Actualité
Appels à contributions
Projections : des organes hors du corps

Projections : des organes hors du corps

Publié le par Hugues Marchal

« Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le monde est chair ? », demandait Merleau-Ponty (Le Visible et l'invisible, 1964) ? Certaines oeuvres littéraires ou artistiques nous confrontent à cette question en mettant en scène une forme de trafic frontalier, assumé ou clandestin : la projection, effective ou fantasmatique, d'organes hors du corps.
En analysant ce passage, on espère contribuer à cerner certains effets propres au traitement moderne de l'organique, tant du point de vue de l'histoire littéraire que de celui d'une histoire plus générale des représentations. Le colloque, prévu le 14 octobre 2006, centré sur la littérature mais ouvert à toutes les disciplines, aura donc pour objectif de clarifier les enjeux de l'extériorisation des organes, en traversant à son tour une série de limites : celles qui distinguent chair et artefact, sujet et objet, identité humaine et monde inorganique, champ scientifique et espace artistique.


1. Circulation d'images

Pour une part, et c'est là sa version la plus ancienne, la projection est symbolique : elle relève d'une vision anthropomorphisme ou plus largement biomorphique, dans laquelle « le corps de l'homme est toujours la moitié possible d'un atlas universel » (Foucault, Les Mots et les choses), et qui nous fait voir du corps là où il n'y en a pas. Tout en se méfiant d'une telle posture, jugée parfois archaïque, la modernité a reconnu dans cette forme d'assimilation une dimension essentielle de notre approche du monde. Notre corps nous sert de référent selon un inévitable « principe d'Anthropie » (Paul Valéry, Cahiers), car « il ouvre la dimension où tout peut comparaître, l'échelle de la comparaison comme mode de la comparution » (Michel Deguy, « Le corps de Jeanne », Poétique n° 3, 1970). Si la poésie justifie ainsi l'un de ses champs métaphoriques privilégiés, le procédé se retrouve dans tous les genres. Au XIXe s., les nombreuses peintures de la ville comme corps organisé qui apparaissent, par exemple, chez Balzac ou Zola, en constituent des applications narratives, tandis que chez des penseurs comme Spencer, Lilienfeld ou Spengler, « le langage organique, abandonnant les dimensions de l'univers astronomique, trouve [] son lieu d'application au niveau de l'appréhension des sociétés humaines » (Judith Schlanger, Les Métaphores de l'organisme).
Mais cet anthropomorphisme interne est loin d'être resté stable dans le temps. Cette « subversion, quant aux frontières de l'externe et de l'interne, du devant et du dedans » (Georges Didi-Huberman, « Don de la page, don du visage ») constitue une forme de liaison interdisciplinaire rarement neutre, qui a notamment facilité, au XIXe sècle, la mise en scène de « pathologies » sociales. Or la découverte d'éléments organiques ou de fonctions insoupçonnées, liée à l'essor des connaissances médicales et biologiques, a fourni au XXe siècle de nouveaux comparants privilégiés, tels que les neurones ou les gènes, dont le succès métaphorique perpétue, en les modernisant, les rapprochements précédents, mais qui véhiculent aussi des valeurs propres, dont on privilégiera l'étude. Parmi elles, on a notamment assisté à une remise en cause de l'usage de l'organisme sain comme modèle d'ordre, une réaction qui, chez des auteurs comme François Jacob (La Logique du vivant) ou Félix Guattari et Gilles Deleuze (Capitalisme et schizophrénie), s'oppose potentiellement aux usages normatifs et totalitaires de ce système comparatif, et qui, chez de nombreux écrivains, sert à justifier des écritures anomiques.
Mais comment l'organique, invisible, peut-il servir de mesure ? Son usage comparatif a été à la fois modifié et promu par sa révélation croissante au regard. Sur le plan des pratiques médicales, la multiplication des moyens d'appréhension de l'intériorité vivante cette construction d'un corps « transparent » peut s'entendre comme un effet de projecteur : une part longtemps inaccessible, vouée à l'ombre du corps fermé ou de la mort anatomique, a fait l'objet de représentations de plus en plus nombreuses, relayées par une littérature et des arts visuels parfois fascinés par un tel objet et les moyens qui le révèlent. Dès 1917, Apollinaire place les techniques d'imagerie en tête de sa liste des innovations en attente d'une prise en compte poétique : « Quoi ! on a radiographié ma tête. J'ai vu, moi vivant, mon crâne, et cela ne serait en rien de la nouveauté ? » (« L'esprit nouveau et les poètes »). Entre fascination et malaise, en littérature, Thomas Mann cherche dans les mêmes images radiographiques un portrait de ses personnages, Régine Detambel propose des « blasons » des os humains, Christian Prigent explore le motif de l'écorché, et de nombreux récits de femmes traitent de la découverte hors de soi des étapes médiatisée de la gestation ; dans les arts visuels, Orlan inquiète les relations entre art et chirurgie, Wim Delwoye radiographie des gestes sexuels ; au théâtre, Romeo Castelluci projette sur la scène une endoscopie des cordes vocales de ses acteurs, et Valère Novarina médite sur La Chair de l'homme ou L'Origine rouge. Irruption dans l'espace esthétique, sinon cosmétique, de la création, l'organique conserve-t-il sa valeur dérangeante, abjecte, ou se voit-il irrémédiablement transformé, neutralisé ? Comment ces démarches s'articulent-elles à des oeuvres qui associent au contraire projection et horreur du dedans, notamment dans le cinéma gore ou fantastique, dont l'anatomie de la créature d'Alien, au sang acide, à la larve tout organique, et dont la gueule ne s'ouvre que sur une seconde mâchoire, plus mortelle encore d'être précisément projetable, fournit peut-être l'icône ?


2. Prospections

En marge des lectures anthropomorphiques ou des approches phénoménologiques, un certain nombre de thèses, en sciences humaines, identifient la production des artefacts humains à un phénomène de projection hors du corps de nos fonctions physiques et organiques, notamment les travaux importants d'anthropologues comme Lévy-Bruhl ou Leroy-Gourhan. Le premier analyse une pensée « primitive » dans laquelle les objets deviennent « le prolongement de la personne », ce que Warburg glosera en nommant incorporation un processus par lequel des objets « prolongent dans le domaine inorganique le sentiment d'identité du moi » une posture dont on pourrait chercher un écho chez Artaud ou Journiac. Dans l'approche paléontologique de Leroy-Gourhan, l'humanité, faisant de son évolution un processus d'externalisation progressive de composantes de plus en en plus internes et complexes, s'est dotée d'outils-membres (l'arme, la roue, le vêtement, la lunette, le téléphone, prolongeant et renforçant la dent, les membres, la peau, les yeux, la voix, etc.) puis d'outils-fonctions, assumant les tâches du cerveau : mémoire (livre, supports informatiques), calcul, « intelligence ». C'est cette thématique qui amène un écrivain comme Bernard Noël à associer livre ou peinture à des avatars charnels de leur auteur, avec lesquels le récepteur entre dans une relation physique autant qu'intellectuelle. L'interrogation sur le statut organique des artefacts recoupe ainsi la définition même de la création esthétique ; loin de se réduire à une thématique, elle engage une théorie poétique.
La création médicale de substituts de peau, de reins, de poumons artificiels, d'implants cochléaires ou de lentilles intra-oculaires a renforcé ce type d'approches, dont la forme ultime verrait l'avènement d'un corps recomposé, risquant de concurrencer l'humanité, en des projections qui relèvent de moins en moins de la fiction scientifique. L'une de ces projections dans le futur prévoit l'apparition d'un utérus artificiel, capable d'accueillir le développement de foetus entièrement contrôlés (motif traité aujourd'hui par Henri Atlan, dont on trouve déjà une image dysphorique dans Le Meilleur des mondes de Huxley) : à terme, c'est l'image d'une forme de vie presque totalement séparée de l'organique qui s'impose. Une autre de ces projections généralise des pratiques de greffe, d'interconnexion avec des organes « hors du corps » et pourtant indifféremment placés au-dehors ou au-dedans de lui. On pense et représente un organisme futur modulable, assemblage d'éléments hétéroclites innés, issus d'autres êtres ou conçus mécaniquement. Dans un mouvement de miniaturisation et de réinternalisation des machines-organes, ce corps se doterait de composantes améliorant ses performances, nous introduisant à une mutation ouvrant sur l'ère du post-humain et du cyborg, et tissant in fine des liens avec l'inhumain (comme dans eXistenZ (1999), de David Cronenberg, avec son pistolet organique et sa console de jeu « vivante » reliée à la colonne vertébrale des participants).
Or ces thèmes ont quitté le champ restreint de la science-fiction pour gagner la littérature générale, avec des auteurs comme Maurice Dantec ou David Foster Wallace. La fiction devient le lieu d'une interrogation sur notre ancrage organique, une crise qui conduit à travailler le langage de manière spécifique (en attaquant par exemple la notion de personne grammaticale). Littérature, cinéma et art contemporains s'attachent à mettre en relief tout à la fois la normalisation du biomécanisme, et le trouble que cette normalisation peut semer quant à la définition de l'humain. La science-fiction et le fantastique, mais aussi de nombreux artistes utilisant les nouvelles technologies ou relevant du bio-art, ont ainsi joué un grand rôle dans la diffusion de la nouvelle approche de l'homme engendrée par le développement des bio-sciences. Deux courants antagonistes, parfois internes à une même oeuvre, mettent l'accent tantôt sur l'augmentation des capacités physiques ou cognitives que ce développement est censé induire, tantôt au contraire sur la dénaturation de l'homme qu'il provoquerait.


3. Errances

On ne saurait enfin traiter de projection des organes sans se pencher sur un motif particulier, celui des organes vagabonds, quittant le corps pour mener une vie autonome. Ce thème est fortement présent dans la littérature lyrique, dans laquelle des organes sont souvent offerts ou perdus (« Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches / Et puis voici mon coeur, qui ne bat que pour vous, / Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches », écrit Verlaine dans « Green »), et où, plus généralement, corps interne et monde entretiennent une relation de porosité. Mais cette circulation constitue aussi une tradition romanesque, illustrée notamment par « Le Nez » de Gogol, et une tradition religieuse dans les récits consacrés aux reliques.
Quelles inflexions subissent ces formes au XXe siècle ? Comment se relient-elles aux notions psychanalytiques de déplacement et de symbole (phallique ou autre qu'on pense à l'Histoire de l'oeil de Bataille et à son commentaire par Barthes), pour donner lieu à des oeuvres proposant des métamorphoses organiques du monde externe ? Selon quelles modalités les fonctions naturelles de la consommation (de morceaux organiques) et de l'excrétion (de morceaux de soi) recoupent-elles l'idée de l'assimilation du produit culturel ou celle de l'expression de soi ?

***

Ce travail viendra clore définitivement les activités du séminaire interdisciplinaire « Organismes : écriture et représentations du corps interne au XXe siècle », un travail collectif coordonné depuis janvier 2003 par Hugues Marchal et Anne Simon, au sein du laboratoire UMR 7171 « Ecritures de la modernité » (Paris 3 Sorbonne nouvelle / CNRS). Il fera notamment suite à deux journées d'études, consacrée, pour l'une au mouvement inverse de pénétration aux « Voyages à l'intérieur du corps » (2004), et, pour l'autre, au « Discours des organes » (2005). Programme du séminaire annuel, actes et descriptifs des activités antérieures sont disponibles sur le site du projet.

Contact : Hugues Marchal (marchal.hugues@wanadoo.fr) et Anne Simon (annesimon@club-internet.fr)