Questions de société
Réforme des concours :

Réforme des concours : "Grec/Latin: Cibles émouvantes… " (second texte du jury de CAPES Lettres classiques)

Publié le par Vincent Ferré (Source : Jury CAPES Lettres classiques)

Grec/Latin: Ciblesémouvantes…

Second texte du jury de CAPES Lettres classiques. Lire aussi démission du jury du Capes de lettres classiques (14/07/10) et  Lettres classiques - langues anciennes: motions et communiqués (Ufr, jury de Capes, Cnarela, section 8 du cnu)

Ce texte est aussi paru dans L'Humanité le 20 juillet 2010


La stratégievisant à éradiquer le grec et le latin de l'école publique entre aujourd'huidans sa phase terminale, avec la suppression programmée du Capes de lettresclassiques, concours principal pourvoyeur des professeurs de langues anciennesdans les collèges et lycées de France. Membres du jury de ce défunt concours,nous avons devant nous ce qui semble devoir être la dernière génération deprofesseurs de grec et de latin.

Il y aura dès lemois de novembre un Capes de lettres classiques flambant neuf, sans latin nigrec… Tout au plus, les candidats auront-ils à se fendre de quelques bribes deversions, comme nos collègues de lettres modernes traduisent parfois un peud'anglais. Fi des explications de Virgile, Horace, Sénèque, Cicéron, Euripide,Eschyle, Platon… Place au contrôle de l'éthique du fonctionnaire, et àl'épreuve-reine:  le commentaire d'une photocopie de manuels scolaires…

Aucune autrediscipline n'a eu droit a un traitement aussi privilégié;  partout ailleurs, laréforme des concours a tout de même laissé debout quelques épreuves quipermettent encore de vérifier la compétence des candidats dans la disciplinequ'ils s'apprêtent à enseigner ; partout… sauf en langues anciennes. Aucunevolonté politique établie, aucune logique de rentabilité, aucun impératiféconomique… Une commission de réformedes concours se réunit en petit comité;  un Inspecteur général y représente leslettres, négocie les nouvelles épreuves,sans latin ni grec ! Chagrin de notre Inspecteur : “Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre…” Le ministre valide, pas de risque de professeursou de gamins dans la rue pour sauver Homère et Tacite, et d'un trait de plumedes disciplines entières disparaissent des écrans de contrôle, sans le début du commencement d'une justification.

Un peud'histoire : depuis trente ans, des “hommes de progrès”, plutôt bien représentésau sein du Ministère, et de son Inspection générale des lettres en particulier,luttent contre ces fléaux de l'élitisme, du conservatisme, et de l'inutilité,que constitueraient le grec et le latin.Aucune fracture droite/gauche à chercher : les pragmatiques comme lesrévolutionnaires y trouvent leur compte.

Ils avaientd'abord voulu agir sur la demande (lesélèves et leurs familles), en proposant des horaires stimulants (latin pendantle déjeuner, grec le mercredi après-midi), des innovations audacieuses(seconde, première, et terminale regroupées en une seule classe), la techniquedite du “supermarket” (“Alors on vous propose la classe sportive, ou la classenumérique, ou la classe européenne, ou la classe musique, ou la classed'excellence artistique, ou la classe sciences de l'ingénieur, ou alors dulatin…”)

Mais tous cesefforts se révélèrent peine perdue. Il restait à la rentrée 2009 undemi-million de petits néo-réactionnaires qui s'entêtaient à vouloir étudier legrec et le latin dans les collèges et lycées de France. Plus grave : dans uncontexte où les supposées élites se détournent massivement de l'étude deslangues anciennes au profit d'options jugées plus modernes (classe européenne,cinéma, chinois…), le grec et le latin sont en train de devenir l'un des raresendroits où les élèves les plus fragiles peuvent bénéficier de ce grand luxedans l'école d'aujourd'hui:  du temps. Du temps pour comprendre l'orthographedes mots, la grammaire d'une langue, l'évolution d'une écriture, du temps pourl'essentiel. La diminution drastique des horaires de français dans lesecondaire rend ces matières indispensables, du moins pour ceux qui ne peuventapprendre le français là où on l'apprend désormais : non plus dans une classe,mais dans sa famille. Dans cette étoffe d'incohérence que constitue une journéede cours pour un lycéen d'aujourd'hui, le grec et le latin confèrent une unitéà cet ensemble, notamment pour ceux qui n'ont personne autour d'eux pour lesaider à s'orienter dans le dédale des filières et des options. Pouvoirretrouver l'étymologie de tel nouveau terme scientifique, tel symbolemathématique familier, tel mythe revu et corrigé par un auteur du XXème, telleracine indo-européenne commune à l'allemand et à l'espagnol:  ou comment unejournée de cours s'ordonne autour d'une langue ancienne.

Le grec et lelatin, instruments de l'égalité des chances, vecteurs de réussite scolaire pourles plus démunis ! Il fallait agir ! Supprimer les élèves prendrait du temps, leplus simple est qu'ils n'aient plus de professeurs. Cette décision devenaitd'autant plus urgente que commence à se dessiner aujourd'hui le bilan des“hommes de progrès” qui ont, depuis quelques décennies, la haute main surl'enseignement des lettres : un bac français où a désormais cours la notion de“compréhension phonétique” de la copie, des professeurs de langues vivantes, desciences bloqués dans leur progression par les lacunes abyssales des élèves enfrançais, des universités instituant un peu partout des modules de rattrapageaccéléré en grammaire et en orthographe pour les jeunes bacheliers, des élèvesincapables de trouver les mots, prisonniers de codes langagiers qui fontpeut-être les délices des scénaristes et des publicitaires, mais s'avèrentassez discriminants dans les entretiens d'embauche. Effectivement, mieux vautque les élèves n'entendent pas trop parler de l'Athènes antique, où les hautsfonctionnaires étaient astreints à rendre compte de leur gestion, au sortir deleur charge…

C'est dire laresponsabilité qui échoira à ces derniers jeunes professeurs de lettresclassiques, qui, dans un mois à peine, seront projetés dans les eaux troublesdes classes de collèges, avec la lourde charge d'y faire exister le grec et lelatin. C'est là-bas plus qu'ailleurs que ces matières devront apporter lapreuve de leur légitimité et de leur nécessité. Ils nous trouveront à leurscôtés dans cette entreprise. Universitaires, formateurs, professeurs, c'est àce combat-là que nous allons désormais consacrer toutes nos forces, loin desjurys de concours où nous laisserons à d'autres la délicate besogned'abandonner l'étude des “poètes impeccables”, pour le contrôle, plus inattendu,des “collègues impeccables”.

Car nous sommesconvaincus qu'il y a plus que jamais en France une demande d'école, une demande d'exigence,d'ambition, et de dépaysement, et que le grec et le latin sont les mieux placés pour y répondre. Dans un systèmequi ne fait qu'accroître les inégalités entre les familles, où l'on expliqueaux élèves boursiers “on va vous faire passer des concours différents parce quevous êtes pauvres”, dans un système qui abandonne, sans combattre, ses principes fondateurs aux établissementsprivés, nous ne comptons pas vraiment abdiquer “l'honneur d'être une cible”.

Pascale Barillot,professeur de lettres classiques (Versailles)

MalikaBastin-Hammou, maître de conférences (Grenoble)

Emanuèle Caire,professeur des Universités (Aix-Marseille)

Anne de Crémoux,maître de conférences (Lille)

BénédicteDelignon, maître de conférences à l'ENS (Lyon)

Laure Echalier,maître de conférences (Montpellier)

Anne-MarieFavreau-Linder, maître de conferences (Clermont-Ferrand)

Michèle Gally,professeur des Universités (Aix-Marseille)

Thomas Guard,maître de conférences (Besançon)

MichèleGueret-Laferte, maître de conferences (Rouen)

Augustind'Humières, professeur de lettres classiques (Créteil)

Sabine Luciani,professeur des Universités (Grenoble)

Danièle Sabbah,professeur des Universités (Bordeaux)

Anne Vialle,professeur en classe préparatoire (Bordeaux)