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Nouvelle parution
Mnemosyne, o la costruzione del senso, 7

Mnemosyne, o la costruzione del senso, 7

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Beatrice Barbalato)

Référence bibliographique : Mnemosyne, o la costruzione del senso, 7, Presses Universitaires de Louvain, 2014. EAN13 : 9782875582997.

Les articles de cette septième livraison de Mnemosyne, o la costruzione del senso, revue annuelle, dirigée par Beatrice Barbalato, publiée par les Presses universitaires de Louvain, traitent des auto/biographies d’hommes de sciences, de leurs eurêka, de leur ethos. Les articles sont écrits dans la langue choisie par l’auteur, en dépendance du sujet traité et de ses sources, chacun introduit par un abstract en anglais.

Les essais s’inscrivent dans  quatre grandes lignes directrices : I) la conception de la science et l’expérience directe ; II) l’eurêka ! III) le cinéma et l’image de l’homme de science ; IV) l’interrelation entre humanités et sciences naturelles et mathématiques.

Depuis l’antiquité, une certaine image de l’homme de science prédomine. Intelligence, curiosité, intuition et discipline extrême, tête dans les nuages, sont les caractères paradigmatiques d’Archimède, l’ancêtre des scientifiques. Tite-Live, Plutarque, Athénée, Proclus, ont écrit les épisodes d’une vie vouée à la science. Vitruve raconte qu’Archimède courait nu dans les rues de Syracuse en criant εὕρηκα, eurêka, j’ai trouvé !, après avoir eu dans sa baignoire l’intuition du calcul du poids spécifique, c’est-à-dire comment établir la valeur arithmétique du rapport poids/volume. L’eurêka d’Archimède, comme la pomme de Newton, comme le petit Joseph Meister de l’expérimentation de Louis Pasteur, et la fameuse formule E=mc² d’Einstein, deviennent des métonymies de l'expérience scientifique, et la vie comme la mort de ces hommes prennent des accents hagiographiques. Dans un passage devenu célèbre, Plutarque raconte la mort d'Archimède : « Tout à coup il se présente à lui un soldat qui lui ordonne de le suivre pour aller trouver Marcellus. Il refuse d'y aller jusqu'à ce qu'il ait achevé la démonstration de son problème. Le Romain, irrité, tire son épée et le tue ». (Vie de Marcellus, 19, 9). Valerius Maximus ajoute dans Factorum et dictorum memorabilium libri IX, VIII, qu’Archimède, avant de mourir, dit à son bourreau : « Noli, obsecro, istum disturbare» (« Je t'en prie, n’abîme pas ce dessin »). Autant d’écrits qui montrent parfaitement comment, en se nourrissant de réalité et de fantaisie, on a forgé une image idéale de l’homme de science qui se répercute jusque dans les publications de divertissement. Gyro Gearloose, dont le nom signifie à peu près « qui tourne en roue libre » (en français : Géo Trouvetou), principal personnage d’une bande dessinée de Walt Disney, vit dans un habitat chaotique, où il développe ses recherches. Il ne cède pas aux demandes mercantiles de Scrooge McDuck (Balthazar Picsou) pour poursuivre avec obstination ses calculs, et vérifier ses hypothèses.

I) La sperienzia : l’expérience. C’est aux écrits autobiographiques de Leonardo que Marina Della Putta Johnston consacre son étude. Leonardo est un exemple frappant de cette obstination à soutenir comment et combien l’expérience est un moment fondateur non seulement de la science, mais aussi de l’art. Quelques rares écrits autobiographiques, venant principalement de sa correspondance, ont inspiré de nombreux biographes qui ont voulu reconstruire sa vie. Le caractère extraordinaire de celle-ci, de même que la rareté des témoignages sur son existence, ont contribué à alimenter une grande production de biographies : certaines œuvres veulent combler des vides, ou des moments restés inexpliqués, d’autres sont des romans. Malgré la grande considération dont il a joui pendant sa vie comme inventeur, ingénieur et peintre, Leonardo, « omo sanza lettere » (Giuseppina Fumagalli, Omo sanza lettere, Firenze, Sansoni, 1952), comme il le dit lui-même (en répondant implicitement à ceux qui ridiculisaient sa préparation peu brillante dans le domaine des lettres) dans la célèbre lettre de 1482, veut revendiquer ses qualités, défendre son amour-propre :

Je sais bien que pour n’être pas un homme de lettres, quelque prétentieux pensera raisonnablement de me pouvoir blâmer en affirmant que je suis un homme sans lettres. Gens stupides. Ils ne savent pas que je pourrais, ainsi que Marius répondit aux patriciens romains, oui, je pourrais, moi, répliquer en disant que ceux-là mêmes qui se parent des fatigues d’autrui ne me daignent pas accorder les miennes. Ils ne savent pas que mes résultats sont tirés de l’expérience, et non de la parole d’autrui (Leonardo da Vinci, L’uomo e la natura, a c. di Mario Deli, Milano, Feltrinelli, 1984, p. 44).

 Leonardo, qui travaillait dans des cours où pullulaient des astrologues, prophètes, alchimistes et nécromanciens « menteurs interprètes de nature » (Codice Atlantico, 207),  revendique la primauté de la sperienza, l’expérience.

 « Pour Leonardo - écrit Marina Della Putta Johnston dans son article - seul est vrai ce qui peut être vu, observé, expérimenté, ou qui peut être créé pour l'art selon la méthode de la nature et de ses lois, et pour que telle vérité puisse être préservée il est nécessaire qu’elle ne soit pas transmise verbalement, mais qu’elle soit exprimée visiblement ». La peinture aussi est une expression mathématique pour Leonardo. La profonde conviction que la sperienzia est à la base de tout savoir, fût-il l’ingénierie, la géométrie, la mathématique ou la peinture, se perçoit aussi dans sa manière d’écrire lorsqu’il transmet ses connaissances. Comme le précise Della Putta :b« Celui qui ‘enseigne’, pour Leonardo, est généralement une figure déictique, indiquée par des expressions comme ‘ici, cette [Leonardo fait probablement référence à quelque figure géométrique ou à un instrument] démontre/enseigne’ ou ‘regarde bien et ici tu apprendras’ ».

Du reste Piero della Francesca, que Leonardo admirait, prend le disciple par la main dans son célèbre De prospectiva pingendi, un syllabus écrit en vulgaire sous un titre qui renvoie à la fois au latin et au vulgaire : prospectiva en latin se dit perspectiva. Pour Piero della Francesca, aucune théorie ne peut s’abstraire de la géométrie, toute donnée se situant dans l’espace. Il écrit ce texte à la première personne « Perche ho dicto dato lochio sentende essere posto colvedere in quello luogho dove tu voi stare a vedere il piano asignato » (p. 7v du manuscrit original sur le site de la Biblioteca digitale Reggiana http://digilib.netribe.it/bdr01).

 « Si je dis un point de vue donné, je signifie le point où l’on se place pour voir  le plan déterminé ; si je dis un plan déterminé, je signifie le plan dont tu auras choisi par avance la taille » (Piero della Francesca, De la perspective en peinture, préface d’Hubert Damisch, postface de Daniel Arasse, traduit par Jean-Pierre Le Goff, Paris, In Media Res, 1998, p. 56). Le livre est un extraordinaire exemple de conduite live, où le je est la mesure d’un enseignement direct, expérimental, d’un maître qui communique sa pratique, son savoir, un savoir qui n’est jamais pensé comme un absolu.

II) Eurêka. Mettre l’accent sur le caractère fortuit des découvertes (comme les lois gravitationnelles définies à la suite de la chute d’une pomme, selon le récit répété à plusieurs reprises par Newton, y compris, semble-t-il, avant de mourir) a commencé à prendre pied au fur et à mesure que l’homme de science gagnait la liberté de réfléchir de façon autonome au-delà des diktats théologiques, et de se soustraire à l’hégémonie du transcendant. Même si Voltaire, par exemple, parle d’un démiurge, d’un grand horloger, cette entité n’interfère pas avec les êtres humains. Ainsi Voltaire s’autorise à affirmer ses idées en toute liberté. Cette autonomie de l’homme de science de se vivre comme individu sans soumission au domaine du transcendant (et de pouvoir l’affirmer expressis verbis) est plutôt récente.   

L’univers, interprété comme création divine, et ses représentations ont longtemps influencé des poètes et des hommes de science. Durant des siècles, les inventions se sont légitimées dans une vision transcendantale. May Chehab examine dans son essai la manière dont le sujet poétique, biographique ou autobiographique, le moi-Soleil, prend acte des représentations changeantes de l’univers.   

Se sentir fils des étoiles, d’un univers créé, a été une constante culturelle qui dans ses termes les plus populaires conduit, à travers la consultation des rubriques astrologiques, à orienter sa propre vie. On rappelle au passage la recherche d’Adorno Theodor  Adorno, (The stars down to earth, Heidelberg, Jahrbuch für Amerikastudien, 1957) dans laquelle il a analysé les horoscopes du Los Angeles Times en 1952-1953, mettant en relief la vacuité et les contradictions. Résidu culturel archaïque, l’horoscope de grande consommation traduit en termes de marchandisation des instances culturelles complexes, théologiques, qui sont de tradition constante dans toutes les cultures. 

Se reconnaître dans un univers existant ab imis fundamentis a signifié pour l’homme de science se vivre comme un découvreur plutôt qu’un inventeur. Aujourd’hui toutes ces croyances n’ont plus d’influence et la spécialisation a aussi contribué à affaiblir la portée d’une conception unitaire du cosmos.

Comment les scientifiques racontent-ils le moment de la naissance des idées ? Pourquoi le mythe de l’eurêka persiste-t-il dans le temps ? Pour Étienne Klein, « On cherche l’instant de genèse. On adhère volontiers à une ‘esthétique de l’instant’ qui nous pousse à vouloir saisir le moment mythique où l’on passe de l’incompris au compris, de l’obscurité à la lumière. On voudrait pouvoir détecter la germination fulgurante des idées révolutionnaires ».

Étienne Klein décrit trois exemples d’eurêka : d’Ampère, de Gauss et de Poincaré. Klein, physicien des particules et philosophe de la science, s’intéresse à la naissance des idées et aux circonstances qui révèlent ce moment. « Le savant », écrit Klein en se référant aux idées que Bachelard énonce dans La formation de l’esprit scientifique.Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, (Paris, Vrin, 1938) : se doit de résister à la pente imaginative du langage pour élaborer rigoureusement ses concepts; le poète, lui, doit échapper à la structure simplement logique du langage pour produire des métaphores inouïes. Mais en réalité, la raison scientifique et l’imagination poétique agissent de conserve puisqu’elles ont en commun de mettre l’esprit en branle, de ne pas se satisfaire des évidences premières, et surtout de se défier du sens commun. (Gaston Bachelard,.

Les découvertes ne sont que le fruit d’une répétition obsessive de gestes et d’une méthode constante, mais viennent de nombreuses autres conjonctures, inattendues.

Ampère identifie de cette manière son eurêka : « Pendant plusieurs jours, j’avais promené l’idée avec moi, continuellement. Enfin, je ne sais comment, je l’ai trouvée en même temps qu’un grand nombre de considérations curieuses et nouvelles concernant la théorie de la probabilité » (Louis De Launay, Le Grand Ampère, Paris, Libraire Académique Perrin, 1925.

http://www.annales.org/archives/x/ampere-launay.html.    

Klein rapporte également les témoignages de Gauss et de Poincaré qui manifestent comment, dans un moment d’interruption de la routine, une solution est survenue comme un éclair. Dans son argumentation, Klein renvoie aux lettres de Wolfgang Pauli qui constituent une source inépuisable pour comprendre l’origine de ses découvertes scientifiques. Gustav Jung fut très frappé par les récits de rêves de Pauli parce qu’ils faisaient référence au symbolisme du Mandala.

La neurobiologiste Rita Levi Montalcini a tenu des journaux intimes systématiquement, pendant toute sa vie. Elle s’est constamment interrogée sur la façon dont naissent les idées : « Plus le temps passe et plus je suis persuadée que ce qui compte n’est ni la compétence ni l’habileté technique, mais l’imagination et le goût de l’aventure » (Rita Levi Montalcini, Cantico di una vita, Milano, Raffaello Cortina Editore, 2000,  p. 240). Après une découverte survenue fortuitement, Stanley Cohen (prix Nobel de médecine avec Rita Montalcini en 1986), lui avait dit : « Rita, je suis désolé, mais avec ça, nous avons épuisé notre réserve de chance. À partir de maintenant, nous ne pourrons plus compter que sur nous-mêmes » (R. Levi Montalcini, Elogio dell’imperfezione, Milano, Garzanti, 1987, p. 20)..

Selon elle, des temporalités diverses gouvernent les humanités et les sciences. Pour la recherche en neurobiologie, elle tisse l’éloge de l’imperfection : la science est placée sous le signe du fatum (pouvoir dire eurêka est purement casuel !) ; par contre l’éthique est nécessaire, non arbitraire, et de longue haleine, et la poésie en est une des plus puissantes expressions. Le dialogue constant entre science et humanité est le noyau fondateur de l’image de soi qu’elle offre.

III) Science et cinéma. Avec Michele Emmer, nous touchons aux rapports entre la science et le cinéma. Il explique comment est née sa vocation pour les mathématiques : « En 1959, j’ai vu à l’école un film de Walt Disney, Donald in Mathmagic Land » (Donald in Mathmagic Land, film de Hamilton Luske, Scénario de Milt Banta, Bill Berg, Heiz Haber, Walt Disney, USA, 1959).

Michele Emmer, mathématicien, cinéaste, lui-même enfant de l’art (il est le fils du metteur en scène Luciano Emmer), nous parle des formes de représentation que le cinéma transmet à propos de l’homme de science. Il est l’auteur de plusieurs livres sur ce sujet et de films scientifiques.

Fermat’s last Theorem est un film qui montre l’enthousiasme, le dévouement pour les découvertes scientifiques théoriques : en 1994 le mathématicien Andrew Wiles fait la démonstration, trois siècles après son énoncé,  du dernier théorème de Fermat (1637). (Film de Simon SINGH, scénario de S. Singh, David Linch, UK, BBC, 1996).

Ces dernières années, plusieurs films ont traité cet argument : Dans la maison de François Ozon, 2012 ; Au bonheur des maths de Raymond Depardon et Claudine Nougaret, 2012, documentaire de 32 minutes où neuf mathématiciens nous font partager leur passion, leurs découvertes ; Comment j’ai détesté les maths, d’Olivier Peyon, 2013, un long métrage où est racontée une approche des mathématiques faite de passions et de refus par de jeunes élèves et par des professeurs. Le documentaire explore à partir de plusieurs points de vue l’extraordinaire aventure intellectuelle qu’ils vivent avec cette discipline

IV) Science et humanitas. Francesca Oppedisano parle de Rudolph Steiner, de l’influence que   Goethe et Nietzsche ont exercée sur sa conception de l’art et de la science, où la nature se présente comme le produit d’une force créatrice pensante : elle peut et doit être vue pour ce qu’elle peut devenir et pas seulement dans ses formes accomplies. Steiner raconte comment cette faculté de comprendre les langages formels et d’en saisir le devenir et pas seulement le devenu s’est précocement manifestée chez lui.

L’essai de Catrinel Popa traite de Salomon Marcus, mathématicien roumain qui a publié de nombreux livres de poésie, linguistique, sémiotique, en faisant dialoguer ces savoirs entre eux. Marcus estime le rôle des images et des métaphores fondamental dans n’importe quel domaine. Il élabore sa théorie du mouvement horizontal de la connaissance qui transgresse les frontières disciplinaires (transdisciplinarité).   

Valérie Narayana s’interroge sur les particularités esthétiques et épistémologiques d’un opuscule intitulé Le Monde des détails, publié par le naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire vers 1822. Le bref écrit de Geoffroy Saint-Hilaire se situe entre politique et science, entre une vision unitaire de la création et le naturalisme. Ce n’est pas par hasard que Balzac lui dédia Le père Goriot (1835) : « Au grand et illustre Geoffroy Saint-Hilaire, Comme un témoignage d’admiration de ses travaux et de son génie ». Balzac considérait que son œuvre elle-même était   proche de la méthode scientifique de Geoffroy.

En 1798, Geoffroy Saint-Hilaire participa à la grande expédition scientifique en Égypte, à la suite de Napoléon. Pour Valérie Narayana : « Ce texte étrange, à la fois autobiographique et biographique, est consacré à l’adolescence de Bonaparte. Cet écrit résume les vues scientifiques du général lors de son expédition en Égypte et révèle un savant décidé à rapprocher les propos du futur empereur de ses propres théories unitaires sur la création ».

Ce numéro est le deuxième que Mnemosyne o la costruzione del senso consacre aux relations entre auto/biographies et sciences, et plus généralement à la narration scientifique. Vaste et passionnant domaine, et tellement loin d'être épuisé qu'on y reviendra encore, dans de prochains numéros.