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Protée, vol. 37, no 2 (automne 2009) - Avec le génocide, l'indicible

Protée, vol. 37, no 2 (automne 2009) - Avec le génocide, l'indicible

Publié le par Gabriel Marcoux-Chabot (Source : Site web de la revue)

Protée est une revue universitaire dans le champ diversifié de la sémiotique, définie comme science des signes, du langage et des discours. On y aborde des problèmes d'ordre théorique et pratique liés à l'explication, à la modélisation et à l'interprétation d'objets ou de phénomènes langagiers, textuels, symboliques et culturels, où se pose, de façon diverse, la question de la signification.

Protée paraît trois fois l'an. Sa publication est parrainée par le département des arts et lettres de l'Université du Québec à Chicoutimi.

Diffusion électronique: Érudit

http://www.erudit.org/revue/pr/

ISSN : 0300-3523 (imprimé) 1708-2307 (numérique)


Vol. 37, no 2 (automne 2009) - Avec le génocide, l'indicible
sous la direction de Michael Rinn

Michael Rinn
Présentation

Luba Jurgenson
L'indicible : outil d'analyse ou objet esthétique ?
L'article propose une réflexion sur la notion d'indicible dans son acception moderne, telle qu'elle apparaît dans les travaux sur la littérature du témoignage. Il s'interroge sur la manière dont cette notion permet de contourner le constat de l'impossibilité de mise en récit des expériences extrêmes et d'étudier les stratégies narratives mobilisées par ces textes. Pour cela, il tente une brève « histoire » de l'indicible dans les littératures modernistes à partir de Mallarmé, notamment dans la littérature russe, où s'élabore au début du xxe siècle une figure de la lacune, qui permettra plus tard aux témoins du Goulag de mettre en scène un résidu muet inhérent à leur expérience.

Jean-Pierre Karegeye
Rwanda. Littérature post-génocide, écritures itinérantes : témoignage ou engagement ?
Cet article est une méditation sur la « nature » de la production littéraire après le génocide des Tutsi. Le titre du projet des écrivains africains « Écrire par devoir de mémoire » reprend en écho celui de Primo Levi, Le Devoir de mémoire. L'auteur (dé)montre que la littérature post-génocide est irrésistiblement à la croisée du témoignage et de l'engagement. Ainsi, sous forme d'investigation, il revisite des textes anciens et entreprend un échange avec plusieurs écrivains concernés par « la littérature post-génocide » .

Alexandre Prstojevic
L'indicible et la fiction configuratrice.
Dans notre article, nous analysons les manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz (c'est-à-dire des déportés qui furent choisis par les SS pour faire partie d'une unité spéciale chargée d'assurer le bon fonctionnement des chambres à gaz et des crématoires) afin de montrer l'importance de la mise en forme littéraire pour le témoignage sur le génocide. En s'appuyant sur les notions de témoin historique et d'oeuvre « monumentaire » (R. Dulong) aussi bien que sur celle de littérature comme « événement » de S. Fish, nous proposons de voir, dans les meguilots d'Auschwitz, une forme particulière de la narration qui vise non seulement la « transmission » des faits bruts, mais aussi la configuration poïétique d'une expérience dans l'esprit du lecteur, expérience qui constitue un analogon littéraire du vécu intime du témoin.

Rangira Béa Gallimore
La réprésentation picturale pour dire l'indicible dans Génocidé de Révérien Rurangwa.
Cette étude est une analyse du témoignage Génocidé de Révérien Rurangwa. Rurangwa est témoin survivant du génocide des Tutsi de 1994 au Rwanda. Son corps, marqué par la main criminelle, est complètement défiguré. Après plusieurs années, son corps porte encore les cicatrices visibles et invisibles du génocide. Génocidé est un portrait physique et psychologique du survivant Rurangwa. Cet article examine d'abord le rôle joué par la photographie dans la construction d'un récit dialogué qui crée l'écoute nécessaire pour libérer sa voix suffoquée. Ce mécanisme narratif lui permet de tenter de dire l'indicible. L'article analyse également la confiscation du corps du survivant : comment il a été ethnicisé, ciblé et ensuite marqué par le regard et le discours de l'autre qui en a fait un objet. Enfin, il montre comment l'image de la photographie de famille, plus précisément celle de la mère, joue un rôle important dans la récupération du corps par son propriétaire légitime et dans sa reconstruction identitaire.

Anne Martine Parent
Transmettre malgré tout. Ratages et faillites de la transmission chez Charlotte Delbo.
La difficulté de transmettre l'expérience concentrationnaire à des lecteurs qui n'ont pas connu la déportation est au coeur de l'entreprise testimoniale de Charlotte Delbo dans sa trilogie Auschwitz et après (composée de : Aucun de nous ne reviendra [1970], Une connaissance inutile [1970] et Mesure de nos jours [1971]). L'article analyse le rapport complexe et ambigu que Delbo instaure avec ses lecteurs : elle les interpelle, les prend à témoin tout en leur montrant, en même temps, qu'ils ne peuvent pas comprendre. Le lecteur est ainsi entraîné dans une logique contradictoire, spectrale, où la transmission est à la fois possible et impossible, voulue et refusée, vouée à l'échec ; mais c'est dans cet échec qu'elle réussit malgré tout, en transmettant au lecteur la hantise d'un savoir qu'il ne pourra jamais posséder.

Michael Rinn
L'humour pathétique de Romain Gary. Sémio-pragmatique des figures de la véhémence.
Dans cet article, nous montrons comment l'humour et le pathos peuvent renforcer une réception critique de la littérature de la Shoah. Nous définissons l'humour pathétique comme une stratégie rhétorique de l'indicible destinée à toucher le récepteur au plus fort de ses émotions. L'analyse pragmatique cherche à montrer que le but de cette procédure discursive consiste non pas à manipuler le lecteur, mais à lui conférer la conscience intime de la fragilité de son interprétation. Des passages tirés de Romain Gary nous permettent de définir trois temps d'un scénario pathétique : 1. l'usage de l'humour vise à déclencher une réception émotionnelle ; 2. le dialogue entre le narrateur et le lecteur soulève des incertitudes communicatives ; 3. le récepteur sollicite son corps comme une instance de médiation sémiotique pour donner sens à sa lecture.

DOCUMENT

Benjamin Deroche et Michael Rinn
L'art de l'irreprésentable. Au sujet de Intérieur de chambre à gaz, Lublin-Majdanek (1998) de Michael Kenna.
Cette interprétation d'une photographie prise en 1998 de l'intérieur d'une chambre à gaz cherche à montrer comment les formants géométriques et chromatiques composent le nouveau régime artistique de l'irreprésentable. Nous envisageons ce régime à travers la rupture de la relation conventionnelle entre l'acte de désignation des objets du monde et les procédures de signification survenue par la Shoah, établissant un rapport nouveau entre forme et contenu artistique. L'exemple de la photographie de Michael Kenna permet de comprendre comment l'exigence de sens à laquelle répond l'interprétant définit la différence entre le lieu de l'extermination et sa représentation. Le travail artistique appelle ainsi à une herméneutique matérielle destinée à refondre la topique esthétique contemporaine.

HORS-DOSSIER

Alain Trouvé
Degrés de la connaissance littéraire.
Plaisir de lire et plaisir de connaître s'enrichissent mutuellement dans l'expérience littéraire. Si l'expérience littéraire, comme toute expérience esthétique, est d'abord associative, linéaire, horizontale, et paraît distincte de la connaissance par concepts, de type vertical (Schaeffer), elle peut aussi ouvrir la voie à une connaissance de troisième degré, connaissance de l'autre comme sujet ou comme relation subjective au monde. Tel est notamment le cas lorsque l'expérience littéraire prend la forme de la lecture littéraire et de son corollaire, le texte de lecture. Ce degré de la connaissance prend appui sur la faculté de juger réfléchissante telle qu'elle semble analysée dans la troisième Critique de Kant : contrairement à la vulgate kantienne qui en souligne la dimension anti-conceptuelle, la faculté de juger réfléchissante est ici envisagée comme fonction régulatrice susceptible de dépasser l'antinomie de l'objectif et du subjectif.