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Postures, n° 23 :

Postures, n° 23 : "Écrire avec"

Publié le par Marc Escola (Source : Laurence Pelletier)

le visage ne nous confère pas une identité
non plus que les livres d’ailleurs
ce ne sont que des défis lancés à la finitude
le visage et le livre
ne sont que des bréviaires fragiles
qui, l’un et l’autre, en tant que doubles inséparables
ont leur stratégie de fuite devant la finitude
devant les véritables exigences du Monde
et de la finitude1

- Normand de Bellefeuille, Mon visage

 

Au printemps 1983, pour le quatrième numéro de la revue Aléa, Jean-Luc Nancy publie son article « La communauté désœuvrée2 », dans lequel il élabore une réflexion autour des notions de communauté et de commun, à une époque où les idéaux et mythes politiques (portés par la philosophie et le mouvement communistes, entre autres) s'épuisent. L'auteur convoque par le fait même la nécessité d'un tel geste critique, dont prendra acte Maurice Blanchot qui publie, quelques mois plus tard en réponse au texte de Nancy, La communauté inavouable. Alors que Blanchot réfléchit à partir et contre la position de Nancy, s'adressant à lui – « avec quelle habileté, avec quelle discrétion dans la discussion et même dans la dispute!3 » – c'est depuis ce différend et par un mouvement de rupture et de relais qu’une « réflexion jamais interrompue4 » sur le commun se déploie5.

Ce cas de figure, emblématique en ce qu'il met en pratique par une dialectique de la lecture et de l'écriture le concept même de communauté, nous permet d'interroger la part d'altérité qui mobilise l'écriture et produit un espace de création qui pourrait en être un, au fond, d'étrangeté commune. « Écrire avec », s'annonce alors comme un processus à la fois critique, éthique et politique qui délimite un lieu de convergence, circonscrit l'événement de la rencontre.

« C’est à vous d’être lacanien, si vous voulez. Moi je suis freudien » : c’est ce que disait à ses étudiants Jacques Lacan qui inscrivait son enseignement dans un geste obstiné de relecture des textes de Freud. De cette posture théorique résulte un ensemble de séminaires où le psychanalyste présente non pas ses propres récits de cas, mais tente de « faire entendre » ce qui, dans les écrits de son maître à penser, aurait mal été lu par les intellectuels. Dans cette veine, on pense également à la relecture antihumaniste de Marx entreprise par Louis Althusser qui participe également, selon Frédéric Matonti6, d’une tentative de faire passer le structuralisme à gauche.

La mise en scène de la rencontre – qu'elle concerne une pratique épistémologique ou de création – invoque de fait diverses modalités spatio-temporelles : celles du synchronisme, de la concordance, mais aussi du décalage et des va-et-vient. Prenons Sophie Calle et Hervé Guibert par exemple, qui mettent en jeu leurs rendez-vous réels en filigrane de leurs œuvres respectives dans une sorte de vaudeville. À travers une confrontation entre l'autobiographique et la fiction, l'écrit et l'image, l'existence fictive de l'un en vient à cannibaliser l'écriture de l'autre.

Les tombeaux littéraires, ces ouvrages dédiés à la mémoire d'un auteur défunt, se présentant comme les suppléments actuels d'un héritage, d'une filiation, nous forcent aussi à repenser les temps et les lieux de l'histoire, du collectif et de l'intime. Tout récemment, Victor Lévy-Beaulieu publiait 666 Friedrich Nietzsche où l’admiration pour l’écriture de l’autre – à l’instar de ces livres Monsieur Melville et James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots – devient également le lieu d’une écriture de soi et permet de penser l’écriture comme un véritable palimpseste. C’est ainsi que dans son recueil poétique Mon visage Normand de Bellefeuille « écrit avec » ses auteurs favoris, Fernando Pessoa, Thomas Bernhard, etc. Écrire avec les morts, avec les fantômes et les ancêtres (comme le fait Catherine Mavrikakis dans toute son œuvre), c'est donner à la littérature un rôle ventriloque, lui donner le langage décalé de la disparition.

Cette appréhension d'autrui dans l'acte de création renvoie de plus à ce moment philosophique de la « mort de l'auteur », théorisé par Michel Foucault (Qu'est-ce qu'un auteur?) et Roland Barthes (La Mort de l'auteur), et qui signe pour la pensée poststructuraliste la démythification du sujet écrivant, maître de l'écriture, du savoir et du discours. C'est ainsi que nous pouvons voir surgir dans les théories postcoloniales et féministes, chez Gayatri Spivak, Donna Haraway et Rosi Braidotti (pour ne nommer que celles-ci) une « politique de la citation », qui vise à faire exister l'autre (sexualisée, racisée, colonisée, etc.) dans le texte : « Letting the voices of others sound through my text is […] a way of actualizing the non-centrality of the ''I'' to the project of thinking7. » La transposition et la différence agencée de ces voix diverses, n'ayant pas pour effet d'en reconduire les instances autoritaires, déplacent ces dernières et engendrent plutôt une nouvelle posture, une nouvelle relation éthique au texte, laquelle repose sur une expérience de défamiliarisation, autant pour l'auteur ou l'auteure, que le lecteur ou la lectrice.

Cette communauté qui se crée en négatif de la position auctoriale, nous ramène enfin à l'anonymat du livre dont parlait Blanchot, « qui ne s'adresse à personne8 » mais à l'inconnu, « l'inconnu sans amis9 », et qui instaurerait « ce que George Bataille (au moins une fois) appellera la "communauté négative : la communauté de ceux qui n'ont pas de communauté"10 » (p. 45). Peut être associée à cela toute la tradition des manifestes littéraires et artistiques (Refus Global, Manifeste du futurisme, Le manifeste du surréalisme, Le manifeste Dada, Manifeste des 343, Scum manifesto, Cyborg Manifesto, etc.) et celle des collectifs (Le comité invisible, Anonymous, les Guerrilla Girls, Pussy Riots). L'anonymat du militantisme de ces derniers renvoie à cette question de sujet maître, d'auteur, d'identité et de célébrité, qui est mise à mal dans une visée démocratique, voire anarchique.

C'est dans le sillon de ces réflexions critiques et théoriques que nous vous invitons à problématiser les rapports éthiques, esthétiques, et politiques entre lecture et écriture, sous le signe du « commun ». « Écrire avec » sera l'occasion de cerner, comme le mentionne Nancy, cette « préoccupation de notre temps quant au caractère commun de nos existences : à ce qui fait que nous ne sommes pas d’abord des atomes distincts mais que nous existons selon le rapport, l’ensemble, le partage dont les entités discrètes (individus, personnes) ne sont que des aspects, des ponctuations11. »

 

Les textes proposés, d’une longueur de 12 à 20 pages à double interligne, doivent être inédits et soumis en utilisant le formulaire conçu à cet effet, sous l'onglet « Protocole de rédaction » de notre page web (http://revuepostures.com/fr/formulaires/protocole-de-redaction-soumission-dun-texte), avant le 1er novembre 2015. La revue Postures offre un espace hors dossier pour accueillir des textes de qualité qui ne suivent pas la thématique suggérée. Les auteurs et auteures des textes retenus – obligatoirement des étudiantes et des étudiants universitaires, tous cycles confondus – devront participer à un processus de réécriture guidé par un comité de rédaction, avant leur publication.

 

1 Normand de Bellefeuille. 2011. Mon visage. Montréal : Éditions du Noroît.

2Repris et publié par la suite dans : Jean-Luc Nancy. 1986. La communauté désœuvrée, Paris : Christian Bourgeois.

3Jean-Luc Nancy dans Emmanuel Moreira et Amandine André. 2012. « La Communauté, Le Mythe, La Politique. Rencontre Avec J.-L. Nancy. ». La Vie Manifeste. En ligne, <http://laviemanifeste.com/archives/5791>, consulté le 27 septembre 2015.

4Maurice Blanchot. 1983. La communauté inavouable, Paris : Minuit, p. 9.

5Par ailleurs, Nancy publiera en 2014 La communauté désavouée, texte qui fait retour sur ce débat et sur les positions tenues par les deux auteurs.

6 Notamment dans l’article suivant : Frédérique Matonti. 2009. « Marx entre communisme et structuralisme », Actuel Marx, n°45, p. 120-127.

7Rosi Braidotti. 1993. « Embodiment, sexual difference and the nomadic subject », Hypatia, vol. 8, n° 1, p. 5.

8Maurice Blanchot, Op. cit., p. 45.

9Ibid., p. 44.

10Ibid., p. 45.

11Jean-Luc Nancy. 2014. La communauté désavouée, Paris : Galilée, p. 11.