.L'application concrète des réformes rendues possibles par la LRUsuppose que les lycéens y soient vite préparés : d'où la « nécessité »de la réforme Darcos juste suspendue,donc à venir très bientôt sous la houlette de ses successeurs (et sousdes formes moins propices aux manifestations lycéennes, qui vonttoujours mauvais genre)[13].Mais un pan structurel de cette réforme est avancé au motif de lanécessité de l'harmonisation (ô simplicité, ô clarté…), de lanormalisation du séquençage des enseignements sur le modèle de lasemestrialisation et de la modularité en vigueur à l'université depuisla réforme LMD de 2003.

Maisun dernier exemple suffira à montrer l'organicité de toutes cesréformes : un point central de la réforme professionnalisante del'université, c'est celle de la formation… des futurs enseignants duprimaire et du secondaire, au coeur de la grève universitaire. Sansrentrer dans le détail, ce qui est à l'oeuvre, c'est la refonte du typede « compétences » qu'un enseignant est censé devoir posséder : mieuxvaut une bonne connaissance du système éducatif, au vague croisement dequelques leçons juridiques, sociologiques, psychologiques, etc. que desconnaissances disciplinairesde haut niveau (acquises justement selon le principe de l'intricationsubstantielle de l'enseignement et de la recherche) dont au fond, lesméthodes pédagogiques sont les mêmes, et en tous cas dont le luxe dedétails est trop coûteux par rapports aux besoins de la société. Onréforme donc en Masters « métiers de l'enseignement » lestraditionnelles préparations aux concours. Il faut donc du même coupréformer ces concours : diminuer en conséquence la part d'évaluation disciplinairequi faisait jusqu'ici leur spécificité, valoriser les compétences« transversales » (langues – mais pas n'importe lesquelles : l'anglaisde « Wall Street »,pas celui de Shakespeare –, informatique) régionaliser les recrutementset les proportionner en fonction des besoins des "bassins d'emploi",quitte à mettre un peu plus de "culture générale" histoire de vernir letout. Mais, à un autre bout de la pelote, on a décerné aux institutscatholiques privés (attention : pas ceux nécessairement sous contratavec l'État, ceux simplement reconnus par le Vatican)l'équivalence de leurs diplômes de L, M et D, avec ceux décernés sousle sceau de l'État français.  Evidemment, rien n'empêche, comme uncertain nombre s'y sont déjà activement attelés, ces instituts privésd'offrir des préparations… de Master "métiers de l'enseignement". Commele niveau disciplinaire,scientifique au sens large, des concours a été revu à la baisse, rienn'indique que les candidats formés dans ces instituts soient moinscapables que ceux passés par l'université de réussir vaillamment lesépreuves de "connaissance du système éducatif". Si l'on rajoute d'unepart que ces formations privées et coûteuses, pour les étudiants(c'est-à-dire ceux qui en ont les moyens), sont en partie financées par l'État,et si d'autre part l'on a en tête le fait que l'ambition affichée estla destruction, pour inutilité sociale et pédagogique, des écolesmaternelles et de leurs enseignants, alors on se retrouve dans lasituation suivante : l'étudiant curé, passé par le moule idéologique desa tendance religieuse privativement estampillée par le Vatican, pourradevenir l'instituteur public du primaire public,avec la bénédiction, la sanctification même, et l'argent de laRépublique, le tout avec des programmes scolaires eux aussi réadaptés(avec notamment les relectures de l'histoire qui s'imposent), ausecondaire et au supérieur, qui en retour, le moment venu, seréadapteront à eux. Etc. Et les allocations familiales auront étérevues à la hausse : s'il n'y a plus de maternelles, il y aura desjardins d'enfants payants pour les foyers de jeunes cadres dynamiques,mais pour les autres il faudra bien trouver quelqu'un pour s'occuperdes enfants. Faire revenir en les "intéressant" les mères au foyer ferad'une pierre trois coups : (1) baisse du taux de chômage ; (2)réinstauration du patriarcat et du confinement de la femme dans lasphère domestique ; (3) transition à l'âge utile de la cellulefamiliale refondue à la cellule religio-scolaire du primaire refondu.Voilà comment, au-delà même des logiques mercantiles (tout ceci permetde déréguler le recrutement, d'accentuer les contrats précaires sur lecourte durée, et d'avoir une substantielle "armée industrielle deréserve" faisant la queue au portillon des rectorats pour obtenir unhypothétique contrat à l'année payé au lance-pierre), ou plutôt à leurfaveur, faisant bloc avec elles, on façonne une nouvelle société, ou plus exactement en l'occurrence comment on la refaçonneen réinstituant des principes de division sociale, d'apprentissage dela soumission – à Dieu, au Marché, à l'État – que l'on espérait pourpartie définitivement périmés 14[14].

6. « Subsomption formelle » et « subsomption réelle » du procès du savoir sous le capital

Passéce petit excursus, revenons maintenant à la rupture entre l'université– l'École – d'avant et celle de demain : la compréhension de la naturede cette rupture est capitale[15],car elle montre en toute limpidité, entre autres que la disparition encours de la forme « étatisée » de l'université n'en est pas une cause,mais une conséquence. La transformation des rapports de productionimplique celle de la reproduction de leurs moyens, et donc celle de lareproduction de la force de travail et des savoirs que celle-ci doitproduire et transmettre. La transformation d'ensemble des rapports deproduction a donc pour conséquence celle de la qualificationdu champ de ce qu'on appelle encore les services « publics » : lesréformes des contenus et des pratiques enseignantes (mais aussi :médicales, des transports, de l'énergie, etc.) ne sont compréhensiblesque comme effets et comme moyens, c'est-à-dire comme conditions de réalisabilité d'une transformation générale des structures d'ensemble de la production qui lui est « logiquement » antérieure.La première erreur théorique consiste à « autonomiser » le problèmescolaire du reste du processus, et prétendre que le plan pertinent deformulation et de résolution du problème universitaire est le plan« pédagogique », et polariser dans cette veine les conflit sur le plandes examens (qui réfracte le problème mais qui n'est pas le problème),est l'opération idéologique majeure qui a objectivement cassé, on lesait tous, la grève de ce printemps. Mais elle l'a cassée dansla mesure où déjà auparavant les protagonistes de la grève avaientaccepté le terrain de l'adversaire, celui de cette « opinion publique »(dont ils font partie), acquise aux cadres généraux de la division dutravail et à son principe de la qualification hiérarchisante dansl'ordre établi.

Entendons par le terme barbare de « subsomption de X sous Y » la subordination de X à Y, ou la domination de X par Y. Il me semble ici éclairant d'associer :

(1) d'une part l'université d'avant comme AIE à la « subsomption formelle » du travail et de son produit, sous le capital ;

(2) d'autre part l'université nouvelle comme AI « dés-étatisé », à la « subsomption réelle » des premiers sous le second.

Dans les deux cas on reste face à un « appareil » (avecune même fonction de reproduction d'une force de travail qualifiée dontle moyen est la production-diffusion de savoirs et compétences) « idéologique »(fonctionnant à la persuasion et l'auto-persuasion plus qu'à larépression) : le passage du « public » au « privé », de l'État auxrégions et pôles locaux, étant plus généralement la marque d'une fin(relative) du monopole d'État, c'est-à-dire du capitalisme monopolisted'État en la matière, dont les orientations et l'organisation avaientété conquises par le mouvement ouvrier et la résistance républicaine.

Précisonsmaintenant le sens dynamique de cette distinction entre « formelle » et« réelle ». Le passage de l'université « étatisée » à l'université« bologno-LRUisée » est passage d'une forme marchande-étatisée deproduction des savoirs à une forme marchande-dérégulée où les savoirs anciens nesont plus économiquement conformes au capitalisme d'aujourd'hui, maisoù les savoirs à venir ne sont pas encore pleinement institués et leursinstitutions pleinement transformées : nous sommes en plein dans la transition. Cette transition s'apparente pour partie à ce que Marx appelait[16] le passage de la « subsomption formelle »,c'est-à-dire l'intégration des savoirs dans les rapports économiquessociaux mais encore caractérisés par la possibilité réelle de lesproduire et de les transmettre sans que les lignes structurelles de cesrapports sociaux ne les constituent, à la « subsomption réelle » du travail sous le capital : de ces savoirs conduits avec une certaine indépendance, pour ceux qui avaient droit de cité[17] on passe à des savoirs substantiellement transformés et infléchis, à la fois dans les modes de production et de contrôle, d'évaluation en croissance exponentielle, d'organisation et de développement (financiarisation à court terme des projets), et de légitimation et d'affichage (logique de la communication plutôt que de la publicisation) qui commencent à les encadrer dorénavant. Savoirs « réellement » refondus et non pas seulement « formellement » gouvernés,de façon croissante jusque dans leurs contenus, leurs modalités etleurs destinations, logique témoignant d'une vigueur nouvelle, d'unrenouveau de puissance du capital[18].

7. Voilà pourquoi « Sauver [sic] l'Université » & Cie ne saurait être un mot d'ordre sérieux, et cela en deux sens généraux :

(1)L'organisation économique et sociale, et l'économie spécifique dessavoirs ne sont plus ce qu'elles étaient, et il est donc illusoire depenser pouvoir maintenir grosso modo le modèle antérieur : ilest impensable que l'université reste un empire dans un empire, douéd'une indépendance à l'égard du social et du politique en général.Cette organisation et cette économie des savoirs se transforment en conséquence d'unchangement général des rapports de production, celui dont on sait qu'ilsanctionne en profondeur la fin du compromis capital-travail issu d'unepart de l'héritage républicain de la résistance, d'autre part desluttes (et des conquêtes) du mouvement ouvrier, et dont témoigne lepassage au pouvoir d'une droite « décomplexée » ultra-libérale,populiste et autoritaire, et dont l'oeuvre consiste à opérer lesrefontes institutionnelles adaptées, au moins au maintien, mais le plussouvent à la hausse du taux de profit.

Vouloir « Sauver l'Université » sans s'attaquer aux rapports de production d'ensemble même est donc parfaitement illusoire.

(2)Mais si d'une part ce sauvetage est impossible, il est de surcroît pourd'autres raisons non souhaitable. La structure extrêmement hiérarchiséeet à bureaucratisée faisait de cette université, à l'image de toutesles structures de l'État, un composant de l'administration, du contrôleet de la cohésion sociaux absolument harmonieux avec lescaractéristiques du capitalisme d'alors. Cette université étaitnotoirement propice au mandarinat, à l'ultra-hiérarchie, c'est-à-dired'une part caractérisée par un élitisme globalement autoreproducteurdont les logiques d'héritage foncièrement antidémocratiques sontconnues de longue date, et d'autre part, à l'image de toutebureaucratie étatisée, par un parasitisme, minoritaire mais permanent, également connu de longue date.

La« crise » d'aujourd'hui, avec et derrière la « rupture » avecl'ancienne université, dévoile aussi des logiques de continuité, quimontrent que l'Université d'avant jouait le même rôleque celle qui advient, mais dans un contexte et donc avec une formedifférente. L'université en phase de destruction est celle d'unesociété état-providentialiste elle-même en destruction : vouloir lasauver réellement impliquerait une sauvegarde effective de l'ensembledes structures état-providentielles du pays. Le leitmotiv de la« sauvegarde des services publics » reste essentiel, mais ne nousfaisons pas d'illusion : ce combat n'a que bien peu pris la mesure réelledu processus en cours de déconstruction-reconstruction culturelle etéconomique, sociale et politique, comme il n'a que bien peu pris lamesure du rôle réel de ces mêmes appareils « publics » dans la reproduction des hiérarchies de la société de classes.

Vouloir « Sauver l'Université » antérieure, sans même aucun passéisme ni aucune défense du statu quo, mais en omettant de mettre au coeur de l'analyse l'ensemble de ces contradictions structurelles (essentielles)tout en se focalisant sur ses « dérives » ou  ses « excès »(accidentels), voilà l'inconséquence transversale constitutive de lagrève du printemps 2009, et de son échec.

II. De quelques contradictions de la grève

et des raisons de son échec

1. Le principe culturel d'une protestation « alternative »

Lemot d'ordre de la grève « L'Université s'arrête » est entré en vigueurau 2 février 2009. Les six semaines qui ont suivi ont été celles d'une grève du zèle –grève dite « active » (sic) – : moment important et stimulantd'ouverture au cours duquel un autre rapport aux étudiants (et, maisdans une mesure moindre, aux personnels non enseignants) a été noué.Rapport d'échange, de dialogue, de dépassement progressif, dans lecadre d'AG communes dans les composantes, de la multiplicité de coursou de manifestations « alternatives », des rigidités hiérarchiques :une effervescence certaine, qui a salutairement dés-atomisé chez lespopulations impliquées assez profondément les relations habituelles desimple coexistence, mais au contraire, et largement au-delà despersonnes habituellement engagées, qui a suscité ce qui sera trèsclairement une première mémoire de lutte, c'est-à-dire une premièrehabitude de s'unir pour protester avec son Autre (l'étudiant, lebiatos, etc.). Initiée par les EC qui avaient subi un rouleaucompresseur de réformes depuis l'été 2008 (plan « réussite enlicence », masters « professionnels », nouvelles maquettes« professionnalisantes », etc.), la forme de ces premières semaines aété essentiellement culturelle : les biatos se sont pour partieassociés au processus, mais les EC et une partie de leurs étudiantsrestent les initiateurs de cette première forme de protestation, lesorganisations syndicalo-militantes étant très clairement en retrait sur ce plan « culturel » « alternatif ».

Ilest frappant de noter combien le qualificatif « alternatif », à l'usagesurabondant, a recouvert un spectre extrêmement large de pratiques,tendu entre deux extrêmes, avec toutes les gradations intermédiaires :d'un côté les « programmes alternatifs » ont eu tendance à mimer de facto les calendriers normaux,avec leurs rythmes, leur horaires, leurs chevauchements, parfois leurdivision du travail (l'enseignant spécialiste fait sa « conférencealternative » dans un amphi sur le mode classique de la séparationenseignant-enseigné), et même jusqu'au contenu : beaucoup de cours« alternatifs » ont ressemblé comme deux gouttes d'eau aux cours normaux.En même temps, se sont faites jour des expériences en rupture réelle enmatière d'intelligence collective, anti-individualistes,dé-hiérarchisées, égalitaires, où les connaissances et expériences dechacun ne se sont pas mises en scène sous la forme de la « compétence »« subvertie », mais de la contribution à un objectif commun de plaisiret d'apprentissage partagés déliés des injonctions du système. Premièreétape de la grève, l'« alternatif » a été la bannière culturelledominante mais dans le même mouvement un véritable fourre-tout –exactement comme la constellation « altermondialiste » –dont lescontradictions ressortiront un peu plus loin. Maisl'auto-congratulation que le souvenir de cette période suscite fait leplus souvent omettre le fait cette grève du zèle est restée trèssymbolique, que beaucoup d'enseignements se sont tenus comme si de rienn'était, et que les universités ont tranquillement continué de tournerdans leurs structures centrales. Bref, l'université ne s'est en rien arrêtée pendant ces premières semaines « d'avant les blocages ». Raison pour laquelle il n'y eut à peu près aucune réaction de la part du pouvoir sur cette période.

C'est au contraire le passage au piquets de grève et à l'occupation des locaux – aux « blocages » – qui a été le moment où les ministres (MEN et surtout MSER) ont été obligés de reconnaître l'existence de ce « mouvement ».

2. Les « blocages » ou la politisation de la culture

Au moment où les étudiants sont entrés dans la danse, cette grève culturelle a été progressivement socialisée-politisée et radicalisée àla mesure. Les personnels biatos n'ont pu pour des raisons objectives(risque de pertes de salaires corrélative du sentiment diffus del'ambiguïté politique des EC, dispositifs efficaces de surveillance etde contrôle par leurs hiérarchies, fragilité générale issue de lamultiplication des contrats précaires depuis 3-4 ans et peur  justifiéede leur non-renouvellement, etc.) s'engager comme ils le souhaitaient(mais leurs organisations syndicales locales sont restés sur des lignesdures), mais très clairement, les EC soit ont commencé (pour partie) à reculer,soit à coexister avec les organisations syndicales qui sont alorsrevenues en première ligne sur leurs mots d'ordre sociaux-économiques(et non « culturels ») habituels. A partir de la mi-mars, et selon lesuniversités au plan national, c'est une période de blocage de plusieurssemaines à plusieurs mois qui a eu lieu, dont le tournant, globalementà partir de la fin avril, fut la question des examens, comme c'étaitprévisible. Le travail de sape, les pressions sur les étudiants et lespersonnels, l'isolement de cette grève par rapports aux conflitssociaux dans leur ensemble, l'épuisement, l'inflexibilité du pouvoir,et finalement, les interventions policières, la destruction des piquets, et les quadrillages des campus, en ont finalement eu « objectivement » raison.

Maiscette « objectivité » ne doit pas voiler les différentes contradictionsqui ont affecté toute cette grève, et surtout, le fait que sa victoireaurait été contradictoire par rapport à la structure de classes del'université et aux positions de classe différenciées de ses agents. Ilfaut le dire clairement : sans les étudiants, c'est-à-dire sans lespiquets et les occupations à la mi-mars, tous les EC, syndicalistesinclus, auraient été partout de retour au boulot à la mi-avril, sansmême que le pouvoir d'État n'ait à bouger plus d'un orteil. Lepassage quantitativement important à la résistance, ce printemps 2009,est évidemment le résultat du double risque de disqualification et de prolétarisation progressive du corps enseignant universitaire, mais les divisions, atermoiements et lâchetés furent nombreux.

3. Déresponsabilisations et inconséquences petite-bourgeoises

L'inconséquence« stratégique » continuée de cette grève s'exprime d'abord par le faitque la grève du zèle a été une grève qui n'a pas empêché les cours dese tenir ni les universités de tourner : une grève, donc, qui n'en fut pas une, qui politiquementn'a eu absolument aucune efficace par rapport aux réformes combattues.Le passage à la grève proprement dite, c'est-à-dire au stoppage de la« production »-transmission de savoirs-compétences, n'a été rendupossible que par les piquets et les occupations : les blocages. Or,et cela n'a rien de nouveau, l'immense majorité desenseignants/enseignants-chercheurs et de leurs organisations syndicalesà la différence de certaines organisations syndicales des biatos(parfois dans la même fédération !), s'est cachée derrièreles étudiants et leur a laissé faire ce sale boulot de « sabotage »,celui qui consiste à se mettre dans l'illégalité et à gripper réellement lamachine. La formule emblématique de cette déresponsabilisation serésume dans la réponse standard à la question « Etes-vous pour oucontre le blocage ? » : « Ah, mais c'est l'AG étudiante souveraine quivote le blocage, nous ne sommes pas responsables ! »[19]. Seule une minorité a exprimé un soutien et une participation actifs et publics aux blocages, comme d'autres ont choisi de démissionner de certaines fonctions de direction de façon non symboliquepour bloquer l'institution ; mais la majorité a très clairement expriméla contradiction de classe constitutive de sa position par ce refusd'assumer la responsabilité des blocages avec les étudiants.

Lesétudiants et les personnels biatos sont la cible avancée, la plusfragile évidemment (ces derniers par leur régime professionnel etsalarial – employés et ouvriers majoritairement – qui induit desmodalités de contrôle bien plus aisées, etc.), depuis plusieurs annéesdu processus de précarisation qui affecte dorénavant le corpsenseignant. Une franche suspicion s'est manifestée chez eux au début dela grève à l'égard des EC : où étaient les enseignants avant ceprintemps 2009 ? Nulle part. Bien minoritaires étaient ceux en luttedès l'automne 2007 contre la LRU avec biatos et étudiants. Pourquoicette absence ? Est-ce à cause de cette « courte vue », de cet« aveuglement », cette « non-conscience » comme on le dit souvent ?Oui, mais dans la mesure où cet aveuglement était très clairement aussicomplice que naïf : les intérêts de classe des EC allaient à l'encontre de cette première résistance.Cette suspicion est progressivement passée au second plan au cours dela grève, mais sortira vraisemblablement renforcée, puisque derrière laprofession de fois unitaire, ce sont des divergences d'intérêts – declasse – qui rendent raison de ce reflux des cadres (EC et responsablesadministratifs).

4. De la contradiction entre la « forme » et le « contenu » de la grève à leur adéquation

Bien distinguer la logique de déqualification (économique et sociale) et la logique de disqualification (culturelle) permet de cerner une tension permanente de la grève entre l'engagement culturel large des EC dans la grève, et l'engagement socio-économique des organisations syndicales. Ces deux modes ne se sont jamais identifiés (sinon ponctuellement, individus ou groupes), mais entrelacésd'une façon assez complexe. Cet engagement « culturel » a pris bienau-delà du public soutenant ou acceptant ces pratiques syndicales. Entémoigne le fait que nombre de collègues de droite se soient investisdans la grève sous cette bannière et le combat contre la disqualification, mais pas ou peu, et de loin, sur la défense des intérêts sociaux[20]immédiats, défense dont les syndicats se sont chargée mais avec leurslimites et inerties habituelles. Des différences dans les habitusculturels, dans les origines sociales, dans les rapports au « métier »,peuvent éclairer cette tension, mais dans l'ensemble, cette tensionprovient d'une différence de position interne à la petite-bourgeoisie (sansparler des EC issus de la « grande » évidemment) : l'intellectuelpetit-bourgeois peut être responsable syndical, mais le plus souvent,le second est plus un militant lié aux aristocraties/bureaucraties desorganisations ouvrières cogestionnairesdu compromis capital-travail constitutif de l'État-providence enperdition, alors que le premier est plus un produit de professionsintellectuelles ou libérales – bref, une différence d'habitus etd'ethos, et d'origine, renvoyant à des fractions distinctes de la mêmeclasse petite-bourgeoise.

Danscette grève on a vu que le créneau principal des organisationssyndicales n'est pas le créneau « culturel », et que les ECnouvellement engagés ont été dès le début très distanciés à leur égard.Formellementcette grève a fait primer dans l'ensemble le souci universaliste ethumaniste de la préservation d'une culture « authentique », de savoirs« émancipateurs » (ainsi toutes les manifestations « alternatives », enville, autour de la Princesse de Clèves, qui est clairement le premiersymbole de la grève, le second étant l'idéalisme larvé qui consiste àse battre dans le vide et à … tourner en rond)sur les revendications corporatistes (entendre  les acquis sociaux dela corporation : enjeux des statuts, problème de la « modulation » desservices, etc.). Mais son contenu réel,objectif, ce fut cette revendication « corporatiste », c'est-à-dire ladéfense d'un intérêt de classe, celui dont les responsables syndicauxsont habituellement en charge. Or ces derniers saventtrès bien, parce qu'ils constituent la fraction,  anciennementpopulaire (moyenne ou prolétaire) de la petite-bourgeoisie, cettefraction qui a bénéficié de « l'ascenseur social » de l'université ducompromis (contrairement à l'autre qui est structurellementpetite-bourgeoise)[21],que derrière la « culture », ce qui se joue c'est la lutte des classes,et leur fonction dans ce compromis social était, jusqu'ici, d'en direle moins possible sur ce sujet, position qui devient clairementintenable aujourd'hui.

La contradiction entre forme(s) et contenu de la grève finit donc par révéler leur profonde identité pratique. La tension entre la forme culturelle – son universalisme et son humanisme « abstraits » – et la forme corporatiste de la contestation exprime un fractionnement de la petite-bourgeoisie. Mais le contenu réel de ces deux formes, c'est la soumission politique réelle  de cette petite-bourgeoisie à la mutation en cours. Soumission certes consciente ou non-consciente[22],mais du point de vue de la « cogestion » notoire des appareilssyndicaux, absolument conforme à ce qui est par définition leurfonction : la préservation des intérêts, des acquis dans le système, de la corporation .

5. La luttes de classes déniée : dépolitisation par la « Culture » et la Cogestion

On peut donc résumer la double dimension de la direction dépolitisante dela grève : d'une part par la dimension « culturelle », d'autre part ladimension « cogestionnaire ». La première est celle des EC, la secondedes organisations syndicales : dans le premier cas c'est plus la nature de la lutte des classes à l'oeuvre qui est gommée, dans le second cas, c'est son intensité. D'où l'insistance sur la défense de l'autonomie pédagogique et intellectuelle dans le premier cas, celle sur les acquis sociaux de la seconde– les deux s'unissant mais partiellement en extériorité derrière labannière consensuelle de la défense du « service public ». Cettebannière est certes nécessaire, mais ô combien insuffisante,essentiellement réactive. C'est en ce sens « l'intégration »des aristocraties des organisations de la lutte universitaire(syndicats, SLU, SLR, et donc aussi la Coordination Nationale desUniversités qui a témoigné à l'envi de ce qu'elle est un repaire –d'apparence  novatrice et bigarrée – des membres les plus en vue de cesderniers, qui déjà préparent l'alternance) à la gestion officielle,contractuelle, de la misère, n'a paradoxalement, finalement, jamais étéaussi visible.

Les EC ont avant tout résisté à la disqualification culturelle, mais cela ne veut pas dire que la résistance à la déqualification sociale-économique n'aitété absente : dans la lettre cette prolétarisation est condamnée :casse des statuts, accroissement de la quantité de travail, notammentpar les charges administratives, avec statu quo sur les salaires, début d'un flicage inédit sur les formes du droit de grève, soutien aux biatos sur tous ces terrains, etc., mais elle n'a pas été vécue par les EC.En termes de « conscience de classe », ce n'est logiquement que le basde la hiérarchie du corps ou une petite partie, globalement, qui a vécu-intériorisé cette déqualification à la hauteur de celle des biatos. La majorité des EC est passé à côté, et s'est contenté d'intérioriser et de combattre la disqualification.

Bien évidemment, on ne peut oublier, dans toute cette histoire, la question des salaires :d'authentiques parades juridiques permettent de contester les retraitssur salaire pour fait de grève chez les EC (en particulier : le tempsde travail étant annualisé, aucun décompte horaire ou journalier ne peut s'opérer dans la règle juridique[23]).Par ailleurs, on sait bien que la première chose qui est négociée, oùque ce soit, à la fin d'une grève, c'est le paiement des jours degrève. Mais le simple risque,pourtant bien plus qu'hypothétique que pour les personnels biatos quieux ne sont pas annualisés, de perdre le salaire, a constitué unfacteur non négligeable – et évidemment compréhensible ! – du refusd'assumer les blocages avec les étudiants. Mais ce risque n'est passeulement financier : s'engagerau risque de perdre son salaire, c'est aussi s'engager pour tous etavec les autres à la solidarité matérielle, à la caisse de grève commeà la logistique, c'est-à-dire s'engager à une forme d'existence socialetout à fait inédite parrapport aux rapports sociaux quotidiennement réifiés, et profondémentsubversive par rapport à la structure et aux pratiques hiérarchiqueshabituelles. Or les pratiques de la grève ont là aussi témoigné d'unrefus des conséquences démocratiques de ce passage à l'acte.

Le triple retour du refoulé élitiste : intérêts et ethos au principe de l'abdication

(1) La convergence avec les étudiants et les biatos aurait été très clairement la défense de la démocratisationde l'université sur des basses sociales et politiques, c'est-à-dire surles bases qui ont fait d'elle antérieurement l'outil de production culturelle et d'émancipation sociale des classes populaires, c'est-à-dire de leur déprolétarisation partielle. Or cela aurait menacé la répartition antérieure, des revenus, de certains « privilèges », mais surtout de certaines prébendes symbolico-culturelles des EC associées à la structure hiérarchique et élitiste de l'université. A décharge en termes de psychologie sociale,on rappellera que l'inimaginable difficulté, les multiples sacrifices,et l'auto-soumission continuée (à la logique du "concours", à lalogique de la productivité en matière de publications, à la logique dela visibilité en matière de colloques, etc.) constitutifs du processusultra-sélectif (et grandement biaisé par le passage dans les ENS) del'obtention d'un poste d'EC, font que cette fonction engage la personnalitéau point de rendre indissociables les injonctions de l'appareiluniversitaire et les valeurs individuelles – et individualistes –, etdu même coup, de rendre extrêmement improbable un engagement dans lagrève tel qu'il serait synonyme d'un engagement contre soi. Ce point de vue aide de façon essentielle à comprendrela grève, mais ce qui sous-tend néanmoins sa pertinence, c'est sonarticulation à la réalité de classe sociologique et économique –petite-bourgeoise – de la majorité des EC qui seule explique, c'est-à-dire à la fois rend raison et/parce qu'elle rend concrètement possible la constitution de cette personnalité, de cet ethos dira-t-on de façon plus adéquate.

(2)Corrélativement : que la baisse des financements de l'universitédécidée au plus haut niveau de l'État, et surtout celle des humanités,se fasse sous couvert de « modernisation », « rationalisation »,« transparence », bonne « gestion » et saine « gouvernance », à peuprès tout le monde le sait et le dit, et parfois même les agents actifsde cette « modernisation ». Que ce qui paye le coût de cette refontesoit le principe d'égalité (développement des filièressélectives, des formations payantes, spectre indéniable de la haussedes frais d'inscription à l'image du reste de l'Europe, etc.) est aussiglobalement reconnu. Mais le processus est peu ou prou accepté,dans la mesure où la sacro-sainte « baisse du niveau » produit d'une« massification » excessive témoignerait de ce que la « vocationdémocratique » de l'université doit se traduire sur un plan qualitatif et non quantitatif, etc. Ce qui renvoie à une disposition à l'abandon partiel, derrière la massification, de sa destination démocratique.

(3)Enfin une telle convergence aurait exigé d'abandonner temporairement laparticipation aux rouages des hauts corps de la culture dominante :pourtant la grève n'a pas du tout été incompatible avec laparticipation aux colloques, aux centres de recherches, avec la tenueles cours spécifiques de CAPES et d'agrégation (dans l'intérêt descandidats) – ces concours qui sont pourtant l'emblème de la division dutravail, en haut de la pyramide du procès de reproduction destravailleurs qualifiés ! Etc. – autant de pratiquesconstitutives de l'éthos de l'EC, c'est-à-dire constitutive de son rôlede cadre dans l'appareil idéologique de reproduction de la culturedominante.

Sila grève a échoué, c'est parce que la majorité de ses protagonistes n'apas vu ou voulu voir – parce que leur ethos ultra-consciencieux et leurposition objectivement contradictoire que celui-ci réfracte[24] – les font facilement céder à la culpabilisation et donc aux besoins immédiatsdes étudiants (cf. les examens) – dans toutes ses implications que laguerre culturelle dans laquelle ils ont mis le pied est tout autant uneguerre de classes et une guerre contre la démocratie dont le noyau est l'attaque sans précédent depuis 1968 du principe d'égalité.

Résumons. Assumer de gripper réellement l'appareil universitaire (services administratifs centraux, notamment financiers, bâtiments dédiés à la recherche, tout cela inclus, etc.) aurait impliqué de reconnaître que cet appareil était déjà à gripper auparavant (dès le LMD, l'automne 2007, et antérieurement bien sûr), donc que les pratiques d'enseignement et de recherche d'avant devaient elles-mêmes être remises en cause. Cela aurait impliqué pour les EC d'assumer la contradiction de leur propre position socialeen général, qui est celle de fonctionnaires d'État de la culturedominante et des conditions matérielles de sa reproduction. Derrièreleur entrelacement en tension, l'intégration co-gestionnaire et larevendication culturelle, et à travers même leur convergence derrièrela banderole du « service public », la majorité des EC se sont unis pour ne pas gripper réellement l'appareil, puisque ç'eut été sinon mettre en accusation leurs propres intérêts de classe, et prendre le risque de réellement perdre quelque chose :les dividendes variés de leur propre compromission-cogestion. Voilàpourquoi la petite minorité qui a lutté publiquement jusqu'au bout, aurisque avéré de la répression politique notamment, en refusant delaisser tomber les étudiants[25], est celle d'EC qui subissent déjà pleinement la prolétarisation et/ou savent déjà qu'il y avait chaque jour encore un peu moins à perdre.

Telest en résumé le facteur essentiel – facteur immémorial – de l'échec decette grève : le refus, formellement contrasté mais réellement etunitairement « intéressé », de la faire.

III. Fin des concessions

et nécessité d'une ligne intransigeante

Laquestion, maintenant, n'est pas celle d'un jusqu'au-boutisme« puriste » – dont les directions organisationnelles et syndicales,évidemment, accusent les plus radicaux, qui sont, nous le savons tous,des proto-révolutionnaires-terroristes – qui seul nous permettrait dedémasquer les « traîtres ». Ce qu'il faut, c'est tirer quelques leçons tactiques de toutes ces contradictions politiques.

1. La question de la démocratisation

Il ressort de façon générale qu'iln'est pas question de « sauver l'université » mais de savoir ce qu'il yaurait à sauver, ce qu'il est possible et souhaitable de sauver, cequ'il y a à détruire en elle, et des moyens adaptés à cette fin. Sonélitisme fut certes historiquement moins important que ladémocratisation massive de la connaissance qu'elle a simultanémentrendu possible, et c'est bien ce second point, et lui seul, qui mérited'être « sauvé ». L'université de demain, c'est celle d'hier, élitismeet hiérarchie sans la démocratie, mais avec la soumission aux logiques immédiatement productrices de main d'oeuvre qualifiée. L'essentiel de ce qu'il y a à sauver dans l'université d'avant, c'est sa puissance, même si elle n'était que relative, de démocratisation :le reste est à détruire définitivement. Pour qu'une nouvelle universitégarde seulement ce qu'il y avait d'émancipateur dans l'ancienne, nesombre pas dans l'indigence crapuleuse de la future, et pour quepersonne ne s'illusionne sur la nature de la transformation qu'ilfaudra effectuer – abolir le système des classes préparatoires et de la production grande-scolaire des élites en sera un élément absolument incontournable, un mot d'ordre concret– , et du combat qu'il y aura à mener, il est certain que « sauverl'université » et « non à la marchandisation du savoir » sont, enmatière politiques, de purs et simples produits d'appels : s'ilsprétendent être autre que cela, et constituer de réelle directionspolitiques, alors le premier est un mot d'ordre social-démocrate quis'enterre d'ores et déjà avec cette université qu'il prétend défendre,et le second, un voeu pieu, réactif, grosso modo la forme « gauchisée » du premier.

2. Mots d'ordre

Au niveau du type de positionnement politique adapté à la situation, en amont même des mots d'ordre précis, sur telle réforme, telle question, telle revendication, quatre conditions formelles me semblent requises :

(i) Arrêter de croire et faire croire que le gouvernement est « autiste ».

Nousavons vu ce printemps que 3 millions de manifestants n'étaient pasgênants, puisqu'ils n'ont pas « paralysé » le pays. L'implicite étantque, dans l'hypothèse d'une paralysie, rien n'empêcherait, à mi-cheminentre l'état d'urgence de l'automne banlieusard de 2005 et le siège quia affecté Strasbourg pour la ré-intronisation de la France dans le hautcommandement de l'OTAN, qu'un dispositif militaro-policier substantielne règle nationalement la situation, à l'image des opérations derépression, médiatiques et directement policières, qui ont gangrené,après le top de départ de l'affaire Coupat, les occupationsd'université. Bref : ce que le pouvoir d'État d'aujourd'hui nous amontré, c'est de quoi il sera capable. Une réponse social-démocrate àune attaque ne peut marcher que si cette social-démocratie, quelle que soit la coloration de son parti dominant, a le pouvoir : ce qui n'est plus le cas. On assiste en effet ces dernières années à une transformation qualitative du pouvoir d'État, à l'image de la transformation qualitativedes luttes socio-économiques et des conflictualités de plus en plusviolentes qui les caractérisent, quoique de façon encore éclatée ethétérogène. On voit à quel point les manifestations traditionnelles demasse, les cris au scandale et les invocations pieuses sont déconnectésdu type de combat à mener.

Lepouvoir d'État actuel comprend très bien ce qui se dit et se fait. Lorsde cette grève il a joué sur du velours, puisqu'au sein même de lagrève le travail de sape de ce qui l'aurait rendu réellement puissantea été effectué par les enseignants et leurs organisations mêmes. Maissi le velours disparaît, il faut s'attendre à une violence d'ampleurinédite – et s'y préparer.

(ii) Ne rien « demander » au gouvernement, mais seulement le démasquer en permanence, ne faire simultanément aucune concession, n'exprimer aucun soutien en général aux courroies social-démocrates qui gèrent et canalisent la résistance en interne en-deçà du plan où le combat doit être mené, mais travailler à l'union avec les membres les plus radicaux de leurs bases.

Ne pas cautionner leur fonctionnement, c'est par exemple en démissionner. Cette affaire doit être vue localement,puisque c'est localement, avec les individus locaux qu'on agit. Mais cequ'il faut avoir à l'esprit, c'est que la logique réelle du « moinspire » que le « pire », c'est la transformation du premier dans lesecond. Il faut combattre sans transiger cette logique funeste qui nepeut conduire qu'à se satisfaire et s'auto-satisfaire de miettes chaquejour un peu plus pitoyables. Mais s'il est indispensable de combattrede toutes nos forces la politique désastreuse de cogestion desdifférentes organisations qui administrent le marché de lacontestation, il faut encore plus mettre en évidence ce qui explique sa prédominance : la sociologie petite-bourgeoise de la majorité des EC et leur « intérêt » objectif au maintien du statu quo. Les syndicats tout particulièrement sont à l'image de ceux qu'ils défendent et « représentent », et le sempiternel problème, c'est qu'ils entretiennent dans ce qu'ils pensent et font ceux dont ils prétendent n'être que l'image :cercle vicieux par rapport auquel seule la rupture immédiate et sanscondition me semble aujourd'hui politiquement pertinente, et celad'autant plus qu'eux-mêmes ne sont pas dupes : ils savent trèsbien que le pouvoir d'État ne leur demande pas d'avaler les couleuvresimposées par ses ministres et divers relais, ni même d'être d'accordavec, mais d'en faire avaler les principes, ce qu'ilsfont consciencieusement au nom de la paix sociale et de la défense« réaliste » de tels et tels acquis : le maintien de la placestructurelle des syndicats dans les hautes instances réformatrices està ce prix.

(iii) Poursuivre l'indispensable travail de fourmi à la base

Cetravail avec les étudiants et biatos doit se faire le plus« localement » si possible afin de briser les inerties et inhibitionsissues de l'organisation hiérarchique (c'est-à-dire dans les comités etassemblées générales des composantes, des UFR, etc., là où lacontradiction n'est pas maîtrisée par les appareils quelsqu'ils soient), et doit porter à la fois sur l'identification de lanature et de la profondeur de ce qui est en jeu dans cette crise, surles formes dominantes de cette dernière voilent, et sur les motsd'ordre qui seuls seront à même de faire plier localement etnationalement le pouvoir d'État.

Pour que l'université (re)vienne à ceux qui la font[26],l'alternative politique et culturelle libératrice à cette résistancedevra être pensée sur la base des liens mis en évidence entre leslimites de l'Université d'avant et de celle qui est en cours : l'identification de ces limites sera du même mouvement l'énonciation de ce que celles-ci limitent, c'est-à-dire répriment, capturent et anesthésient.Défendre la « démocratisation » de l'ancienne université, ce seranotamment sera la défendre non pas abstraitement, mais en reconnaissantqu'elle a joué un rôle clé dans le compromis de l'État-providence etdans la paix sociale, et que son avenir passera par d'autres formes quielles ne seront pas de ce type, mais exigeront au contraire uneintransigeance croissante. La pratiquerdès maintenant entre EC, étudiants, et collègues non-enseignants, touten assumant à chaque fois que c'est possible soit un sabotage soft(refuser de participer aux dispositifs afférentes à la LRU, etc.) soitune pratique plus dure d'obstruction aux fonctionnementsinstitutionnels qui dénaturent l'enseignement et le travail commun (letout en diffusant maximalement l'information sur ce qui se produit etsur les résistances qui perdurent) : voilà quelques voies minimalespour éviter réellement la pure et simple abdication.

(iv) Etre extrêmement méfiant à l'égard des professions de foi « alternatives »

Comme mot d'ordre authentiquement subversif, une université sans examens garde toute sa pertinence : délivrée de sa fonction qualifiante, hiérarchisante, c'est-à-direde son rôle d'agent reproducteur de la division capitaliste du travail,une telle université est évidemment « alternative » en un sensextrêmement radical – utopique au sens positif du terme –exactement à l'image d'une toute petite partie de la grève des EC qui atenté d'incarner cela ici ou là (cf. II-1 ci-dessus), d'ailleursmajoritairement sur le mode du village gaulois retranché, du baroudd'honneur, de l'espace de résistance, etc. plutôt que sur le modeconquérant.

Maisbien des slogans ou des démarches « alternatives » sacrifientpleinement à la reconduction de la division du travail, ce quis'exprime dans le fait que les projets de cours ou de laboratoires« alternatifs » dont ils se prévalent sont foncièrement pensés sans les étudiants et sans les personnels ouvriers et administratifs – cet « l'alternatif » c'est celui de ceux qui préparent l'alternance.S'en défier est donc une nécessité, puisqu'il y a là une des énormescouleuvres de l'idéologie bien pensante de la pseudo-contestationinstitutionnelle à venir.

Conclusion : La vérité de l'université est hors d'elle

Sid'un côté la revendication culturelle a été saluée comme positive parl'opinion publique, et au sein de l'université, elle n'aéconomiquement, socialement et politiquement servi à rien. De l'autrecôté, les mots d'ordre « transitoires » habituels, en matière sociale,économique et politique, des organisations syndicales, ont révélé leurcaractère de voeux pieux, c'est-à-dire de liste de courses allongée àchaque AG par une nouvelle « motion », qui n'engagent guère plus quesigner une pétition, condamner « l'autisme » du Pouvoir ou secatastropher du trou de la couche d'ozone. L'abrogation de la LRU,et derrière, le processus de Bologne, est la cerise sur la gâteau : àmoins d'être complètement naïf ou consciemment complice, comment croireune seule seconde que faire la grève en refusant de gripper unemachine, que faire la grève sans la faire, pourrait faire reculer ungouvernement sur de telles choses ?

Soyons sérieux. Cequi est à détruire dans l'ancienne université dans la même mesure quece qu'il y a à combattre dans la nouvelle, c'est tout ce qui relèved'une organisation hiérarchisée et élitiste, que sa forme en soit« publique » ou non, des moyens de la reproduction de la force detravail, et de la production de savoirs nécessaire à cette dernière.Autrement dit, c'est sa fonction dans l'ordre capitaliste de laproduction : c'est donc cet ordre lui-même qu'il faut se donner lesmoyens de mettre à genoux[27],et, tant que faire se peut, d'ébranler localement à la hauteur del'attaque. S'attacher à déconstruire les hiérarchies des valeurs,quelles qu'elles soient, afin de couper le cordon avec la divisioncapitaliste du travail, et tenter hic et nunc, comme moyen et comme fin, d'éliminer la domination, ce n'est certes pas une mince affaire[28] : ni plus ni moins c'est instituer de nouveaux besoins à et pour l'université. résumait Marcuse résumait ainsi la difficulté :

« pour développer les nouveaux besoins révolutionnaires, il faut d'abord supprimer les mécanismesqui maintiennent les anciens besoins. Mais pour supprimer lesmécanismes qui maintiennent les anciens besoins, il faut d'abord qu'ily ait le besoinde supprimer les anciens mécanismes. C'est exactement le cercle enprésence duquel nous nous trouvons, et je ne sais pas comment on ensort »[29]

L'expérienced'une grève de cette ampleur, c'est l'expérience simultanée de lacompréhension des mécanismes actuels et de la volonté de nouvelles pratiques, d'une nouvelle existence sociale, expérience simultanée de ce qui habituellement est séparé par le fossé du « réalisme » : l'établi et le possible.La lutte ouverte est le moment où ce fossé se réduit tendanciellement,et où le « cercle », vicieux en temps normal, peut devenir vertueux.

L'échecpolitique de cette grève ne doit donc pas nous faire jeter le bébé avecl'eau du bain, mais nous faire progresser : l'échauffement préalabledes esprits avec la « Crise » financière de l'automne 2008, la premièrephase de contestation de la LRU à l'automne 2007, l'ambiance propice àla convergence de luttes amples depuis le CPE en 2006, etc. tout ceci aclairement balisé un terrain très vierge auparavant. Cette longue grèvea témoigné chez les EC, qui ont tant laissé faire, d'une certaine prisede conscience à la fois de ce qui se joue et de leur responsabilité,sur la durée, dans ce qui advient aujourd'hui. D'où une baisse réelledu seuil de tolérance, qui peut augurer d'une réactivité plusforte dans un proche avenir. Mais il ne faut pas se faire d'illusion :ce seuil n'a malgré tout que trop peu baissé pour la majorité,et les surcroîts de capacité de subir et d'encaisser toujours plus sonttoujours plus importants qu'on ne l'envisage. De toutes façons rien nesortira de bon d'une université en « grève-s » s'il ne se produit pas hors de l'universitéune résistance d'ampleur délivrée de cette social-démocratie qui cogèredepuis longtemps autant le système que sa contestation, et qui ne« veut pas voir » que son temps est passé – au prix emblématique de cegenre de trahisons majeures dont le printemps 2009 français a été lethéâtre. L'université à la française a été et est le lieu d'une refontepartielle de l'idéologie dominante à laquelle des contres-idéologies,celles des dominés, se confronte tant bien que mal. Mais ce n'est ni dans l'université(ni même dans l'appareil scolaire en entier, primaire et secondaireinclus, dont le présent propos n'a traité dans la lettre quemarginalement, mais qui, on l'aura compris, en traite par extensiondans l'esprit), ni d'elle que cette idéologie naît, mais des classes sociales en lutte en elles et au-dehors d'elle.Or les autres secteurs de la société, les autres « services publics »sont bien sûr affectés des mêmes divisions, des mêmes inconséquences,et la social-démocratie, de son centre à sa gauche, et même dans lesgroupes qui la débordent, ne constitue certainement pas actuellement,pas encore du moins (pensons au NPA), l'embryon d'une alternativethéorique et stratégique à la hauteur des besoins.

Entous, un point clé mérite toute l'attention requise : la« désétatisation » de l'université dont on a parlé ici, et que l'onsait attaquée au motif du dommageable « désengagement » de l'État, ne signifie en rien diminution du rôle de l'État,mais à la fois recentrage sur ses prérogatives régaliennes,directoriales en matière économique (l'ultra-libéralisme, depuis Reaganet Thatcher opère toujours au travers de la forme-État disposant d'unexécutif puissant) et répressives (militaires et policières),recentrage qui nécessite d'être accepté au niveau culturel-idéologique,et qui donc impulse l'imposition des cadres – scolaires – de cette acceptation. Cerecentrage correspond bien, descriptivement parlant, à une mutation« managériale » de l'exercice du pouvoir d'État, si l'on entend par làl'intensification de son identification avec l'exercice de lapuissance-pouvoir du Capital (par l'assimilation de leurs logiques etde leurs intérêts). Mais le terme de « mutation » peut faire croire àdu nouveau, alors que celui de recentrage insiste sur lacontinuité fonctionnelle des formes apparentes de l'exercice du pouvoir: que l'État suive le modèle de la rationalité d'entreprise n'est pasnouveau, c'est toujours le même modèle, croissant depuis le tournantdes xixe et xxe siècles de la rationalitéinstrumentale hiérarchiquement administrée sur des « sujets libres »(dont la somme mathématique est censée faire société) qui prédomine.

A partir du moment où manifester à trois millions ne sert à rien, il devient peut-être temps d'envisager pourquoi ça ne sert à rien, et par quoi il faut remplacer ou comment ilfaut rompre avec (c'est-à-dire le transformer) ce mode d'action. Etpour ça il faut savoir ce que l'on veut et s'en donner les moyens[30] : or la majorité de ceux qui manifestent ne sait pas ce qu'elle veut, et les enseignants encore moins que les autres. Clarifier cette volonté nécessiterait pour eux de prendre position par rapport à leur classe.S'il y a « radicalisation » chez les enseignants, outre le ventre mouqui se rétrécira un petit peu (pas beaucoup) mais restera mou, unepartie trahira sa classe et grippera réellement lamachine, l'autre rentrera activement dans les ordres (comme certainsl'ont fait dès que les « blocages » ont commencé à menacer leursintérêts autres que ceux liés à l'enseignement, par exemple le bon fonctionnement des instituts de recherche, les commissions de recrutement, etc.). Marxavait déjà montré que la prolétarisation de la petite-bourgeoisieproduit le plus souvent sa radicalisation : mais entre le passage à la réaction et celui à la révolution, bien malin sera celui qui pourra deviner vers quoi elle ira. Autrement dit seuls le moment et la proportion deces deux types antagonistes de radicalisation sont imprévisibles. Nousverrons donc le moment venu. A mes yeux tout optimisme en cettematière, en l'état actuel des choses, est éminemment suspect.

Aucune lutte culturelle ne peut être dissociée implicitement de l'état dans lesquels se trouvent les conflits de classe,et réciproquement, et à l'université pas moins qu'ailleurs : ce sontles faces d'un même combat pour l'émancipation, dont l'injonction démocratique estbien éloignée des litanies consensuelles, « dialogue-sociales »,institutionnelles et représentatives par lesquelles celle-ci estcaptée, localisée et endormie (à défaut de pouvoir être purement etsimplement détruite)[31].On entrevoit bien que c'est une société profondément réactionnaire quiprépare son retour. Il n'est donc que temps de passer à l'acte. Maispour que les armes de la critique soit les plus audibles possible, etque l'on entende bien qu'il n'y a ici que des thèses théoriques etpolitiques, et absolument aucune leçon de morale, je fais mien pourconclure, ce mot d'Althusser de 1970, qui me semble un parfaitcomplément à tout ce qui précède :

« J'endemande pardon aux maîtres qui, dans des conditions épouvantables,tentent de retourner contre l'idéologie, contre le système et contreles pratiques dans lesquels ils sont pris, les quelques armes qu'ilspeuvent trouver dans l'histoire et le savoir qu'ils "enseignent"… Maisils sont rares, et combien (la majorité) n'ont même pas le commencementdu soupçon du “travail” que le système (qui les dépasse et les écrase)les contraint de faire, et pis, mettent tout leur coeur et leuringéniosité à l'accomplir avec la dernière conscience… »[32]

______

Emmanuel Barot*

Août 2009

* Université Toulouse II – Le Mirail, Département de Philosophie, maître de conférences.

[1] Exemple parmi d'autres, les grèves étudiantes au moment du LMD, et l'attentisme majoritaire des enseignants à ce moment là.

[2] La mastérisation professionnalisante dela préparation aux concours de l'enseignement primaire et secondaire,et le décret modificatif du statut des EC, dans la continuité desdispositifs du plan « Réussite en Licence » et comme levier desnouvelles maquettes générales de Licence et Master, ont été lescatalyseurs de l'explosion. Les accords Kouchner signés en décembre2008 avec le Vatican sur les équivalences de diplômes de L, M et D ontrajouté une couche, puisqu'ils constituent l'attaque la plus nette etla plus symbolique du monopole d'État laïc sur la délivrance desdiplômes, tout en constituant un constituant supplémentaire de labaisse officielle des exigences intellectuelles associées à cettedélivrance.

[3]Cela va de soi, mais cela mieux en le disant : je ne parle pas de telou tel positionnement de tel ou tel individu, mais du point de vue dessoubassements théoriques politiquement perceptibles et de leurs effetsau cours de la grève.

[4] Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'État », La Pensée, 1970, repris dans Penser Louis Althusser, Paris, Le Temps des C[e]rises, 2006.

[5] Cf. Idéologie et appareils idéologiques d'État :« la reproduction de la force de travail exige non seulement unereproduction de sa qualification mais, en même temps, une reproductionde sa soumission aux règles de l'ordre établi, c'est-à-dire unereproduction de sa soumission à l'idéologie dominante pour les ouvrierset une reproduction de la capacité à bien manier l'idéologie dominantepour les agents de l'exploitation et de la répression, afin qu'ilsassurent aussi “par la parole” la domination de la classe dominante. End'autres termes, … tous les agents de la production, de l'exploitationet de la répression, sans parler des “professionnels de l'idéologie”(Marx) doivent être à un titre ou un autre “pénétrés” de cetteidéologie, pour s'acquitter “consciencieusement” de leur tâche – soitd'exploités (prolétaires) soit d'exploiteurs (les capitalistes soitd'auxiliaires de l'exploitation (les cadres), soit de grands prêtres del'idéologie dominante (ses “fonctionnaires”), etc. », p. 98. Selon ladurée et la nature des études suivies, « chaque masse qui tombe enroute est pratiquement pourvue de l'idéologie qui convient au rôlequ'elle doit remplir dans la société de classe » (p. 117).

[6] Cf. Eric Hazan, LQR. La propagande du quotidien, Paris, Raisons d'Agir, 2006.

[7]Mais c'est aussi la raison pour laquelle il est difficile de penser« l'exploitation » du travail « improductif », c'est-à-dire qui necontribue qu'indirectement (un peu à la manière d'un investissement) àla production au sens strict. Si l'exploitation se définit comme extorsion de plus-value, commeil est difficile de mesurer la « valeur » produite par ce type detravail, il est par conséquent difficile de mesurer la part de lavaleur extorquée résultant de la différence entre la participation àl'optimisation du taux du profit et la rémunération. En lien avec cela,le fait que stricto sensu,un enseignant ne perçoit pas un « salaire », mais un « traitement ».L'alignement tendanciel du statut des EC sur le modèle salarial recouvre l'alignement tendanciel du travail « improductif » sur l'échelle d'évaluation du travail « productif ». Ce que l'on présente seulement comme une « marchandisation de la culture », effectivement très réelle, est ausens strict une accentuation de la transformation des structuresidéologico-culturelle de la reproduction de la force de travail en régime capitaliste. Je laisse le soin aux économistes d'affiner tout cela.

[8]En tous cas dans les humanités. Il est clair que pour les savoirs dessciences dures et appliquées soumis par exemple à des objectifs debrevetage, ce caractère métaphorique tend à disparaître.

[9]Les transformations, sous la prédominance des logiques financiaristeset du pouvoir actionnarial aussi en « crise » soient-ils en apparence,du salariat en général en témoignent, toutes sous le sceau de laconsommation de la rupture du compromis « fordiste » entre capital ettravail, qui a vu prédominer la détermination collective et le plussouvent nationale des rémunérations, cadre en dégénérescence qui amaintenu pendant grosso modo 25 ans un rapport salarial uniforme « sécurisant » codifié par la loi.

[10] Que des composantes ou des départements aient imposé un rythme intense de rattrapage par les enseignants eux-mêmes(et non par les instances gouvernementales ou rectorales, ni mêmelocales) ne fut pas nécessairement, voire pas principalement, l'indiced'un souci de donner un contenu réelaux diplômes, que de la volonté d'une part de donner publiquement lechange et de redorer l'image « fumiste » des universités trèsmobilisées dans un contexte de concurrence accrue des universités, etd'autre part, à faire payer aux étudiants leur engagement massif dansces quatre mois de mobilisation.

[11]Ces « pôles » sont à entendre autant au sens géographique (c'estl'aspect « régional » des PRES) qu'au sens « qualitatif » : les grandesEcoles, les classes préparatoires, pour n'en dire qu'un mot, sont ellesen plein forme aujourd'hui, parce que leur fonction antérieure deproduction des « cadres » est parfaitement au diapason des refontesstructurelles d'aujourd'hui. Dans l'École à deux vitesses, celle àsacrifier est évidemment la plus coûteuse, la plus « massifiée », celleoù statistiquement les classes populaires sont évidemment les plusprésentes, l'université, dont est bien visée aussi, en dernièreanalyse, la destination démocratique issue de l'après-1968.

[12]Ces remarques ne peuvent pas non plus traiter de l'appareil scolairedans sa totalité. Que le lecteur sache que toutes les tendances defond, et même de forme, se retrouvent d'un bout à l'autre de la chaîne: il pourra généraliser en conséquence, sans aucune perte, les grandeslignes présentées ici.

[13] Ce saucissonnage généralise la discontinuité et la superposabilité opposé à tout principe pédagogique sérieux, tout en assurant la possibilité d'une gestion quantitativeplus aisée des packs d'enseignements sur la courte durée, et par là des"flux" à la fois des étudiants, et surtout des enseignants dont lafonction et la "mission" se voient reformatées selon des critèresconformes aux logiques de la courte durée et de la poly ou multivalence: le statut pérenne de fonctionnaire d'État est bien évidemment unecible majeure du processus.

[14]« Travail, famille, patrie » est dans l'évidence redevenue lamarseillaise légitime, revue au goût du jour, selon les canons de lamodernité new age. Cf. la lecture du pétainisme sarkozyste proposée par A. Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom, Paris, Lignes, 2007.

[15]La question que l'on s'est posée initialement est en gros la suivante :dans cette forme antérieure de l'université, son « étatisation »était-elle la forme de sa fonction marchande, ou sa fonctionétatico-sociale était-elle distincte de son rôle marchand, la premièreétant dorénavant rabattue sur / déléguée à la forme marchande de larégulation et de la reproduction sociales initialement secondaires ? Defaçon plus directe : cette étatisation était-elle déjà une forme marchandecomme telle de l'université ? L'enquête devient vite très vaste  :c'est celle de la nature, du statut, et de la fonction de l'État dansle capitalisme. On ne la mènera pas ici : il suffit de savoir que c'estl'horizon théorique et pratique, stratégique et tactique, du problème« local » de l'université.

[16] Cf. K. Marx, Chapitre VI dit « inédit » du Livre I du Capital, Paris, 10/18, 1971, II-G. « Les deux phases historiques du développement de la production capitaliste ».

[17]Parce qu'ils bénéficiaient d'une tradition légitimante, ou répondaientà de nouvelles réalités technologiques et donc à de nouveaux besoinséconomiques et sociaux : par exemple l'informatique.

[18] On mentionnera un autre effet, politique cette fois, de cette refonte : l'inversion de la proportion entre l'intégration-anesthésie et l'exclusion dela contestation. La prédominance de la première sur la seconde dansl'université d'avant tend singulièrement à s'amenuiser : aujourd'hui lalogique d'exclusion va croissante, et risque de devenir assez vitedominante.

[19]Sans épiloguer sur les condamnations du blocage : certains pensent« sincèrement » que cette « modalité » d'action est contre-productive,vide les campus, etc., mais pour beaucoup, cet argument, celui de« l'université critique mais ouverte », en grève mais pas bloquée(sic), n'est ni plus ni moins que la formule de l'acceptation desréformes.

[20] C'est aussi cette différence d'approche, de formes de la réaction,qui explique la difficulté partielle de faire converger en profondeuret largement les deux logiques : en témoigne la coexistence plus oumoins difficile sur toute la durée entre les habituelles AG généralesde site (dominées par les militants syndicaux) et les AG d'UFR, dedépartements, de composantes où cette fois les EC non encartés étaientmajoritaires, et où les échanges ont été les plus novateurs.

[21] Seule une étude sociologique précise permettrait de dire si cette distinction tient globalement la route, et pas seulement dans des cas particuliers.

[22]Naïveté ou complicité, l'ambivalence est structurelle. « Il y a peu demembres de la classe capitaliste qui voient venir la révolution. Ilssont pour la plupart trop ignorants, et il y en a beaucoup qui ont troppeur. », Jack London, Revolution, mars 1905.

[23]C'est donc l'argument de la faute professionnelle ou du servicenon-fait, et qui excède le cadre de cette annualisation, qui a étéutilisé par certaines présidences d'université pour opérer des retraitssur salaires : par exemple à l'occasion du gel des notes des examens dupremier semestre.

[24]Et non pas "reflète", j'y insiste : la thématique du reflet, tropmécaniquement déterministe et simpliste, est par trop impropre pourrendre compte du rapport position-ethos, ne serait-ce que parce quetoute position est toujours aussi reproduction de position, et donc positionnement,c'est-à-dire mode d'insertion dans des prismes représentatifs plus oumoins imaginaires. Où l'on retrouve, en passant, la doublecaractérisation d'Althusser de l'idéologie comme rapport imaginaire à ses conditions d'existence, et comme processus d'assujettissementde soi et par soi (d'"interpellation des individus en sujets" selon saformule) aux injonctions liées à la position occupée dans le système.

[25]J'ai très peu parlé de l'opposition étudiante, plus radicale et plusimpressionnante que l'opposition des personnels dans ses actions lesplus manifestes, ses prises de liberté, ses innovations, et évidemment sa reconnaissance assumée de la violence dusystème pour ses franges les plus engagées. Mais cela ne l'empêche pasaussi d'être également structurée à proportion de celles despersonnels, avec ses contradictions et ses inerties. On en discutera end'autres lieux.

[26]Début avril 2009, une « action » tout à faite unique a eu lieu auMirail : plusieurs centaines d'étudiants, au sortir d'un AGeffervescente, sont allés non pas séquestrer ou demandé la démission duPrésident de l'Université, mais sont allés purement et simplement le déposer,et l'ont exclu du bâtiment. Ce furent les quelques heures d'une« Commune libre du Mirail » objet la nuit suivante d'interminablesdébats sur sa signification et ses objectifs (notamment, trouver desdossiers attestant de transactions de la direction de l'université avecdes groupes immobiliers et bancaires privés) : dès que certains ontmaintenu le caractère non pas symbolique mais concretde cette Commune, l'essentiel des leaders des organisations habituellesa fait marche arrière, voyant bien qu'eux aussi, en tant qu'ils jouentaussi la logique de la représentation et de la délégation, étaient lesprochains sur la liste des « experts » à déposer. La quarantained'étudiants encore présents le lendemain a évacué le bâtiment sous lerisque – fictif ? – d'une intervention policière. Sur cela et engénéral, voir le proto-tract-manifeste Appel à Gâteau et à Tarte du « Comité 227 » de l'université du Mirail, reproduit dans la revue Chimères, n° 70, septembre 2009, disponible sur le site du POOLP (« Personnels Obstinément Opposés à la Loi Pécresse ») <http://www.auboutduweb.com/poolp/index.php>.

[27]D'où cet antagonisme globalement constitutif des conflitsuniversitaires, entre les majorités agissantes respectives desétudiants et des personnels, antagonisme politique et non générationnel « irréductible » entre « lemoment unitaire, qui échoit à l'organisation politique de la classe, etles moments d'autogouvernement, les conseils, les groupes en fusion.J'insiste sur ce mot : irréductible ; parce qu'entre les deux momentsil ne peut y avoir qu'une tension permanente. Le Parti [le syndicat]tentera toujours, dans la mesure où il veut se considérer "au service"du mouvement, de le réduire à son propre schéma d'interprétation et dedéveloppement ; les moments d'autogouvernement tenteront toujours deprojeter leur vivante partialité sur le complexe contradictoire dutissu social. », J.-P Sartre, Situations VIII « Autour de 68 », Masses, spontanéité, parti, entretien avec Il Manifesto, 1969, Paris, Gallimard, 1972, p. 282. Voir aussi H. Marcuse, La fin de l'utopie,1967, Paris, Seuil, 1968, p. 44-55 sur la nature et les formes del'opposition étudiante, dont on voit que les mobiles et les ciblesn'ont quasiment pas changé depuis 40 ans. Cet antagonisme estproprement politiqueet exprime un rapport qualitativement différent à la logiquecogestionnaire, et ne se réduit pas à un simple déphasage entre desjeunes (plus ou moins excités) et des moins jeunes (plus ou moinsinstallés et assagis) : en particulier les syndicats étudiants… sontplus syndicats qu'étudiantts.

[28] Remarque sur les lignes radicales-révolutionnaires minoritaires (ou : 5ème mot d'ordre).On sait massive la profonde hétérogénéité de la mobilisation et de sesformes au niveau national : si cette minorité chez les personnels a iciou là un poids réel, ses lignes sont dans l'ensemble politiquement trèsfaibles. Cette situation minoritaire est aussi en l'état au principe de sa propre persistance : l'épuisement provoqué dans la durée par la défense des lignes minoritaires conduit à laisser vacantes certainespositions, dans le cadre institutionnel et dans le cadre du conflitlui-même. Symbole parlant : la composition des « tribunes » desassemblées générales, la plupart du temps dévolus aux militantssyndicalistes qui en ont l'habitude et notamment dans la durée : lapatience et l'énergie requises sont le fruit d'une longue pratique.Beaucoup leur laissent la place à cause de l'envers de cette habitude : le confort de laisser les autres faire (principe majeur de toute bureaucratisation,c'est-à-dire de toute captation structurelle des leviers de pouvoir parun petit groupe de « professionnels » faisant office de « bureau »  –la bureaucratie, c'est le pouvoir de l'oligarchie du bureau) à leur place parce qu'ils ne sont pas « prêts », par appréhension et par intérêt, à prendre le risque de la huée et à dépenser cette énergie et à ne plus déléguer. Même les minoritaires actifstombent dans cet écueil : condamner les « manipulations » syndicales dela tribune est un sport traditionnel. Mais rien n'empêche, lors du votede la tribune (l'élection de ses membres) qui a lieu à chaque débutd'AG, de se présenter à la place des habitués : exercice extrêmement pesant. Conclusion : que tous celles et ceux qui condamnent sans mettre la main à la pâte, soit assument la bonne conscience confortable qu'ils se donnent à ce moment là, soit passent à l'acte. Il n'y a pas de combat sensé sans volonté de victoire.Mais au-delà ce plan de la « responsabilité », cette situation possèdeune objectivité très nette : l'institution universitaire est gérée aussi en temps de crise par ceux qui la co-gèrent en temps normal (jusqu'ici du moins, les directions était encore composées d'élu-e-s EC puisés dans les appareils syndicaux dominants).Il était donc inimaginable que les appareils syndicaux engagés nemènent la grève à l'encontre de ce cadre co-gestionnaire qui est leleur.

[29] H. Marcuse, La fin de l'utopie, p. 35-36

[30] Le texte collectif L'insurrection qui vient(Paris, La Fabrique, 2007) a suscité un nombre incalculable deréférences au cours de cette grève, chez les étudiants en particulier :le fait qu'il déplace radicalement le débat sur le terrain de l'action,dans un idiome novateur par rapport à l'extrême-gauche habituelle,l'explique aisément en ces temps de misère politique de la gauche.

[31] Cf. par exemple Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2007.

[32] Idéologie et appareils idéologiques d'État,p. 118. Pour une ample mise en perspective qui tranche avec la proseactuelle sur la « crise de l'université », d'un lavasse et d'uneindigence à laisser pantois, voir Yves Citton, « Démontage del'Université, guerre des évaluations et luttes de classes », RILI (Revue internationale des livres et des idées), mai-juin 2009, n° 11, p. 22-28 (http://www.revuedeslivres.net), Editions Amsterdam <http://www.editionsamsterdam.fr).