Essai
Nouvelle parution
P. Manent, Le Regard politique

P. Manent, Le Regard politique

Publié le par Marc Escola

Le regard politique
Pierre Manent
Bénédicte Delorme-Montini (Interviewer)


Paru le : 29/09/2010
Editeur : Flammarion
ISBN : 978-2-08-123749-0
EAN : 9782081237490
Nb. de pages : 268 pages

Prix éditeur : 18,00€


"Aujourd'hui, la faculté humaine qui reçoit toute l'approbation, c'est l'imagination.

Or je n'ai pas d'imagination, je ne suis pas un artiste et je n'ai pas l'ambition de créer. En revanche, je voudrais comprendre. Comprendre quoi? Comprendre ce qui est. Or comprendre ce qui est ne motive guère les hommes d'aujourd'hui. Rousseau, grand maître des Modernes en cela, disait: "Il n'y a de beau que ce qui n'est pas." Au fond, pour moi, c'est le contraire, je né suis intéressé que par ce qui est.

Et c'est peut-être pour cette raison que, au moins depuis ma maturité, je n'ai jamais été de gauche: la gauche préfère imaginer une société qui n'est pas, et j'ai toujours trouvé la société qui est plus intéressante que la société qui pourrait être. " Depuis une trentaine d'années, Pierre Manent creuse un sillon aussi original que discret dans le paysage intellectuel français. Ces entretiens veulent en restituer le mouvement et les étapes: la passion précoce pour la politique éveillée par un père communiste; la découverte de la religion catholique dans la khâgne toulousaine de Louis Jugnet; l'entrée à Normale Sup et le choix de la philosophie politique; la rencontre décisive avec Raymond Aron; la fondation de la revue Commentaire...

Ainsi viennent au jour les caractères d'une démarche personnelle: la lecture inlassable des grands auteurs, la conviction qu'une science politique demeure possible à l'ère du relativisme, un certain " regard politique ", enfin, qui rend intelligible le monde contemporain. Ces entretiens sont une vivante introduction au travail de Pierre Manent, et notamment aux Métamorphoses de la cité qui paraissent simultanément.

Les deux livres partagent en somme la même ambition: "Toute notre histoire, se déployant à partir de notre nature politique, voilà ce que je voudrais donner à voir et à comprendre."

Sommaire:

APPRENTISSAGES
PHILOSOPHIE, POLITIQUE, RELIGION
DU MOMENT MODERNE A L'HISTOIRE OCCIDENTALE
ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE POLITIQUE
LE COMMUN ET L'UNIVERSEL

L'auteur:

Pierre Manent est directeur d'études à l'EHESS.
Membre fondateur de la revue Commentaire, il a publié une dizaine d'ouvrages parmi lesquels le Cours familier de philosophie politique (2001) et La Raison des nations (2006). Spécialiste en science politique, Bénédicte Delorme-Montini collabore régulièrement à la revue Le Débat. 


*  *  *

On peut lire sur le site de Libération cet article en date du 30/12/2010:

La politique, une affaire de nombres

Critique

De la cité grecque à la nation moderne, l'analyse de Pierre Manent

Par ERIC AESCHIMANN

Pierre Manent est un anti-Moderne subtil. A l'amour du présent, il oppose, non sans ironie, les charmes du passé révolu. Universitaire discret, il était sorti du bois en 2006, après le référendum de la Constitution européenne, avec la Raison des nations, plaidoyer «de droite» contre la construction européenne, qui lui valut des critiques acerbes, y compris chez ses amis. Avec les Métamorphoses de la cité, il poursuit son investigation sur l'histoire des formes politiques. Fruit d'un séminaire tenu à l'EHESS et nourri d'exégèses d'Homère, Aristote, Cicéron, Machiavel ou Rousseau, l'ouvrage n'est pas toujours facile. Pour en saisir la force, il faut garder en mémoire l'avertissement initial : «Au lieu de voir l'histoire courir complaisamment vers nous, vers les grandeurs et les misères de notre démocratie, je l'ai vue de plus en plus nettement se déployer à partir de cette prodigieuse innovation», la cité grecque, cette « première production du commun». Regarder notre époque avec les yeux des Anciens, tel est l'enjeu.

Tripartition. En bon disciple de Léo Strauss, Manent commence par récuser les réflexes sociologiques. Pour lui, les individus préexistent aux structures et Hésiode et Homère furent, au sens propre, les «éducateurs de la cité». Non seulement leurs descriptions des Dieux sont de véritables inventions, datables et attribuables, mais l'Illiade, lorsqu'il y est question de la cité en formation, propose d'emblée une tripartition sur laquelle la science politique continue de vivre : le «grand nombre» (le peuple, la démocratie), le «petit nombre» (l'oligarchie) et l'«un» (la monarchie). De même, la guerre y apparaît clairement comme l'opérateur de la cité, parce qu'elle oblige ces trois catégories à produire du commun. C'est tout l'art d'Ulysse, quand les troupes d'Agamemnon désertent, de s'adresser au «petit nombre» avec certains arguments et au «grand nombre» avec d'autres. N'appartenant ni aux uns ni aux autres, Ulysse est le «prototype du sage et pour ainsi dire [la] première version de Socrate». C'est le premier penseur politique.

L'articulation du «grand nombre» et du «petit nombre» est le fil rouge de l'ouvrage, sous le nom de «régime mixte». S'appuyant sur une lecture paradoxale et assez fascinante de Rousseau, Manent montre que l'existence du «groupe des riches» (ou, comme on dira plus tard, les «deux cents familles», on reste bien dans la logique du petit nombre) est une condition nécessaire à la fabrication du commun. Le riche veut s'enrichir ; ce faisant, il se rend vulnérable à l'envie du pauvre ; pour se protéger, il invente des règles communes qui limitent, mais aussi légitiment, la demande d'égalité du pauvre. D'où l'idée que «l'institution politique est essentiellement liée à la domination sociale, elle ne saurait s'en détacher complètement». Au passage, on retiendra une délicieuse définition du bourgeois par Alan Bloom : «Le bourgeois, c'est celui qui, dans ses rapports avec les autres, ne pense qu'à lui-même et, dans ses rapports avec lui-même, ne pense qu'aux autres.»

Concurrence. Le modèle initial de la cité se développe. Chez les Romains, elle devient l'empire ; avec les Lumières, elle prend la forme de la nation. Les phases d'épanouissement alternent avec les impasses, voire les temps de flottement - le Moyen Age fut avant tout une période sans forme politique. C'est en décrivant cette longue histoire que, paradoxalement, Manent dessine l'image du monde contemporain. Ainsi, concluant la partie sur la cité grecque, il remarque que, dans les sociétés de concurrence économique, nous subissons une double injonction. Chacun est tenu pour égal, mais se doit d'être toujours plus performant et donc plus inégal.«Compatissant et compétitif, tel est le héros de notre temps.»

Nature. Plus loin, il observe que l'empire romain fut une formidable machine à garantir la part du pauvre et à permettre au riche de devenir aussi riche qu'il le voulait, et que ce déséquilibre était compensé par les ressources tirées de son extension territoriale. Or, la structure n'a guère changé depuis, à ceci près que, «si notre régime mixte ne tombe pas en dépit de son déséquilibre permanent, c'est qu'il ne cesse de courir après la "croissance" qui permet de satisfaire les revendications du grand nombre sans tuer ni voler les riches, et même en permettant à ces derniers de devenir plus riches encore.» Dans la production du commun, la destruction de la nature a remplacé la guerre.

Dans un livre d'entretiens qui paraît au même moment, Pierre Manent raconte son enfance dans une famille communiste, sa découverte du christianisme, sa conversion au libéralisme, sa proximité avec Raymond Aron, dont il fut l'assistant au Collège de France. De ce parcours tout entier consacré à la spéculation intellectuelle et théologique, on entend les échos dans la conclusion des Métamorphoses de la cité. Le philosophe n'y cache pas la perplexité que lui inspire l'avènement d'une Europe cimentée par la «religion de l'humanité». Elevée à la place laissée vacante par les Dieux, cette religion de l'humanité «est dépourvue de portée politique», écrit-il. Et l'on comprend alors que Manent est, plus que tout, un passionné de politique. C'est le trait commun des anti-Modernes, et ce n'est pas là le moindre de leurs charmes."