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Nouvelle parution
María Dolores Vivero García (dir.), Frontières de l'humour

María Dolores Vivero García (dir.), Frontières de l'humour

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Hermes Salceda)

Référence bibliographique : María Dolores Vivero García (dir.), Frontières de l'humour, L'Harmattan, 2014.

 

       L’un des intérêts majeurs de cet ouvrage vient sans nul doute de la diversité des champs et des supports qu’il interroge. Il aborde, dans des perspectives différentes mais omplémentaires (analyse du discours, pragmatique, sémiologie, argumentation et rhétorique littéraire), la question des catégories descriptives susceptibles de fonder l’étude contrastive de l’humour, en confrontant la théorie à l’analyse de corpus littéraires et journalistiques.

            Depuis une vingtaine d'années Dolores Vivero a contribué à la diffusion de la linguistique textuelle d'origine française en Espagne. Elle l'a fait, comme tout universitaire, avec des études parues dans des revues spécialisées, mais surtout en 2001 avec El Texto. Teoría y análisis lingüístico (2001) dont la clarté et le didactisme n'étaient pas parmi les moindres qualités et qui est certainement une des références incontournables en matière de linguistique textuelle dans le domaine espagnol. Par l’articulation de la théorie à l’analyse de textes littéraires, ce livre rend accessibles les apports de la réflexion contemporaine sur le fonctionnement des discours et montre l’intérêt de ces outils conceptuels pour aborder de façon globale les différents plans de l’organisation textuelle.

            S'inscrivant toujours dans le cadre de la linguistique de l'énonciation, depuis plusieurs années Dolores Vivero multiplie ses recherches sur l'humour dont elle étudie des manifestations extrêmement variées en prenant pour objet parfois des textes littéraires, ceux de Rosa Montero, de Fred Vargas, de Anne Garréta, parfois la presse, parfois des caricatures ou les slogans de révoltes sociales telles que Mai 68 ou le 15 M espagnol.

            Dolores Vivero a réussi à rassembler autour de ses recherches sur l'humour quelques uns des plus importants linguistes actuels, tels que Catherine Kerbrat-Orecchioni, Patrick Charaudeau, Alain Rabatel et Lita Lundquist. De cette collaboration est sorti d'abord Humour et crises sociales (2011) qui se proposait notamment d'étudier si l'humour dans des moments de crises sociales est vraiment efficace pour mettre en cause le pouvoir dominant.

            Le même groupe de chercheurs, à quelques variations près, nous offre maintenant une série d'études sur Les Frontières de l'humour. Il s'agit d'explorer « dans une approche pruridisciplinaire les frontières de l'humour qui varient en fonction des cultures des genres et des catégories étudiées. ».  Le volume propose un parcours des différentes formes de l'humour ainsi que des divers supports sur lesquels il se manifeste tels que l'image humoristique, le débat télévisé, le roman. L'intérêt non négligeable de cet ouvrage est d'évoluer entre le littéraire et le linguistique de se doter d'instruments tirés de la linguistique de l'énonciation pour confronter entre eux des procédés littéraires rattachés à la catégorie de l'humour appartenant à des textes espagnols et français assez récents d'Eduardo Mendoza, Anne Garréta, Luis Magrinyá...

 

            Les différents théoriciens sont en général d'accord  pour dire que l'humour repose sur une distance énonciative. Cependant à partir de cette observation très générale les choses peuvent beaucoup se compliquer quand on en analyse les différentes manifestations. En effet, ironie et humour s'ils peuvent, l'un et l'autre, induire un sourire complice ne sont pas nécessairement la même chose. Le sarcasme, la parodie, l'auto-ironie, le grossissement caricatural constituent aussi des manifestions de l'humour qui comportent des traits linguistiques spécifiques comme le prouvent différents articles au long de l'ouvrage.

            Dolores Vivero pose fermement les conditions d'une description linguistique de l'humour en insistant notamment sur la nécessité de prendre en compte les paramètres relatifs à la situation discursive. Dans ce but elle passe d'abord en revue les principales caractéristiques de l'humour, telle que la visée humoristique, la nécessaire complicité du récepteur effectif, son caractère subjectif. En raison de son ambition générale et de sa clarté didactique ce chapitre aurait dû être placé en ouverture de l'ouvrage, la renommée de certains des collaborateurs ayant malheureusement induit un autre ordre.

            Ce chapitre a l'avantage d'offrir une vue générale bien ordonnée et particulièrement claire des différents procédés humoristiques dont elle décrit les particularités à partir d'exemples empruntés à la presse et à littérature espagnole et française. L'auteure adopte ainsi un point de vue résolument contrastif, la comparaison de certaines formes de l'humour français et de l'humour espagnol. Cette analyse lui permet de conclure que « le grossissement des traits négatifs de la réalité est plus fréquent dans le contexte espagnol que dans le français, où l'attitude énonciative ironique reste très importante. Dans le corpus espagnol, cette hyperbole du négatif apparaît en général associée à l'insolite, qu'elle domine, donnant lieu à l'insolite caricatural » (126)

            Le livre s'ouvre par un texte solidement théorique de Patrick Chareaudau qui pose une définition nette de la parole humoristique comme « une stratégie de discours qui consiste à transgresser l'ordre du monde, à des fins de critique des normes sociales et/ou de connivence ludique entre locuteur et interlocuteur ». En vue de proposer différentes catégories du discours humoristique P. Chareaudau analyse les façons qu'un énonciateur peut avoir de faire se croiser dans sa prise de parole des univers discursifs étrangers l'un à l'autre

            C'est aussi dans une ambition nettement théorique que s'inscrit le travail de Catherine Kerbrat Orecchioni sur l'ironie qui retient à travers l'analyse du débat Sarkozy Royal de 2007 deux traits majeurs de l'ironie, en l'occurrence le principe d'inversion sémantique et la visée dévalorisante. L'on prendra dans ce chapitre plaisir à lire l'usage que l'un et l'autre candidats ont fait de l'humour. Elle en vient, en conclusion, à caractériser l'usage de l'ironie fait, dans ce débat, par les deux candidats  comme « narquoise » dans le cas de Nicolas Sarkozy et comme « sarcastique » dans le cas de Ségolène Royal. Sur le plan théorique on verra à quel point l'ironie est une notion élastique.

            Dans le débat qui s'efforce de faire la distinction entre l'ironie et l'humour Alain Rabatel souligne leur point commun qui tient au fait de « partager un double jeu énonciatif à des fins de moquerie ». Pour Alain Rabatel « l'humour repose sur des positionnements plus complexes que ceux de l'ironie, parce qu'il présuppose d'abord de maîtriser son positionnement envers les autres que soi (ironie), avant de pouvoir exercer la dynamique de l'autre envers soi, et donc envers les autres de soi (humour). » (92). Alain Rabatel conclut finalement que ce qui différencie l'humour et l'ironie « c'est la posture de sur-énociation (ironie) ou de sous-énonciation (humour), en lien avec les autres que soi selon que l'ironiste ou l'humoriste adopte à leur égard un regard clivant, en extériorité, ou peu ou pas clivant en intériorité. » (109)

            De son côté Lita Lundquist étudie l'auto-ironie, une forme d'ironie à travers laquelle l'énonciateur se prend lui-même pour cible et qui est  parfaitement intégrée dans tous les niveaux de la société danoise. Cette forme d'ironie qui est favorisée par certaines particularités de la langue danoise peut parfois donner lieu à des malentendus quand un locuteur essaye de la transposer dans une langue étrangère. Ce fût le cas lorsque Lars Von Trier exprima une certaine sympathie pour Hitler dans un discours rempli d'énoncés auto-ironiques par rapport à sa propre biographie. Lita Lundquist s'efforce ensuite de décrire les différences entre l'auto-ironie danoise et l'auto-dérision espagnole et française et elle constate que dans le cas de ces deux dernières l'énonciateur est l'objet de l'énoncé ironique mais n'en est pas la cible.

            Anne-Marie Houdebine s'intéresse à la parodie, qui cite « de façon plus ou moins détournée avec une visée critique » (64). Elle analyse surtout dans son texte les dessins humoristiques de la presse et montre à quel point leur interprétation ne saurait s'accomplir sans la référence à une espèce de culture générale partagée. Par ailleurs, la parodie mobilise toujours un intertexte à partir duquel elle prétend opérer un retournement énonciatif qui ne peut se produire qu'à condition que l'intertexte ait été correctement identifié. Cette intertextualité tend à rendre l'interprétation du dessin de presse particulièrement complexe dans la mesure où la charge critique dépend du repérage de la citation qui ne va pas de soi « à notre époque de grandes différences culturelles entre les générations et entre  les groupes sociaux ». Ainsi, la complicité du lecteur nécessaire à l'efficacité de la visée énonciative critique de la parodie est loin d'être automatique.

 

            Anne Garréta est l'auteure la plus récurrente, elle tient en effet, une place centrale dans plusieurs articles de cet ouvrage. Rien de particulièrement étonnant à cela puisque les jeux intertextuels de cette oulipienne et son humour grinçant fournissent un corpus privilégié pour son analyse dans le cadre d'une étude sur l'humour.

            Profitons pour regretter le manque d'efforts des éditeurs espagnols pour livrer aux lecteurs hispanophones dans leur langue les oeuvres de cette auteure dont l'importance littéraire n'est plus à prouver en France. En effet, des six livres écrits par Anne Garréta le public espagnol ne peut avoir en ce moment accès qu'à Sphynx (Esfinge) magnifiquement traduit en 1988 par Clara Janés.

            Montserrat Cots consacre la première partie de son travail justement à la prolifération des jeux intertextuels dans le deuxième livre d'Anne Garréta Pour en finir avec le genre humain (François Bourin, 1987), une sorte de pamphlet sous forme de dialogue, dont elle décèle la multiplicité des jeux intertextuels et les effets savoureux et désacralisateurs vis à vis des êtres humains, du monde qu'ils habitent et de la littérature qu'on leur vend. La question reste ouverte de savoir si  un lecteur courant dont l'érudition n'égalerait pas celle de Anne Garréta pourrait jouir et rire de cette sorte d'humour qui ne semble pas destiné à tous les interprétants possibles. S'il a souvent recours à l'intertextualité, en détournant un discours social connu d'un lecteur un peu cultivé, l'humour gentil d'Eduardo Mendoza fait cependant figure de bon enfant à côté de l'humour noir de Anne Garréta auquel il est comparé.

            Anne-Marie Paillet encadre, pour sa part, fermement le même ouvrage de Anne Garréta dans l'étude des formes et mécanismes de l'éloge paradoxal en confrontant l'oeuvre de l'oulipienne à Les Belles âmes de Lydie Salvayre,  (Seuil, 2000) ; d'un côté le blâme radical et sans aucune concession de la charité comme valeur de l'occident chrétien et humaniste et de l'autre l'éloge de la misère. Anne-Marie Paillet conclut à une « supériorité, en termes de richesse sémantique et de régime littéraire » de l'ironie plus subtile, plus polyphonique et destabilisante, selon elle, du roman de Lydie Salvayre face à la transparence du pamphlet ironique de Anne Garréta. Je laisse, il va de soi, à l'auteure la responsabilité de ses choix esthétiques.

            Le corpus de David Conte est littéraire, il analyse les oeuvres de Luis Magrinyá, Intrusos y huéspedes (2005) et de Gonzalo Hidalgo Bayal, Conversación  (2011) qui relèvent selon l'auteur de la postmodernité espagnole. À partir de deux extraits de ces oeuvres David Conte montre comment l'ironie et l'humour servent à dévoiler « le caractère artificiel du dispositif romanesque, qui renonçant ainsi à l'immédiateté d'une transparence, fait apparaître la construction littéraire elle-même. » en soulignant la nature linguistique des représentations.

 

            Les lecteurs découvriront en somme un ouvrage précis dans les distinctions théoriques et les analyses proposées et d'une grande richesse dans la variété des corpus analysés. L'énoncé humoristique s'y trouve en effet étudié autant dans les ouvertures théoriques qu'il permet que dans les questionnements culturels qu'il favorise.

 

 

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    María Dolores Vivero García