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Protée, n° 39, 2, automne 2011: Sémiotique et bouddhisme, 

Protée, n° 39, 2, automne 2011: Sémiotique et bouddhisme,

Publié le par Vincent Ferré (Source : Louis Hébert)

 Louis Hébert (dir.) Sémiotique et bouddhisme, Protée, 39, 2, automne 2011


Introductionau numéro. Sémiotique et bouddhisme : quelques repères

Louis Hébert, Université du Québec à Rimouski

Au premier abord, on pourrait voir dans le thème proposé uneexploitation mécanique de la capacité du « et » de conjoindre touteschoses. Mais le bouddhisme et la sémiotique se relient de plusieurs manièresfortes, parfois inattendues. Et si certains de ces liens pertinents ontcommencé d'être explorés, la plupart restent encore à dégager.

Toute religion se pose la question du sens, immanent et transcendant, etpar là pose des questions sémiotiques, définit des structures du signe, destypologies des sens, des processus et critères interprétatifs, etc. Il est doncune sémiotique bouddhiste comme il est, par exemple, une sémiotique chrétienne.En fait, puisque le bouddhisme est particulièrement protéiforme, il est denombreuses sémiotiques bouddhistes. Par exemple, pour prendre simplement leproblème de la référence : « Dans le bouddhisme ancien, la visionkarmique du monde ou saṃsāra résultede la projection d'une interprétation égotique sur un arrière-monde neutre etobjectif. L'école mahayaniste yogācāraet le vajrayāna vont plus loin :il n'existe pas d'arrière-monde et tous les phénomènes que nous ressentons sontde simples perceptions sans plus (sk. vijnaptimātra),surgies de l'esprit qui les prend pour référents. » (Cornu, 2009 :26)

Les religions sont également des sémiotiques objets, parmi d'autres.Parmi d'autres mais, également, plus que d'autres pour ainsi dire : ellessont, pour le meilleur et le pire, au fondement même des cultures, même decelles qui, comme l'occidentale, réévaluent et parfois rejettent leur héritagereligieux. L'étude des religions peut bien sûr porter sur les objets qu'ellesproduisent, textes, images, sculptures, monuments, livres, rituels, concepts,etc., ou sur les performances qui les concrétisent. L'étude des textesreligieux est assurément la plus répandue et la plus avancée.

L'étude sémiotique des textes chrétiens est courante et déjà ancienne.Il n'est qu'à penser aux travaux du Centre pour l'analyse du discours religieux(Cadir, Université de Lyon) qui, malgré son nom, s'intéresse exclusivement auxlectures sémiotiques de la Bible. Larevue qu'il anime, Sémiotique et Bible,est publiée depuis 1975. Au Québec, pensons au groupe Aster (Analyse sémiotiquedes textes religieux).

L'étude sémiotique des textes bouddhistes et, même plus largement, dubouddhisme sous quelque aspect que ce soit, reste, quant à elle, embryonnaire.Parmi les chercheurs pionniers, on trouve Roland Barthes (1970), FrançoisRastier (2006) et, surtout, Fabio Rambelli[1].Ce dernier, actif dans le monde anglophone et italophone, s'avère, à notreconnaissance, le seul sémioticien qui se consacre essentiellement à l'étude dubouddhisme. C'est dire que le numéro thématique que nous proposons permettra debaliser quelque peu une terre quasi-vierge, particulièrement pour ce qui est dumonde francophone.

Plus fondamentaux et plus étonnants sont les liens entre le bouddhismeet la sémiotique de Saussure et, conséquemment, les sémiotiques saussuriennes,de Hjelmlsev à Rastier :

« Ne serait-ce que par ses études de sanscrit,commencées dès sa treizième année, puis sa formation d'indo-européaniste àLeipzig, Saussure avait naturellement été en contact approfondi avec la penséeindienne. […] Nous soulignerons des affinités remarquables entre la critiquesaussurienne de l'ontologie aristotélicienne qui préside aux théories de lasignification et la critique bouddhiste de l'ontologie des logiciens védiques.Nous ne chercherons pas cependant à déterminer si les rencontres entre Saussureet les penseurs bouddhistes se justifient par des « influences », oureflètent simplement une logique des positions théoriques. » (Rastier, 2006)

Barthes, quant à lui, donnera une interprétation proprement sémiotiquede concepts bouddhistes : « Barthes contributed to the semioticproblematization of concepts such as emptiness and enlightenment, usuallyconsidered only from a religious point of view[2]. »(Rambelli, s.d.)

D'autres auteurs non seulement se laissent influencer par le bouddhismemais produisent des syncrétismes en mélangeant concepts bouddhistes etsémiotiques. C'est ainsi que

« Floyd Merrel (1991), using Peirce's theme of unlimited semiosisas a starting point, attempts to outline a theory of semiotics suitable to the“new” cosmology. According to Merrell, who describes the cosmos as an incessantsemiosic flow, there is no way to talk about objective reality becauseeverything that exists in our world “can be no more than semiotically real.” Tosketch his semiotic cosmology, Merrell resorts also to Buddhist metaphors andconcepts such as emptiness and Indra's net[3]. »(Rambelli, s.d.)

Il existe également quelques liens entre la sémiotique et le bouddhismequi proviennent d'une similitude plus aléatoire. On pourrait mentionnerl'étonnante ressemblance – mais on sait que le simple hasard est l'un desplus grands pourvoyeurs de ressemblances – entre, respectivement, d'unepart, priméité et secondéité de Peirce et, d'autre part, dans le bouddhisme,pensée non dualiste (le type de pensée auquel aspire le pratiquant) et penséedualiste (le type de pensée ordinaire, qui mène à la confusion et donc à lacréation du saṃsāra et donc à l'insatisfaction).Quant à nous, nous avons montré (Hébert, à paraître) les ressemblances etdifférences entre le carré sémiotique, le tétralemme des grecs anciens et le catuşkoţi bouddhiste systématisé par Nāgārjuna.Ces derniers liens ne sont pas qu'aléatoires, puisque le carré sémiotique est partiellementdérivé du tétralemme et qu'Aristote connaît « parfaitement le tétralemmesinon le mot » de « catuşkoţi »(Bugault, 2002 : 2821).

Pour une approche plus complète des relations entre sémiotique etbouddhisme, on consultera en ces pages l'article de Fabio Rambelli, spécialistede la question. Nous nous contenterons ici, puisque le bouddhisme est à la foistellement à la mode, si l'on peut dire, et tellement mal connu, de définirsommairement les traits principaux d'un objet bouddhiste et de signalerquelques liens entre ces traits et la sémiotique ou des sémiotiques spécifiques.

Il est extrêmement difficile de présenter une synthèse du bouddhisme,même en quelques centaines de pages. Pour plusieurs raisons, dont lesprincipales sont sans doute : l'amplitude temporelle; l'étenduegéographique; la variété linguistique et culturelle; le nombre et la variétédes textes canoniques (par exemple, le Kangyour,le canon tibétain, compte 100 volumes) et des pratiques qui y sont associées.Qu'y a-t-il de commun entre les trois grandes formes du bouddhisme, sidifférentes, que sont l'hīnayāna (le theravāda est la seule écoleactuellement existante issue du bouddhisme de ce courant), le mahāyāna (dont la forme la plus connueest sans doute le zen) et le vajrayāna(ou tantrisme bouddhiste, à distinguer du tantrisme hindou) ? Cornu (2004)identifie trois traits communs principaux : la prépondérance accordée à lagrande compassion et à la sagesse (qualités que nous définirons plus loin) ;un acte de foi et de pratique : la prise de refuge dans les trois joyaux,soit le Bouddha, le dharma (ladoctrine) et la saṅgha (la communautédes pratiquants) ; les « quatre sceaux des préceptes ». Enprincipe, toute production bouddhiste (texte, concept, représentation, etc.)véhicule, ou à tout le moins présuppose, quatre grandes thèses, appelées« quatre sceaux des préceptes ».

(1) Tous les phénomènes conditionnés (et donc composés) sontimpermanents : « dans ce monde, tous les phénomènes, qu'ils soientd'ordre psychique ou matériel, sont conditionnés par d'autres phénomènes. Ilsnaissent quand les conditions sont réunies et se dissolvent lorsque celles-cicessent d'être présentes. » (Cornu, 2004 : 15) L'impermanencegrossière, celle des journées, des saisons, par exemple, est patente. Mais toutce qui est change à chaque instant. C'est dire qu'une sémiotique dynamique (lasémiotique tensive, par exemple), qui met l'accent sur les processus plutôt quesur les états, toujours transitoires, est nécessaire pour appréhendercorrectement le monde (dans la mesure où l'on considère qu'une théorie doitépouser plus ou moins la forme de l'objet qu'elle veut décrire). Enparticulier, l'ego étant un phénomène conditionné, il est nécessairementimpermanent; pourtant nous ne voulons pas en tenir compte et tentons dediverses manières de le « solidifier », entreprise impossible qui nepeut que mener à la souffrance.

(2) Tout ce qui est corrompu est souffrance : « ce qui estconditionné est précisément corrompu. Mais la corruption réside surtout dansnos perceptions illusionnées [fruit de l'ignorance] qui attribuent unepermanence à ce qui n'en a pas et une réalité à ce qui n'est qu'illusion.L'illusion est un décalage par rapport à la réalité. » (Cornu, 2004 :15) Ce décalage ne peut mener, encore une fois, qu'à la souffrance.« Souffrance », dans le bouddhisme, doit être entendue au sens largede « dysphorie », comme on dit en sémiotique. Cette souffrance au senslarge englobe donc la souffrance au sens étroit mais également toute formed'insatisfaction, de malaise, etc. L'ignorance entraîne la productiond'émotions ou passions négatives, les deux principales étant l'attachement(entendu au sens d'attachement égotique malsain) et l'aversion (dont lesexpressions les plus fortes sont la haine et la colère). La sémiotique thymiqueou axiologique (voir Hébert, 2007) et la sémiotique des passions serontparticulièrement pertinentes pour décrire les objets et processus euphoriqueset dysphoriques abordés dans le bouddhisme.

(3) Tous les phénomènes sont dépourvus de soi : « s'ils sontconditionnés, les phénomènes sont donc dépendants de causes et de circonstancesliées à d'autres phénomènes tout aussi conditionnés. Le « soi »dénoncé ici se définirait comme le fait d'être pourvu d'une essenceindestructible, ayant une existence en soi et par soi, autonome et indépendante[…] Pourtant, nous ne cessons pas d'attribuer aux êtres et aux choses uneidentité permanente et autonome. » (Cornu, 2004 : 15-16) Cetteméprise, comme toute méprise, ne peut que conduire à la souffrance. La valeursaussurienne (dans la langue, il n'y a que des différences) peut être vue commeune transposition dans la langue de l'interdépendance même régissant le saṃsāra, notre monde conditionné.

(4) Le nirvāṇa est paix :« le quatrième sceau concerne la libération et l'au-delà de la souffrance.Si le Bouddha n'avait enseigné que les trois marques de l'existence [les troispremiers sceaux], le bouddhisme pourrait effectivement être taxé de religionpessimiste comme l'ont cru bon nombre de ses détracteurs […] Loin d'être unanéantissement comme l'ont cru nombre de penseurs occidentaux, le nirvāṇa désigne un état de libertécomplète où l'on est affranchi définitivement de tout conditionnement et detoute souffrance. Comment, cependant, décrire l'inconditionné si ce n'est endes termes négatifs par rapport aux phénomènes conditionnés, les seuls que nousconnaissons dans ce monde? » (Cornu, 2005 : 15-16) Il est doncpossible, selon le bouddhisme, d'atteindre à la paix immuable, d'atteindre àl'Éveil, qui est la cessation de toute cognition erronée (l'ignorance ouméprise est remplacée par la sagesse) et de toute émotion négative. Alors peuts'élever la bienveillance naturelle de l'esprit, dont l'une des manifestationsest la grande compassion (transmutation de l'attachement), grande parce qu'elles'applique dans l'équanimité, c'est-à-dire sans partialité, non seulement auxproches, mais aux prétendus ennemis et aux êtres qui nous indiffèrent, non seulementaux humains mais à tous les êtres sensibles. La cognition de l'être éveillé estau-delà de la pensée conceptuelle, toujours duelle, et l'Éveil, en tantqu'objet ou en tant qu'expérience, ne peut être proprement décrit par la penséeconceptuelle. Notamment, il ne se laisse pas catégoriser sous l'une ou l'autredes quatre positions et propositions du tétralemme (ou des dix positions etpropositions du carré sémiotique, voir Hébert, à paraître). On ne peut donc yappliquer aucune des propositions suivantes, dont l'ensemble est réputéexhaustif : cela est; cela n'est pas; cela est et n'est pas; ni cela estni cela n'est pas. Cette indécidabilité absolue, conséquence del'indétermination absolue de l'objet, n'est pas sans lien, comme nous l'avonsdit, avec la priméité peircienne.

Notre regardportera dans trois directions principales, qui seront autant de volets de cenuméro : bouddhisme et théories sémiotiques ; bouddhisme etinterprétation ; représentations bouddhistes.

Dans le premiervolet, Fabio Rambelli, développe une synthèse des relations avérées ou àdévelopper entre bouddhisme et sémiotique, approfondit ces relations chezBarthes et dans une stratégie de remotivation des signes dans le shingon. Sungdo Kim traite de la rencontre entre le bouddhisme et, d'une part,Saussure et, d'autre part, Lévi-Strauss; en particulier, les liens entre cedernier et le bouddhisme n'ont jamais, semble-t-il, été étudiés avant. Lesconfluences entre bouddhisme et neurosémiotique, et plus généralement science,sont l'objet du texte de Daniel S. Larangé; le postulat de base, très simplemais capital dans le bouddhisme, en est que la manière de penser le réeldétermine la façon de le vivre.

Dans le cadre du deuxièmevolet, sur bouddhisme et interprétation, Anna Ghiglione étudie la fonctionsémiotique des images langagières dans la version chinoise du Sûtra du lotus. Simon Kim, quantà lui, touche au signe et à la « destruction » du sens dans le kôanzen. Les deux articles montrent les stratégies visant, paradoxalement, àutiliser le langage pour dépasser la pensée conceptuelle dyadique qu'il charrieet atteindre à la cognition adéquate.

Pour terminer, au sein du volet sur les représentations bouddhistes,Lionel Obadia discute de l'« être bouddhiste » en contexte occidental,où sont brouillées les marques traditionnelles d'adhésion relevant de signescomportementaux, discursifs ou vestimentaires. Louis Hébert explore lesopérations de transformation dans un corpus iconographique du bouddhismetibétain; il appert que les opérations d'adjonction et d'augmentation sontprivilégiées dans les représentations, au détriment de la suppression et de ladiminution. Benoît Mauchamp, enfin, s'attarde au concept sémiotique del'empreinte, en particulier tel qu'il se manifeste dans les films LittleBuddha et Unmistaken Child; l'empreinte est l'inscription des formessignifiantes, ici la conscience d'un être réalisé décédé, dans un substratmatériel, ici un nouveau corps.

Ouvrages cités

— Barthes, R. [2007](1970) : L'empire des signes,Paris, Seuil.

— Bugault, G. [2002] : « Catuşkoţi »,dans S. Auroux (dir.), Les notions philosophiques, Paris, Pressesuniversitaires de France, p. 2820-2821.

— Cornu, P. [2009] : « Introduction »,dans Padmasambhava, Le livre des mortstibétains, Paris, Buchet-Chastel, p. 19-55.

— Cornu, P. [2004] :« Quelle unité sous la diversité des expressions? » dans P. Cornu etM. Gotin, La terre du Bouddha, Paris,Seuil, p. 14-17.

— Edeline, F. [1984] :« Structure perceptive et sémiotique du Mandala », dans Herméneutique du mandala, Cahiers internationaux du symbolisme,48-49-50, p. 91-112.

— Hébert, L. [à paraître] :« Sémiotique et bouddhisme. Carré sémiotique et tétralemme (catuşkoţi) », dans L. Hébert et L. Guillemette(dir.), Performances et objets culturels,Québec, Presses de l'Université Laval.

— Hébert, L. [2007] :« L'analyse thymique », Dispositifspour l'analyse des textes et des images. Introduction à la sémiotique appliquée,Limoges, Presses de l'Université de Limoges, p. 151-172.

— Merrell, F. [1991] : SignsBecoming Signs. Our Perfusive, Pervasive Universe, Bloomington, IndianaUniversity Press.

— Rambelli, F. [s.d.] : Buddhism [en ligne],http://psychology.jrank.org/pages/1949/Buddhism.html, page consultée le 27novembre 2009.

— Rastier, F. [2006] :« Saussure, la pensée indienne et la critique de l'ontologie », Texto! [en ligne],http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Rastier_Inde.html, pageconsultée le 3 janvier 2010.


[1]Francis Édeline (du Groupe µ) a publié un article (1984) sur les avatarsmodernes de la forme de type mandala.

[2]« Barthes a contribué à la problématisation sémiotique de concepts tels lavacuité et l'éveil, généralement envisagés d'un point de vue religieux. »(notre traduction)

[3]« Floyd Merrel (1991), utilisant le concept de la semiosis illimitée dePeirce comme point de départ, essaie de décrire une théorie sémiotiqueappropriée à la « nouvelle » cosmologie. Selon Merrell, qui décrit lecosmos comme un flux semiosique incessant, il n'y a aucune façon de parler dela réalité objective parce que tout ce qui existe dans notre monde « nepeut être plus que sémiotiquement réel ». Pour esquisser sa cosmologiesémiotique, Merrell recourt aussi aux métaphores bouddhistes et à des conceptscomme la vacuité et le filet d'Indra. » (notre traduction)