Questions de société
Recruter un universitaire à vie en 25 minutes. Un speed-dating ultra performant et… scientifique

Recruter un universitaire à vie en 25 minutes. Un speed-dating ultra performant et… scientifique

Publié le par Sophie Rabau (Source : Alexandre TYLSKI)


Recruter un universitaire à vie en 25 minutes
Un speed-dating ultra performant et… scientifique

Un texte d(Alexandre TYLSKI (a.tylski@wanadoo.fr)

« Mai le joli mai, le mois des commissions de spécialistes. L'université recrute ses
professeurs et ses maîtres de conférences. En juin, les jeux sont faits. Ici l'on pleure,
ici l'on rit. Candides candidats, si vous saviez… Par bonheur, il existe des
commissions où l'on travaille de façon honnête, impartiale, au mérite, en cherchant à
résoudre l'impossible équation entre le profil d'un poste et celui d'une personne
qu'on ne connaît pas, qu'on découvre d'abord sous la forme d'un dossier de
candidature, puis durant la « foire aux bestiaux » (qui porte le nom d'audition), cet
exercice rituel comme l'université les aime : quinze minutes de parade pour la bête
de concours et quinze de tripotage pour nous autres, les maquignons » (François
Clément, in Le Monde, 26.06.07)

Dans certains pays, le recrutement d'un maître de conférence se déroule sur deux
jours longs et pénibles : il vous faudra rencontrer chacun des membres du
département (à quoi bon faire connaissance ?), donner un cours à des étudiants du
département (se bat-on vraiment pour eux ?) ou encore visiter les lieux (?). Bref, un
calvaire inutile pour les candidats comme pour les départements qui ont, tout de
même, plus important à régler.
Quant aux frais de déplacement et d'hébergement du candidat, ils sont, la plupart du
temps, payés par les universités en question. Là aussi, rien de plus contre-nature et
illégitime : les facultés trahissent leur besoin urgent d'engager un candidat, en
l'invitant officiellement à venir à la rescousse. Tout ce qu'il ne faut pas faire ! En
France, les candidats doivent d'abord se dire honorés d'avoir été convoqués au
concours des universités. Ils ne sont en aucun cas « invités ». Au moins, pas
d'ambiguïté dans la hiérarchie et l'ordre des choses. Les postulants doivent ainsi, à
chaque fois et même plusieurs fois dans le même mois, payer eux-mêmes tous leurs
transports et hébergements. Leurs diverses dettes font partie de l'ascèse des
scientifiques. Question d'éthique.
Dans les textes officiels français, si un candidat MCF demande à rencontrer, dans la
convivialité, les personnels enseignants sur place (quelle extravagance…), cela est
certes « autorisé ». En réalité, rien n'est moins institutionnalisé et organisé pour que
des rencontres sur deux jours aient lieu. A la place de quatre demi-journées et
autant de repas d'échanges et de partages potentiels, tous acceptent plutôt
une seule rencontre zapping de quelques minutes (aussi efficace et fidèle
qu'une bande-annonce industrielle), sans présentation réciproque, sans
rencontre avec les étudiants, sans visite d'aucune sorte.
Ainsi, sans approfondissement superflu, vos dix ans d'engagements et de travaux
seront vite effacés au profit de quelques minutes de « performance fulgurante » tel
un clone ou un singe savant qui récite ce que l'institution veut bien entendre, via des
indices sonores, verbaux et visuels, que chaque juré saura reconnaître et analyser
immédiatement et sans l'ombre d'un doute.
Important à savoir : la plupart des jurés aiment le candidat poli, calme, bien coiffé et
bien habillé (car il faut percevoir en lui ou en elle le futur enseignant « qui arrivera à
l'heure aux réunions ») et se régalent d'une présentation froide et épurée (car le bon
scientifique est « sans émotion », sinon il ou elle « pourrait poser des problèmes plus
tard »). Alors, dans ces conditions de concision totale où le moindre accroc prend
des proportions bibliques : Malheur à un plan de présentation jugé approximatif !
Malheur à une petite hésitation dans une réponse ! Malheur à un temps de réponse
trop long ! Malheur à une plaisanterie fantaisiste !
En résumé, dix minutes de théâtre de l'absurde pour toute une vie. Une carrière
décidée sur quelques détails « non conformes » et non sur des années de travail et
d'expériences. « Jouer le jeu », se cloner (surtout que rien ne dépasse !), trouver le
bon ton qui plaise à son auditoire (trouver le bon con), ne surtout pas répéter les
mêmes mots pendant votre présentation (pas bon), faire montre de rigueur (au cas
où votre thèse, vos cours, vos conférences et vos publications, ainsi que votre
qualification et votre sélection à l'audition, n'auraient pas permis de la prouver). Bref,
dix minutes d'Actors Studio valent plus qu'une réputation nationale déjà acquise ou
dix à quinze ans d'expérience dans l'enseignement et la recherche.
Nous nous battons aujourd'hui pour défendre le temps non négociable nécessaire
aux universitaires. Or le temps minimum n'existe même pas pour les candidats aux
postes de maître de conférence. On sélectionne et jette aussi vite des universitaires
en quelques minutes comme dans les pires entreprises. Ainsi donc, chers doctorants
et docteurs, voilà encore, par ce petit exemple, autant de raisons de continuer à lutter
ensemble contre une université de plus en plus proche des pires bureaucraties
industrielles. Ou alors, pactisez, inscrivez-vous vite à un stage d'interprétation
dramatique, puis engagez un coach de fitness, de yoga et de tenue, vous allez en
avoir besoin pour devenir un vrai scientifique.
En attendant ce beau jour, revoir, ou découvrir, le film L'Etudiant de Prague (1926) à
propos duquel Baudrillard écrivait : « […] Il est une part de nous-mêmes dont,
vivants, nous sommes collectivement hantés : c'est la force du travail social qui, une
fois vendue, revient, par tout le cycle social de la marchandise, nous déposséder du
sens du travail même, c'est la force de travail devenue – par une opération sociale
bien sûr, et non diabolique – l'obstacle matérialisé au fruit du travail. C'est tout ceci
qui est symbolisé dans L'Etudiant de Prague, par la soudaine émergence vivante et
hostile de l'image, et par le long suicide – c'est le mot – qu'elle impose à celui qui l'a
vendue. »