Essai
Nouvelle parution
P. Rossi, Manger. Besoin, désir, obsession

P. Rossi, Manger. Besoin, désir, obsession

Publié le par Marc Escola

Manger - Besoin, désir, obsession
Paolo Rossi

Patrick Vighetti (Traducteur)

DATE DE PARUTION : 12/04/12 EDITEUR : Arléa COLLECTION : Littérature étrangère ISBN : 978-2-86959-977-2 EAN : 9782869599772 PRÉSENTATION : Broché NB. DE PAGES : 161 p.


Il suffit de prêter attention un instant à la multiplicité des métaphores alimentaires que nous utilisons au quotidien pour nous rendre compte de la puissance anthropologique et culturelle que porte le fait de manger, et de la façon dont se vivent à travers la nourriture des désirs primaires et des émotions profondes. Notre imaginaire est habité par la figure de Chronos dévorant ses enfants, le jeûne du Vendredi Saint, les grandes famines, les tueurs en série qui enfreignent le tabou des tabous en consommant leurs victimes, le visage des enfants affamés, les vampires, l’obésité, la bouffe industrielle et l’exhibition sadique du corps anorexique. Jouissance raffinée, nécessité dramatique, obsession pathologique : tel est l’univers complexe que Paolo Rossi nous décrit de façon magistrale en suivant les différents modes de conjugaison de ce verbe qui a marqué l’histoire de l’humanité.

 

*  *  *

Dans Libération du 18/4/12, on pouvait lire cet article de R. Maggiori:

Nourrir de plaisir

La nécessité, le délice, le dégoût, l’envie de manger par le philosophe Paolo Rossi

Par ROBERT MAGGIORI

Quand on ne pense qu’à manger, on ne pense pas que manger fait penser - que le fait de manger, mixte de nature et culture, est au coeur de la pensée de l’homme, de ses désirs primaires, de ses émotions, ses jouissances, ses répulsions et son imaginaire. Il échappe à toute discipline particulière, et les mobilise toutes, la sociologie, la psychologie, la religion, la diététique, l’histoire, la chimie, l’agriculture, l’anthropologie, la médecine… Le langage en a été «dévoré» : on avale des couleuvres, on dévore des livres, on rumine sa colère, on savoure des spectacles ou on s’en mord les doigts d’y être allé, on gobe tout, on cuisine un suspect, c’est une bonne pâte, la crème des hommes, on le mangerait tout cru, ce loupiot, parfois on fait des boulettes, et, cerise sur le gâteau, ça reste dans la gorge, on vomit des injures si quelqu’un crache dans la soupe, et si on n’a rien à se mettre sous la dent, les heures semblent aussi longues qu’un jour sans pain…

Culte léthifère. Manger est le dernier livre de Paolo Rossi, professeur émérite de l’université de Florence, disparu le 14 janvier. Il est l’un des plus importants philosophes et historiens des sciences italiens, qui, spécialiste entre autres de Francis Bacon et Giambattista Vico, a consacré son oeuvre, largement traduite (1), aux révolutions scientifiques et au «passage», entre le XVIe et le XVIIe siècle, de la magie à la science, en concentrant son attention sur la technique, les machines, les arts cabalistiques et logiques de la mémoire. Qu’on ne craigne pas cependant que Manger soit un traité érudit : il est écrit sur le ton affable et simple de la conversation, et propose comme des étapes-relais, plus ou moins rapides, sur l’infini territoire de la «jouissance raffinée», la «nécessité dramatique» et l’«obsession pathologique» auxquelles renvoie l’acte de se nourrir, de ne pas pouvoir, ou vouloir, se nourrir. Envisagé du point de vue de l’histoire des idées, il révèle des réalités et des légendes «pleines d’éléments plaisants», mais également «des horreurs, parfois inimaginables».

Aussi, à suivre Paolo Rossi, ne fait-on pas une promenade gastronomique. On rencontre des adeptes de la philosophie chic du slow-food et des condamnés aux fast-foods. Des vampires, des ogres et des cannibales. Des «apocalyptiques de la mondialisation» et des «primitivistes» nostalgiques, aux yeux desquels, avant, tous les aliments étaient naturels et sains. Des «visages d’enfants faméliques», des «tueurs en séries qui dévorent le corps de leurs victimes», des «saintes qui poussent le jeûne à son paroxysme», des obèses et des boulimiques, des grévistes de la faim, des addicts des régimes et des populations qui meurent de faim. Ou des jeunes filles qui, (dés)informées par des milliers de sites glorifiant l’équation beauté = maigreur, s’adonnent au culte léthifère d’Ana, «cette divinité monstrueuse» dont la religion présente l’anorexie «comme l’aboutissement d’un choix héroïque et comme une forme de vie supérieure», une toute-puissance capable de parvenir au «contrôle absolu» de la nature et de la biologie. Le philosophe truffe son propos de références à la mythologie, à la littérature (Montaigne, Calvino, Herta Müller, Pasolini…), au cinéma, à l’histoire de la médecine, à des faits de société, des «cas» psychanalytiques - mais également à des découvertes récentes en neurobiologie.

Croquant. Il n’est pas sûr qu’elles puissent répondre aux questions essentielles («Pourquoi les enfants préfèrent-ils les frites aux légumes verts ?» ou «Qu’est-ce qui rend le chocolat irrésistible ?»). Mais ces recherches ont déjà permis que l’umami, correspondant au goût du glutamate, s’ajoute aux quatre saveurs fondamentales, le sucré, le salé, l’acide et l’amer, lesquelles ne rendent évidemment pas raison de tout ce qui entre en jeu lorsqu’on mange, avec la bouche, les yeux, les mains, le nez : à savoir les sensations de piquant, d’irritant, d’astringent («provoquées par la moutarde, l’ammoniac, le piment»), de croquant, de friable, de crémeux, de musqué, de camphré, de mentholé, de méphitique… Saura-t-on jamais dire, en termes précis, le besoin, le désir, le dégoût et le plaisir de manger, qui «naissent au sein de réseaux neuronaux se superposant les uns aux autres» ? Ce qu’on gagnerait en scientificité, si on le savait, on le perdrait en poésie, note ironiquement Paolo Rossi. Qu’on laisse donc les sommeliers parler d’huile muette, aérienne, concave, convexe, fugace, grosse, maigre, sévère, vibrante, tendue, blette, féminine…

(1) http://paolorossimonti.altervista.org/Paolo_Rossi/Bibliografia.htm.