Revue
Nouvelle parution
Observations de la langue, théories et pratiques (Pratiques, n°123-124)

Observations de la langue, théories et pratiques (Pratiques, n°123-124)

Publié le par Camille Esmein (Source : André Petitjean)

PRATIQUES, n° 123-124, décembre 2004
Observations de la langue, théories et pratiques
Enjeux
Les nouvelles instructions officielles qui, de 1996 à 2002, ont reconfiguré l'enseignement du français au collège, au lycée, et, pour finir, à l'école élémentaire, ont pris le parti de renforcer l'usage du mot langue et d'effacer ou de réduire celui de grammaire (au sens ancien de grammaire de phrase). La perspective adoptée, commune à tous les cycles d'enseignement, est double : c'est d'une part l'idée que le travail en langue n'a d'intérêt que s'il est relié aux discours, finalisé par eux, et c'est d'autre part l'idée que ce travail sur la langue repose sur une démarche construite d'observation. Cette réorientation tout particulièrement sensible dans l'observation réfléchie de la langue du primaire en lieu et place de l'ancienne grammaire a été dictée par des enjeux à la fois théoriques et pratiques. Les enjeux théoriques sont ceux qui ont par étapes introduit dans les programmes d'enseignement les problématiques de l'énonciation et des types de textes (aujourd'hui, formes de discours). Les enjeux pratiques se résument dans le principe de solidariser davantage (décloisonner) les sous-disciplines de la matière français (lecture, écriture, langue), pour simultanément finaliser les apprentissages, renforcer les activités et les savoir faire, relativiser les savoirs déclaratifs, abstraits et généraux, et s'appuyer sur des pratiques langagières effectives, y compris dans d'autres disciplines ; on privilégie désormais les buts et le medium de la communication (les intentions signifiantes et la restauration de l'oral), et l'on attend, par une sorte de raccourci rhétorique qu'on pourra estimer abusif, que le sens ainsi retrouvé des énoncés et des discours, via les situations contre des artefacts formels ressentis comme abstraits et privés de sens, contribue à redonner du sens aux activités consacrées à la langue des textes et des discours. Si l'on ne peut qu'adhérer aux principe général d'un tel recadrage, il est en revanche nettement plus difficile de se satisfaire de la cote mal taillée laissée à la « grammaire de phrase », recouverte en l'état (terminologie, procédures d'analyse, finalité orthographique) par la grammaire du discours, au nom du niveau englobant de cette dernière.
Le présent numéro de Pratiques, reprenant à son compte le concept d'observation(s) de la langue, s'emploie à montrer qu'il reste bien du travail à faire, en recherche et en formation, si l'on veut ajuster les contenus d'enseignement aux pratiques et aux besoins langagiers des élèves. Certains impensés théoriques et pratiques demeurent en effet, et il convient de ne pas les masquer sous couvert d'une option idéologique qui, certes généreuse, pourrait se retourner contre ses auteurs si on laissait planer un tant soit peu l'idée que l'intuition linguistique des élèves assortie à des manipulations mécaniques exercées sur n'importe quelle unité de langue ou de discours (commutation, déplacement, etc., appliqué au phonème comme au paragraphe) suffisaient à renforcer les compétences linguistiques en production et en réception.


Objets


Envisageons d'abord les phénomènes ou les faits de langue qui sont supposés faire l'objet des observations. Le sommaire prend soin de diversifier l'empan, plus ou moins général ou étroit, de l'observation et de l'objet visé. À empan large sont assurément ces grammaires fonctionnelles introduites par Bernard Combettes ; l'auteur vient étayer l'idée réconfortante que les ressources théoriques d'une matière grammaticale renouvelée existent bel et bien, puisqu'un certain nombre de modèles linguistiques accessibles présentent l'intérêt d'articuler des niveaux d'analyse (phrase, texte, discours) que nos pratiques actuelles tendent à dissocier ou à amalgamer. On relèvera simplement ici le bénéfice que l'on devrait tirer d'une connexion mieux pensée entre l'ordre du syntaxique et l'ordre du sémantique, sur la base de l'examen des relations prédicatives. À empan plus étroit, mais non moins passionnants, sont les faits syntaxiques et lexicaux retenus respectivement par Pierre Le Goffic et Denis Apothéloz. Le premier procède à l'étude minutieuse et argumentée des tours en ce qu-, illustrant la carence du français contemporain qui se prive de quoi mais qui supplée à l'absence de la forme par des subordinations en ce qu- qui s'apparentent tantôt aux percontatives (j'ignore ce qui t'arrive), tantôt aux intégratives (je tiens à ce que tu sois là ). L'analyse conduite ici est dans le droit fil des précédentes (Grammaire de la phrase française, 1993) dont nous ne saurions trop recommander la rigueur et l'intérêt. L'article de Denis Apothéloz partage avec celui de Pierre Le Goffic l'objectif d'unifier le modèle explicatif d'un item en apparence polyvalent. En l'occurrence il s'agit du préfixe RE- qui, dans la perspective constructionnelle adoptée, revient à ce que l'auteur décrit comme un « foncteur » associé à une « variable » (la base lexicale du verbe) dont l'effet de sens fondamental (« à nouveau ») se réalise à travers quatre situations, itératives (recommencer) ou annulative (redescendre vs monter). Là encore, cet article prolonge des recherches engagées par l'auteur depuis longtemps et auxquelles l'ouvrage La construction du lexique français (Ophrys, 2002) offre une excellente entrée en matière. Les contributions enfin de Annie Kuyumcuyan et de Véronique Paolacci et Claudine Garcia-Debanc reviennent à un champ de vision plus large, puisqu'elles s'attaquent l'une puis les deux autres à des « parents pauvres » de notre enseignement, l'oral et la ponctuation. On retient que les problématiques, de façon plus ou moins explicite (les démarches de formation) ou indirecte (les manuels), soulèvent la question de la formation des maîtres et des savoirs savants à convoquer quand il s'agit d'enseigner ce qui relève plus du procédural que du savoir strictement déclaratif.


Démarches


Mais les observations sur la langue sont également, bien sûr, le fait des élèves eux-mêmes, c'est ce que montrent successivement les travaux de Pierre Peroz et Mireille Delaborde, Marie-Laure Elalouf et Noëlle Cordary. Représentations, acquisitions et apprentissages en matière de langue et de métalangue fondent des analyses convergentes qui tendent à accréditer l'idée que le raisonnement sur l'énoncé (au besoin sous la forme de comparaisons) doit, en classe, l'emporter sur le résultat, et que les observations recueillies témoignent de la part des élèves concernés d'une sensibilité à la forme-sens qu'on ne soupçonne pas toujours assez.
Reste que les productions écrites des élèves méritent en tant que telles d'être observées. Sylvie Plane et Marceline Laparra s'attèlent à la tâche du point de vue des savoir faire lexicaux. Capacités définitionnelles d'une part et attribution d'un hyperonyme à des séries lexicales de noms d'animaux de l'autre, constituent les deux situations-problèmes étudiées, dans une perspective qui associe les propositions didactiques à une théorie du vocabulaire actif non coupée des structures de réalisation. Pour clore le numéro, mon propre article fait écho aux précédents, dans la mesure où j'essaie de comprendre, à partir d'écrits d'enfants, les voies par lesquelles le discours et les énoncés verbaux se conforment mutuellement. L'hypothèse de parvenir à repérer une stratégie scripturale dominante dans un écrit d'élève pourrait aider à repenser les activités dites grammaticales, les recentrant sur des capacités et des besoins effectifs.
Caroline Masseron