Essai
Nouvelle parution
P.-D. Huyghe, Modernes sans modernité

P.-D. Huyghe, Modernes sans modernité

Publié le par Arnauld Welfringer

Pierre-Damien Huyghe

Modernes sans modernité. Eloge des mondes sans style

Editions Lignes, 2009

128 p.

14€

Isbn 13 (ean): 978-2-35526-035-3


Àla phrase fameuse de B. Latour – suivant laquelle «  nous n'avonsjamais été modernes  » –, Pierre-Damien Huyghe, rappelant la parentélexicale entre «  modernisation  » et «  modification  », oppose l'idéeque nous avons au contraire toujours été modernes, car les humains,faits pour vivre de techniques, inventent sans cesse et peuvent ainsiindéfiniment toucher à leurs conditions de vie.

Celivre est issu d'un séminaire conduit par l'auteur au Centre Pompidou àla demande de Bernard Stiegler en 2005-2006 et qui avait pour propos,une trentaine d'années après l'ouverture d'un Centre initialement vouéà la «  création industrielle  » de faire le point sur cette vocationinitiale et sur le rapport aux modernes et à la modernité qui l'avaitsoutenue. Nombre de propositions développées entre-temps se sontformées contestant la validité des conceptions de l'époque.L'innovation a pris la place de la création industrielle, l'idée desociété ou d'économie postindustrielle a paru acceptable et la notionde postmodernisme ou de postmodernité est devenue une référence quasiobligée.

Sans vouloir en aucune façon revenir trente ans enarrière ni soutenir la conception «  moderne  » qui a pu être celle duprésident Pompidou, le présent ouvrage propose une réflexion critiquesur l'évolution du vocabulaire dominant relatif à la « modernité ». Sonobjet est de discuter quelques-uns des fondements théoriques etméthodologiques des pensées qui ont conduit à considérer comme dépasséecette notion, en particulier celles d'Ulrich Beck en Allemagne, deBruno Latour en France, de Fredric Jameson aux États-Unis et, à unmoindre degré, de la récente École d'économie de Paris.

À la phrase fameuse de B. Latour – suivant laquelle«  nous n'avons jamais été modernes  » –, Pierre-Damien Huyghe,rappelant la parenté lexicale entre «  modernisation  » et«  modification  », oppose l'idée que nous avons au contraire toujoursété modernes, car les humains, faits pour vivre de techniques,inventent sans cesse et peuvent ainsi indéfiniment toucher à leursconditions de vie. La question, à partir de laquelle se construit, dansModernes sans modernité, la critique des usages dela notion de postmodernité, particulièrement celui qu'en faitFredric Jameson, auquel est consacré le dernier chapitre, est celle desavoir dans quelles conditions la représentation de ces changements estpertinente.

Le plus souvent, on attend que, dans les représentations, du sens soit donné. Modernes sans modernitéopère une critique de cette attente et pose que la «  modernité  »,dont il rappelle la signification précise lors de l'introduction du motdans la langue au XIXe siècle, a procédé d'une suspension dessignifications au profit de ce que l'auteur nomme ici des«  aperçus  ». Ces aperçus sont esthétiques. Ils ne visent pas d'abordl'inscription des phénomènes d'époque dans le symbolique, maisl'authentification de ces phénomènes. Il s'agit, lors de pousséestechniques où se modifient les rapports à l'espace et au temps, etquitte à « manquer de style », de faire brèche dans les processusreprésentationnels pour découvrir les nouveaux matériaux del'expressivité et les nouvelles formes de la perception. C'est ainsique, pour Pierre-Damien Huyghe, la culture opère sa « mise à jour ».

En proposant de faire l'éloge «  des  » mondesdépourvus de style, celui-ci affirme, par le pluriel de l'expression,que la situation d'allure récente et contextualisée de perte desrepères stylistiques est en fait récurrente. En se référant à diversessituations historiques, il établit qu'une forme de conscience esttoujours liée aux oeuvres et productions en mal de style. La«  modernité  » de Lessing opposée au néo-classicisme de David auXVIIIe siècle est l'une de ces situations  ; la formation d'une idéed'architecture sans art chez Viollet-le Duc au XIXe siècle, uneautre  ; le passage à une peinture «  sans objet  » avec Kandinsky auXXe siècle, une troisième. Mais ce genre de questions n'est pas réservéau champ de l'art. Il concerne également des situations d'usagequotidien  : le design (la modernité de la Citroën DS opposée au styled'autres automobiles), l'architecture (Beaubourg contre l'immeuble TF1ou la Cité des sciences), la langue (l'écriture des écrans contre laforme «  livre  »), etc. L'auteur montre qu'à chaque fois,contrairement à l'idée répandue selon laquelle la modernité procèded'une table rase, se joue le sort d'une fidélité sans concession etd'un rapport sans illusion au passé.

La thèse, que résume le titre, Modernes sans modernité,est que l'éloignement si souvent revendiqué aujourd'hui de toute espècede modernité relève d'un leurre. Des modernes sans modernité seraientdes hommes décalés, en discordance, à la fois poussés dans un autremonde par les modifications effectives de leurs conditions et formes devie, et retenus dans un autre par les fictions de leurs représentations.

Pierre-Damien Huyghe est professeur à l'universitéParis 1 - Panthéon - Sorbonne, responsable du Master recherche « Designet environnements ». Il est notamment l'auteur de Le différend esthétique, Circé, 2004 ; L'Art au temps des appareils (dir.), L'Harmattan, 2006 ; Éloge de l'aspect, Mix, 2006.

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On peut lire sur le site laviedesidees.fr un article sur cet ouvrage:

"Nous avons toujours été modernes", par A. Boissière.

Ainsi que prendre connaissance d'un entretien sur le site La Vie manifeste : 

Modernes sans modernité