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Mémoire de vaincus, Mémoire de vainqueurs dans le bassin méditerranéen (de l’Antiquité au XXIe siècle) : la littérature à l’épreuve du conflit

Mémoire de vaincus, Mémoire de vainqueurs dans le bassin méditerranéen (de l’Antiquité au XXIe siècle) : la littérature à l’épreuve du conflit

Publié le par Université de Lausanne (Source : Anne Teulade)

Mémoire de vaincus, Mémoire de vainqueurs dans le bassin méditerranéen (de l’Antiquité au XXIsiècle) : la littérature à l’épreuve du conflit

Journée d'études, 10 novembre 2016, Nantes

Laboratoire L'Antique, le Moderne (L'AMo)

 

πότερον τόξου ῥῦμα τὸ νικῶν,

ἢ δορικράνου

λόγχης ἰσχὺς κεκράτηκεν;

« Qui des deux, enfin, l’a remporté ? Le souffle de l’arc (des Perses)

ou bien la puissance de la lance (des Grecs) ?»

Eschyle, Les Perses, vv. 147-149

 

Selon la formule de Robert Brasillach, dans Frères ennemis (1944) qui met aux prises Etéocle et Polynice, « l’histoire est écrite par les vainqueurs » : mais la Littérature de toutes les époques met souvent en scène des situations ambiguës, où le gagnant et le battu subissent le même sort tragique ou expérimentent des dynamiques inversées. Les deux fils d’Œdipe se donnent mutuellement la mort sous les murs de Thèbes, dans la célèbre pièce d’Eschyle ; les Hellènes triomphateurs à Troie se heurtent aux dangers du nostos, le voyage de retour ; même les Romains conquérants de la Grèce doivent baisser la tête, face aux savants vaincus : Graecia capta ferum victorem cepit et artes intulit agresti Latio[1], disait, par ailleurs, le poète Horace (Ep. 2.1.156).

Le rapport de forces, à l’issue d’un conflit, déciderait de la rédaction officielle des événements, qui serait ensuite entérinée comme l’unique version admissible et nécessaire pour l’effort de reconstruction nationale. La nécessité de l’union, et même de la réunion des anciens belligérants, aboutirait à la primauté d’un récit sur un autre et négligerait, voire occulterait les souffrances subies par l’ancienne partie adverse : Rome, Imperatrix mundi, saura par exemple bien associer les vaincus à l’administration impériale, au point que, ainsi que le relève Paul Veyne, il n’est pas inhabituel de retrouver chez un historien et un sophiste de langue grecque de la période impériale, tels que Cassius Dion et Lucien de Samosate l’étaient, des expressions du genre « nous », les Romains[2].

Toutefois, une telle organisation rétrospective des faits peut-elle vraiment s’apparenter au travail de l’historien ? N’est-ce pas, en outre, s’exposer en toute logique à la réclamation d’un autre récit ? La mémoire des vainqueurs ne pourrait être envisagée, à plus ou moins long terme, sans la mémoire des vaincus. Ainsi, le récit historique des vaincus peut en certains cas contribuer à ré-encadrer la nécessité d’une vérité narrative dans le droit fil de l’historia, l’« enquête » dans le sens le plus classique du terme : l’histoire, pour ainsi dire, se structurant prioritairement sur l’examen des causes ayant déclenché un certain événement. De la sorte, un récit des vaincus tel que les Isaurica de Candide (VIe s. ap. J.-C.)[3] l’étaient, s’efforce de rétablir la vérité historique de l’avènement d’Anastase, tout en redéfinissant l’identité des Isauriens ayant perdu le contrôle sur le trône d’Orient : Candide, représentant de l’ancien ordre, cherche à cerner un nouveau statut pour ses compatriotes, ne s’attachant pas à la commémoration, mais plutôt à un repositionnement des Isauriens sous le nouveau empereur.

Un tel compagnonnage des mémoires ne va pas sans difficultés : leur comparaison permettrait-elle un dépassement de l’inventaire des épreuves endurées par les divers partis en conflit ? Comme l’observe Bernard Lugnan (expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda), à propos de la politique coloniale de la France en Algérie, présentée comme « brutale et injuste » par François Hollande en décembre 2012, « La Mémoire n’est pas l’Histoire. L’historien est un peu comme le juge d’instruction : il travaille à charge et à décharge, alors que le mémorialiste ou le témoin sont, par définition, en pleine subjectivité ». Ainsi, dans le dramaticule « Tout le reste est singerie » (qui appartient au cycle La Servante, 1995) d’Olivier Py, le Tatoueur envisage le travail dans lequel il s’est engagé sur son propre corps comme une façon de prendre sur lui la faute des pères, à savoir, précisément, la colonisation française. Le tatouage s’apparente ici à un acte mémoriel qui ne libère pas la mémoire, bien au contraire. Un tel geste relève de ce que Paul Ricœur a qualifié de « mémoire blessée » dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000). Or, le devoir de mémoire, qui se présente sous la forme d’une intimation ambiguë, relève de la justice et non de l’histoire : c’est bien cette « ère de la commémoration » qui inquiétait le philosophe.

La littérature peut proposer un antidote ou un contrepoint à ces usages plus ou moins instrumentalisés de la mémoire, comme le monde l’exemple des Sept contre Thèbes, évoqué supra. D’ailleurs, dans un travail précédent, Temps et récit, Paul Ricœur défendait les vertus de la fiction en ces termes : « [elle] libère rétrospectivement certaines possibilités non effectuées du passé historique ». Dans un numéro du Débat intitulé « L’histoire saisie par la fiction », Patrick Boucheron considère également la littérature comme une « force supplétive de l’histoire »[4], expression qui pourrait revêtir une acuité particulière lorsque l’accès au passé est fragilisé. A notre tour, nous voudrions interroger la façon dont la littérature peut produire des discours et des récits mémoriels moins assujettis aux injonctions circonstancielles que les écrits de commémoration, voire même œuvrer à une représentation du passé conflictuel, par la mise en intrigue narrative et par le jeu avec des points de vue contradictoires. Il serait d’ailleurs intéressant de se demander si l’histoire doit être un aboutissement de la littérature dès lors qu’il est question de « mémoires » (des vaincus ou des vainqueurs). Selon Olivier Abel, il faut « déconstruire la prétention de la mémoire à avoir le dernier mot » « car, de toute façon, le travail de l’histoire vers une réconciliation des mémoires est sans fin ». La journée d’étude sera ainsi conduite à questionner les liens entre littérature et historiographie.

Un certain nombre de travaux récents portent sur cette question de la mémoire des vaincus et de la mémoire des vainqueurs : sans oublier les multiples publications sur les textes de la littérature grecque et latine portant sur la thématique (voir, par ex., les travaux sur la représentation des Perses de Xerxès : J. Jouanna, « Les causes de la défaite des Barbares chez Eschyle, Hérodote et Hippocrate », Ktéma 6, 1981, p. 3-15, etc.), ou les analyses historiques sur les dynamiques entre vainqueurs et vaincus à l’époque antique (comme, par ex., P. Ducrey, Le traitement des prisonniers de guerre dans la Grèce antique, des origines à la conquête romaine, E. de Boccard 1968), nous citons la publication, en juin 2013, de la thèse de Juan Enrique Serrano Moreno, qui se concentre sur La construction démocratique à l’épreuve des conflits autour des mémoires de la Guerre Civile et du franquisme ; le philosophe Olivier Abel a essayé avec d’autres chercheurs de mesurer les implications épistémologiques de la pensée de Ricœur dans La Juste Mémoire (Genève, Labor et fides, 2006) ; les écrits d’anciens Poilus ou sur la Première Guerre Mondiale suscitent un regain d’intérêt, tout particulièrement en 2016 à l’occasion de la commémoration de la bataille de Verdun ; et l’on pourrait citer encore les journées d’étude organisées par le CECILLE (EA 4074) à l’Université des Sciences humaines et sociales de Lille autour du thème « guerre et mémoire ». Une

Nous souhaiterions recentrer la réflexion sur le bassin méditerranéen, de l’Antiquité au XXIe siècle, pour réfléchir à la façon dont la littérature peut servir la construction de mémoires contraires, voire contrariées, et déterminer si elle parvient à atteindre la distance critique qui serait le propre de l’histoire. Le « continent liquide » cher à Braudel, espace de voyages et de métissages, est aussi un lieu fracturé où divers conflits se sont succédés, depuis les guerres médiques antiques jusqu’aux violences contemporaines, en passant par les guerres puniques, les croisades, la guerre de course, les conquêtes coloniales et la décolonisation. Non seulement il s’agit d’un espace qui, par sa constitution mosaïque propice aux échanges et aux tensions[5], concentre un précipité de cas de conflits, mais il pourra également être envisagé comme un laboratoire pour penser la confrontation des mémoires et la possibilité de tisser des dialogues, tant l’histoire de cette aire culturelle oscille entre divisions et utopie d’une « communauté humaine qui existe malgré les cloisons du sang »[6].

 

Les propositions de communication, assorties d’un titre, ne doivent pas excéder une demi-page. Elles sont à envoyer avant le 15 mai 2016 simultanément à Eugenio Amato (eugenio.amato@univ-nantes.fr), Isabelle Ligier-Degauque (isabelle.degauque@univ-nantes.fr) et Anne Teulade (anne.teulade@univ-nantes.fr).

 

[1] « La Grèce, vaincue, a conquis son vainqueur sauvage et a introduit les arts dans le Latium agreste ».

[2] Paul Veyne, « L’identité grecque contre et avec Rome », dans L’Empire gréco-romain, Éditions du Seuil, p. 203-204.

[3] Voir Photios, Bibliothèque, 79.

[4] Patrick Boucheron, « On nomme littérature la fragilité de l’histoire », Le Débat, mai-août 2011, n°165 , p. 42.

[5] Georges Tolias, « La Méditerranée et ses représentations », Rencontres Averroès, 1, 2008, « La Méditerranée au temps du monde », p. 43-48.

[6] Gabriel Audisio, Jeunesse de la Méditerranée, cité par Émile Témime, « Repenser la Méditerranée, une utopie des années trente ? », La Pensée de Midi, 1, 2000, p. 61.