Questions de société

"Que le moins cher gagne ! Réflexions sur l’élection de Strasbourg", par E. Buron

Publié le par Marc Escola

[Annulations de recrutements de maîtres de conférences ou de professeurs (Strasbourg, Aix, Clermont-Ferrand) - dossier]

 

Que le moins cher gagne !

Réflexions sur l’élection de Strasbourg

par Emmanuel Buron

 

Le CA restreint aux professeurs de l’université de Strasbourg s’apprête à ne pas transmettre au ministère le classement proposé par le comité de sélection chargé de recruter un professeur de littérature du XVIe siècle. Il torpillerait ainsi ce poste qu’il a lui-même souhaité pourvoir, alors même qu’aucun dysfonctionnement n’a été constaté au cours du processus de recrutement. Cette aberration montre une fois de plus les contradictions de la prétendue autonomie des universités.

Rappelons d’abord les faits. L’université de Strasbourg a publié un poste de professeur en littérature française du XVIe siècle, qui a donné lieu à un concours de recrutement en mai dernier. Un comité de sélection a été constitué, a fait son travail et a produit un classement. A la suite de quoi, le CA restreint aux professeurs a décidé de ne pas transmettre de classement au ministère, ce qui revient dans les faits à annuler la procédure d’élection et, peut-être, à perdre le poste. Il n’y avait aucun spécialiste de littérature française dans ce CA et cette décision ne procède pas d’un désaccord scientifique avec le classement du comité de sélection. Mais il y avait à l’université de Strasbourg un maître de conférence habilité à diriger des recherches et un PRAG qui avait soutenu un doctorat, et le scénario de l’élection était écrit à l’avance : le maître de conférences devait être élu sur le poste de professeur et le PRAG, sur le poste de maître de conférences ainsi libéré. Quant au poste de PRAG, il pouvait être transféré vers un autre département. Il s’agissait en somme d’organiser une opération de promotion de collègues en place, sans augmenter l’effectif des enseignants dans le département de lettres. En classant en tête un candidat extérieur à l’université de Strasbourg, le comité de sélection a compromis ce plan : un nouveau professeur entrait ainsi dans le département et bloquait le jeu des chaises musicales programmé. Contrarié, le CA restreint a décidé d’interrompre le recrutement.

Dans cette affaire, le comité de sélection a fonctionné normalement. La loi L.R.U., qui a institué ces comités à la place des anciennes commissions de spécialistes, impose qu’ils soient composés au moins pour moitié de membres extérieurs à l’université recruteuse, pour garantir l’indépendance de la sélection par rapport aux enjeux locaux.  C’était même le grand argument des promoteurs de ces comités de sélection, très contestés comme l’ensemble de la LRU au moment de leur instauration : ils devaient être l’arme fatale contre le localisme, cette tentation qui peut pousser les membres d’un département à recruter un collègue déjà en place dans leur département, au détriment d’autres candidats qui présenteraient un meilleur dossier scientifique. Le problème est réel, mais sa dénonciation n’est pas toujours exempte de préjugés (pourquoi les « locaux » porteraient-ils fatalement leur choix sur un mauvais candidat ? Est-il aberrant de recruter un collègue dont on a déjà pu apprécier les qualités pédagogiques ou administratives ?). Toujours est-il que la critique du localisme renvoie au souci de fonder le recrutement sur le critère privilégié de la qualité scientifique, avant les qualités pédagogiques ou les compétences administratives. C’est dans cet esprit que les comités de sélection doivent être composés d’au moins la moitié de « membres extérieurs ».

Ce que l’affaire de Strasbourg met en évidence, c’est que loin de combattre le localisme, la L.R.U. en favorise une forme bien plus radicale que la précédente : elle n’est pas le fait des départements mais du CA et elle est indifférente à la qualité des candidats locaux, pures quantités, simples numéros de poste, qui ont pour seul atout d’être déjà là et donc de permettre un recrutement « à effectif constant ». Le candidat sur place est le candidat moins cher, donc le candidat le meilleur. Pour ce localisme à bas prix, le critère économique est le seul pertinent. Or, il résulte directement de la L.R.U., qui a donné aux universités la responsabilité de leur budget tout en comprimant celui-ci au point de rendre difficile le paiement des traitements : d’où la tentation de recruter localement à pas cher. C’est ainsi que l’autonomie doit favoriser l’excellence.

C’est donc du conflit de deux instances – le comité de sélection et le CA – qu’il s’agit, et de deux manières d’envisager l’intérêt d’une candidature. En conférant au CA restreint la responsabilité effective du recrutement, la loi sur l’autonomie des universités a simplement subordonné les exigences scientifiques aux critères de coût et a renforcé le localisme.

La décision du CA restreint strasbourgeois met en évidence les contradictions internes de la loi et les dommages collatéraux sont considérables. L’université de Strasbourg en sort singulièrement discréditée car le poste a été publié avant que le CA ne reprenne sa parole : le besoin pédagogique et scientifique a donc été reconnu et il a été jugé possible de le faire savoir publiquement. Ou bien l’université de Strasbourg a découvert entre le début et la fin de la procédure que ses finances étaient dans le rouge, et on peut s’interroger sur la qualité de sa gestion ; ou bien la direction de l’université n’a accepté le hasard d’une élection qu’à la condition que soit fixé à l’avance le nom de l’heureux élu, et la procédure fait fi du principe de décision collégiale. Le refus du CA est donc humiliant pour le comité de sélection dont l’avis scientifique ne vaut que s’il cautionne rétrospectivement une décision gestionnaire prise antérieurement. Les membres du comité ont travaillé pour rien : ils étaient dix, ils se sont réunis deux fois et ils ont dû étudier les dossiers, ce qui représente au minimum trente jours cumulés de travail inutile. A l’heure où les services d’une même université se facturent réciproquement leurs prestations, on se prend à regretter qu’il n’en aille pas de même pour les comités de sélection. Les CA hésiteraient peut-être alors à les convoquer pour rien. C’est enfin des candidats que le CA de Strasbourg se moque : ils ont investi de l’argent, de l’énergie et des espoirs dans un concours qui s’est révélé un leurre.

C’est un poste de littérature qui risque de disparaître. L’idéologie qui inspire la L.R.U. ne conçoit de recherche que positive : les disciplines à encourager sont celles dont les résultats sont utilisables. Les matières de connaissance, de discernement et de critique lui paraissent négligeables. C’est plus particulièrement un poste de littérature du XVIe siècle mais, en dépit du passé illustre de la ville en la matière, se soucie-t-on encore de l’humanisme à Strasbourg ?

Pour rendre à l’exigence scientifique la primauté qu’elle devrait avoir dans l’université, pour traiter correctement les candidats et les collègues, pour éviter le discrédit des universités, les CA n’ont d’autres solutions que de renoncer aux pouvoirs que leur donne la loi et de suivre l’avis des comités. Après tout, ce sont les CA qui ont décidé de la publication des postes et qui ont institué les comités : quelle logique y a-t-il à désavouer les seconds ou à supprimer les premiers ? Espérons qu’avant le 12 juin, la présidence de Strasbourg reviendra sur sa décision.

 

Emmanuel Buron

(Maître de conférence en littérature française

du XVIe s. à l’université de Rennes 2)

 

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