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Perspectives sur la Perspective

Perspectives sur la Perspective

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Marc Perelman)

Perspectives sur la Perspective

La Perspective est loin d’avoir dit son dernier mot.

C’est fort de cette conviction que nous avons organisé l’an dernier à l’INHA le colloque Ville et architecture en perspective. Nous étions heureux que la Fortuna le fît coïncider avec le sixième centenaire de l’expérience inaugurale des tavolette, puisque c’est selon toute probabilité en 1413 que Filippo Brunelleschi réalisa les deux fameux tableautins, où selon la formule de son biographe Manetti, il « promut et expérimenta ce que les peintres nomment aujourd’hui perspective, car elle est la partie de cette science de la vision qui consiste à rendre avec exactitude et rationnellement la diminution ou l’agrandissement des choses qui résulte pour l’œil humain de leur éloignement ou de leur proximité[1] ». La richesse et l’extrême diversité des communications nous a confortés dans le sentiment qui était le nôtre, alors même que les contraintes d’organisation nous avaient imposé de restreindre le nombre d’interventions, et d’en encadrer strictement la durée. Et que, nous plaçant sous l’égide d’un Giulio Carlo Argan déclarant que « l’espace perspectif et le temps historique sont des coordonnées typiquement urbaines, de la Renaissance au siècle en cours », nous nous étions au principe focalisés sur les enjeux architecturaux et urbanistiques de la Perspective.

Nous avions d’emblée la volonté d’offrir aux intervenants la possibilité de proposer une version plus ample de leur propos dans le volume des actes du colloque, comme nous le leur avons annoncé.

Au vu du travail effectué les 19 et 20 décembre dernier, il nous semble opportun d’aller plus loin encore, et d’ouvrir à d’autres contributeurs l’accès au volume qui devrait recueillir les textes des intervenants. Après tout, 2015 sera l’année du centenaire de l’article intitulé Das perspektivisch Verfahren L. B. Alberti, paru en 1915 dans Kunstchronik, qui marque une première étape du travail conduisant Erwin Panofsky à La Perspective comme forme symbolique, paru 9 ans plus tard, et qui a complètement renouvelé l’approche de la question, ouvrant la voie aux travaux de Giulio Carlo Argan, d’Alessandro Parronchi, d’Hubert Damisch, et de bien d’autres. Pourquoi ne pas, par exemple, donner enfin dans ce volume des traductions d’articles essentiels sur la question perspective encore inaccessibles en français ? Nous avons déjà quelques idées (ne fût-ce que celle de traduire l’article initial de Panofsky…), mais nullement la prétention d’avoir repéré tout ce qui se justifierait dans ce registre, et sommes ouverts à toutes les propositions. L’objectif est de faire que le volume en préparation offre un panorama aussi large que possible de l’état de la réflexion sur une Perspective dont à l’évidence Panofsky a eu le nez creux en proposant d’y reconnaître une forme symbolique, alors même que les avant-gardes artistiques du temps n’y voyaient au mieux qu’un code figuratif parmi d’autres, dépassé ou dont il convenait de débarrasser l’Art pour tout de bon.

Selon John Golding, l’« une des plus grandes inventions de la peinture cubiste, la cristallisation en une seule image de plusieurs vues d’un même objet pris sous des angles divers[2] », marque « le rejet de la perspective qui conditionnait toute la peinture occidentale depuis la Renaissance[3] ». À propos de la seconde des trois versions de son Viaduc de l’Estaque[4], Braque déclara significativement à Jacques Lassaigne : « Je dis adieu au point de fuite. Et, pour éviter une projection vers l’infini, j’interpose des plans superposés à faible distance, pour faire comprendre que les choses sont l’une devant l’autre au lieu de se répartir dans l’espace[5] ». Et son ami Picasso, retour en 1935 de l’exposition Les Créateurs du Cubisme, déclarait à Kahnweiler : « Il n’y a pas de cubisme dans tout ça. Tout me dégoûte, mes propres choses les premières. Il n’y a de bien que les papiers collés de Braque et le tableau de Raynal. Tout le reste, c’est de la peinture. Les tables peintes sont même en perspective, au fond[6]. » Des tables « peintes en perspective » : horresco referens ! Le même Picasso, évoquant « la différence des textures »[7], déclarerait ensuite à Françoise Gilot : « Pourquoi évoquer ces différences avec de monotones touches de peinture à l’huile et chercher à “rendre” le visuel grâce à des conventions torturantes et rhétoriques : perspective, etc.[8] » La Perspective, voilà l’ennemie, pour celui qui incarne à lui seul l’esprit de l’avant-garde au xxe siècle. Au regard de quoi on ne saurait qu’admirer l’audace avec laquelle Panofsky a su être intempestif avec La Perspective comme forme symbolique ! Après tout, « Le Cubisme est sans doute le mouvement le plus décisif de l’histoire de l’art moderne[9] »…

Nous souhaitons donc que le volume qui se prépare ne se cantonne pas à la thématique du colloque, Ville et architecture en perspective, et offre un panorama de la Perspective dans tous ses états, où pour s’en tenir aux champs, la Peinture ainsi que la Photographie et le Cinématographe, dont Hubert Damisch a si bien montré ce qu’ils doivent à la Perspectiva artificialis, auraient pleinement leur place.

Mais pas seulement.

On se souviendra par exemple que dans la septième conférence du Livre XI du Séminaire, intitulée L’anamorphose, Lacan déclarait que « nous ne pouvons pas ne pas voir la relation [des recherches sur la perspective] avec l’institution du sujet cartésien qui est lui aussi une sorte de point géométral, de point de perspective[10] ». Facétie de celui que lia une longue amitié avec Salvador Dali, maître perspecteur dans Le Christ de Saint Jean de la Croix[11], peint en 1951 ? Pas sûr : après tout, dans son De Artificiali Perspectiva, deuxième traité de perspective à avoir été imprimé, en 1505, le chanoine Jean Pèlerin, dit le Viator, qui fit aussi œuvre d’architecte, écrit que « le point principal en perspective doit estre constitué [placé] au niveau de l’ueil [œil] : lequel point est appelé fixe ou subject[12] ». Le subject du Viator, c’est bien le point de vue, à partir duquel peut s’ordonner la construction perspective – mais ce subject-là a plus qu’un lointain rapport de vague homonymie avec celui que la philosophie commencera à nommer ainsi à la suite de Kant. Et cela pourrait ouvrir d’intéressantes perspectives sur le Bâtir d’un Heidegger qui dans Être et temps, cite favorablement la parole du comte Paul York von Wartenburg selon laquelle « L’“homme moderne”, c’est-à-dire l’homme depuis la Renaissance, est prêt à aller en terre », et n’éprouvait qu’une sympathie mitigée pour un Descartes promoteur de la conception d’un homme sujet – héritier de l’homme « observateur et opérateur des choses [speculatore e operatore delle cose][13] » d’Alberti, et de l’homme « universi contemplator »[14] de Giovanni Pico della Mirandola.

Sans probablement que son concepteur ait lu le De re ædificatoria, ou en ait même eu vent, le Bâtir heideggerien peut à bien des égards apparaître comme une machine de guerre lancée au nom du refus de la philosophie du sujet contre ce qu’Alberti, premier théoricien de la Perspective, nommait l’Édifier – vocable dont sa compétence de latiniste interdit de penser qu’il fut choisi au hasard. La piste mériterait d’être creusée, en un temps où la recherche obsessionnelle de l’originaire, le souci superstitieux de la communauté, et choses semblables, paraissent offrir un refuge contre une mondialisation dont on peut ne pas être nécessairement enthousiasmé par la forme d’universalisme qu’elle promet et promeut !

À ces pistes thématiques et transversales, dont les travaux conduits les 19 et 20 décembre dernier ont amplement montré la fécondité, devraient venir s’entrelacer des pistes plus monographiques, dont un certain nombre a été pointé durant ces deux journées de travail, et ne pourront donc que gagner à être approfondies. Mais certaines n’ont guère été abordées, d’une façon dont nous avions dit lors de notre intervention d’ouverture qu’elle nous avait surpris. Il nous paraîtrait souhaitable qu’une publication visant à offrir un état des lieux s’agissant des recherches sur la Perspective n’ignore pas celui qui en est l’inventeur : Filippo Brunelleschi, déjà curieusement tenu à l’écart par Panofsky dans son travail inaugural, mais dont Argan déclarait « impossible de distinguer les recherches […] sur la perspective de son activité architecturale[15] », dans la mesure où « la perspective n’est pas simplement une théorie mais l’essence de [son] architecture[16] » – le démontrant avec brio dans la monographie qu’il lui a consacrée en 1955, et dont ailleurs, il écrit suggestivement, liant étroitement architecture et urbanisme, qu’il « avait été en un sens le concepteur et le constructeur[17] » de Florence.

Il ne s’agit là pour nous, au moment même où nous commençons à collationner les versions écrites complètes des interventions des participants du colloque de décembre dernier, que d’émettre un certain nombre d’hypothèses. Mais nous sommes a priori ouverts aux suggestions, pour peu qu’elles s’inscrivent dans le cadre ici rappelé.

 

Philippe Cardinali

Marc Perelman.

 

Les articles devront nous parvenir au plus tard fin juin 2015. Ils ne devront pas excéder les 50 000 signes (espaces comprises). En cas de recours à des illustrations, les auteurs devront nous indiquer leurs sources et s’intéresser aux droits de reproduction.

 

[1]. Antonio Manetti, Vie de Filippo Brunelleschi, in Filippo Brunelleschi, 1377-1446, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 3e édition, 1985, p. 68-74.

[2]. John Golding, Le Cubisme, Paris, Éditions René Julliard, 1964, ch. II, p. 84.

[3]. Ibid.

[4]. Georges Braque, Arbres et viaduc (Le Viaduc de l’Estaque), Paris, fin 1908, huile sur toile, 73x60 cm, Londres, The Rupert Corporation.

[5]. In Jacques Lassaigne, Un entretien avec Georges Braque [1961], XXe Siècle, n° 41, décembre 1973, p. 4.

[6]. Daniel-Henry Kahnweiler, Entretiens avec Picasso, 29 bis, rue d’Astorg, 9 mars 1935. In Pablo Picasso, Propos sur l’art, p. 76.

[7]. Ibid.

[8]. Ibid.

[9]. http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-cubisme/Cubisme.htm

[10]. Jacques Lacan, Le Séminaire, L. XI, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 81.

[11]. Salvador Dali, Le Christ de Saint Jean de la Croix, 1951, huile sur toile, 205x116 cm, Musée et Galerie d’Art de Glasgow.

[12]. Jean Pèlerin Viator, De Artificiali Perspectiva, ch. II, f° 2 r°. In L. Brion-Guerry, op. cit., p. 175.

[13]. Leon Battista Alberti, I libri della famiglia, L. II, l. 1756-57, Torino, Einaudi editore, 1994, p. 161. Traduction Maxime Castro, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. 152.

[14]. Jean Pic de la Mirandole, Oratio de dignitate hominis, § 4, Œuvres philosophiques, Paris, P.U.F., Épiméthée, p. 5.

[15]. Giulio Carlo Argan, « L’Architecture de Brunelleschi et les origines de la théorie perspective au xve siècle », in Architecture et perspective chez Brunelleschi et Alberti, Lagrasse, Verdier, « Art et architecture », 2004, p. 19.

[16]. Ibid., p. 41.

[17]. Giulio Carlo Argan, « Le traité De re ædificatoria », in L’Histoire de l’art et la ville, Paris-Lagrasse, Les Éditions de la Passion/Verdier, 1993, p. 87.