Questions de société

"Manuel de destruction culturelle. Chap. 1: l'Université", par P. Jourde (BibliObs.com).

Publié le par Marc Escola

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"Manuel de destruction culturelle. Chap. 1: l'Université"

Par Pierre Jourde

Dans une grande université de la régionparisienne, et elle est loin d'être la seule, des professeurs ou desmaîtres de conférences (agrégés, docteurs, chercheurs, etc.) passent beaucoupde temps à délivrer à leurs étudiants des cours d'orthographe (ailleurs, c'estde la syntaxe). Parce qu'on a fini par admettre, devant l'étendue des dégâts,qu'il fallait bien rédiger un peu correctement pour faire des étudessupérieures de Lettres. Voilà où en est l'université, voilà à quoi elle sert.Comme on ne peut pas sélectionner à l'entrée, et qu'on doit donc accepter tousles étudiants à la fois titulaires du baccalauréat et incapables de rédiger unephrase (ce qui fait énormément d'étudiants), on emploie des chercheurs de hautniveau à apprendre les règles d'accord du participe passé et les conjugaisons.Logique. L'université ne doit pas sélectionner, mais elle doit, en mêmetemps, délivrer des formations professionnalisantes. A ceux quiexigent que l'université professionnalise sans sélectionner, il faudraitdemander s'ils accepteraient d'être opérés par un chirurgien qui a rejoint laprofession sans sélection. Ou que leur enfant reçoive l'enseignement d'uninstituteur recruté sans sélection. Eh bien c'est pour demain.

S'ilfaut professionnaliser sans sélection, laissons tomber l'orthographe, et mêmela littérature en général. Ou alors, il faut appliquer au supérieur la méthodepréconisée par M. Darcos en primaire: est-il vraiment nécessaire d'avoirrecours à un agrégé, docteur ès lettres, habilité à diriger les recherches,pour enseigner l'accord du participe passé? Un certifié fera largementl'affaire. Mais là, nous avons un problème. Avec la réforme des concours concoctéepar le ministère, un certifié de lettres aura une parfaite connaissance dusystème éducatif, et des notions rudimentaires de langue, de culture généraleet de littérature. Il n'aura donc pas les capacités pour assurer un coursd'orthographe. Exagération? Pas du tout, si l'on en croit l'orthographe, leniveau de langue et de culture du candidat moyen au Capes, voire, de plus ensouvent, l'orthographe de certaines annotations de professeurs sur lesbulletins scolaires[1].

La formation universitaire des professeursobéira à la même logique que celle qui préside au recrutement desfonctionnaires, et à la politique de formation en général: fabriquer desvisseurs de boulons, qui ne pensent pas plus loin que leurs boulons. Sur cepoint, la politique gouvernementale rejoint les voeux de certains héritiers deBourdieu qui se sont exprimés sur la réforme des concours de la fonctionpublique: pour eux, la culture générale est discriminatoire, car elle estl'apanage des enfants de la bourgeoisie. La Princesse de Clèves au programmed'un concours de la fonction publique? Le sémillant André Santini se révolte. Quelscandale! Discrimination! D'ailleurs, la Halde[2]est de cet avis. En gros, André Santini et Pierre Bourdieu, même combat. Donc,pas de culture générale aux examens, pas de culture générale durant vos études.Inutile, bien entendu, d'imaginer que l'on puisse tenter d'enrichir la culturegénérale des individus issus des classes populaires. Vous ferez votre boulot,et pour le reste, il y a la télévision. C'est un idéal social. Heureusementqu'André Santini ne lit pas le New York Times. Il y apprendrait qu'auxEtats-Unis, on revient à la culture générale pour les études médicales. Celadonne de meilleurs médecins, paraît-il. Mais nous, en France, nous sommes plusmalins. Formons donc des policiers incapables de rédiger (bonjour Outreau), desfonctionnaires bornés et des médecins limités, pour qui l'homme n'est qu'unensemble d'organes. C'est de ça qu'on a besoin. De quoi d'autre? La culture, cen'est pas l'accès à l'humain, c'est juste de la distinction sociale, n'est-cepas. La maîtrise du langage, ça ne sert à rien. Visser boulon le jour, avaler Cauetle soir. Là, on n'est pas discriminé. Tout le monde il est égal, tout le mondeil est décérébré.

Eh bien il n'y a pas de raison quel'université seule perpétue la discrimination. Nous aussi, àl'université, nous avons le droit à l'abrutissement. Réclamons-le haut et fort.Les réformes des concours d'enseignement, du cursus universitaire et du statutenseignant vont dans ce sens. Le nouveau professeur certifié devra connaîtreparfaitement l'organigramme administratif de l'éducation nationale, il serarecruté là-dessus, c'est de ça qu'il a besoin. Beaucoup moins de culture,instrument de distinction sociale. Les agrégés seront recrutés au terme d'uneformation plus courte, qui intégrera plus de théorie pédagogique. Enrevanche, on économise l'année de stage. Ce n'est pas utile, pour unenseignant, de se former par un stage. Et puis surtout, ça revient cher, c'estlà le problème. Au boulot à temps plein tout de suite, avec de la théoriepédagogique et une bonne connaissance du système éducatif, ça devraitfonctionner, non[3]?

Certes,on conservera des bouts de stage, mais avant le concours. De petitspassages rapides dans une classe. Tout cela pour tous les étudiants enformation. Ce qui fait du monde, tellement de monde même qu'on n'aura pas lapossibilité matérielle d'organiser correctement ces stages, mais au fond quelleimportance?

Reste le cas des universitaires eux-mêmes. Ils neseraient pas un peu cultivés? Ce ne serait pas de la distinction sociale, ça?En outre, ces fainéants prétendent faire de la recherche. Mais est-ce bien sûr?Il faudrait vérifier ça. L'autonomisation des universités consiste, en gros, àcontrôler de plus en plus l'activité des universitaires, et à les fairedépendre toujours plus des autorités locales. Désormais, l'universitaire, déjàquasiment métamorphosé en rond-de-cuir à réunions et paperasses, passera sontemps à pondre des projets, des évaluations et des rapports d'activité,c'est-à-dire à avouer ce qu'il fait et ne fait pas à l'inquisition publique. Ona beau crier sur tous les tons que la liberté et le temps sont nécessaires à larecherche, rien n'y fait, l'obsession ministérielle est de contrôler. Ununiversitaire exerce trois métiers, enseignant, administrateur et chercheur.C'est déjà beaucoup. Mais on en distingue, dans le fond, un ou deux qui necherchent pas assez. Qu'ils enseignent donc plus. Cela s'appelle, dans laréforme, la «modulation des services».

Enréalité, l'immense majorité des universitaires consacre déjà beaucoup de tempsà la recherche. Le temps que leur laissent l'enseignement et la bureaucratiedémultipliée par les diverses lubies tracassières des ministères ne suffit plus.Il faut chercher le soir, le samedi et le dimanche. En d'autres termes, si lesautorités laissaient les universitaires tranquilles, ils pourraient chercherplus. Mais c'est constamment l'inverse qui se passe. Si une petite partied'entre eux s'investit moins dans la recherche, cela ne justifie en rien uneréforme des statuts, dont on a toutes les raisons de soupçonner qu'ellecherche, une fois de plus, à alourdir une charge de travail déjà considérable.

Cette réforme, qui entend compenser rechercheet enseignement, part d'une méconnaissance totale de laréalité concrète de l'université, ce qui est un trait constant des politiquesfrançais et de ceux qui les conseillent. A l'université, recherche etenseignement, pour une part notable, ne se différencient pas. Commentcomptabilisera-t-on les directions de recherche? Les déluges de mémoires à lire?Les soutenances de thèses? Les directions d'école doctorale? Les interventionsdans des séminaires pour exposer une recherche en cours? Les directions derevues et de collections? Les organisations de colloques? Recherche? Enseignement?Administration? Et comment mesurer une recherche? Si vous vous consacrez cinqans à un grand livre, vous ne faites rien de visible. Donc on vous accablera decharges. Si vous êtes plus malin, vous publiez des tombereaux d'articles creux.Ça ce voit, ça se mesure bibliométriquement: vous êtes un chercheur.

Ce quisous-tend en réalité cette réforme, c'est que le ministère a bien compris laphilosophie de ce gouvernement. Si la culture est une vieilleriediscriminatoire, alors les universitaires sont des inutiles qui coûtent cher.Leur seule fonction consiste à occuper quelques années les centaines demilliers de jeunes gens qui n'ont pas eu accès aux grandes écoles. Avec plusd'heures d'enseignement, ils pourront donner plus de cours d'orthographe ou deconnaissance du système éducatif au lieu de se consacrer à la recherche.

Afinde mieux les mettre au pas, la réforme remet entre les mains des présidentsd'université leur recrutement, leurs services et leur promotion, dont unepartie relevait autrefois du Conseil National des Universités. Ce qui est désopilant,dans cette mille cinq centième réforme, c'est qu'elle entend, comme les autres,remédier aux maux incontestables dont souffre l'université. L'un de ces maux,universellement pointé depuis des années, tient au clientélisme local. Parconséquent, excellent gag, la réforme s'empresse de renforcer autant quepossible les conditions de ce clientélisme. Le roi-président n'aura plus qu'àdistribuer les prébendes à ses courtisans, pour des motifs, bien entendu, quiseront tous directement en rapport avec l'excellence de la recherche et laqualité de l'enseignement. Qui pourrait penser autrement?  

A l'horizon de cette réforme, quis'inscrit dans la parfaite continuité des précédentes entreprises de démolition, l'université devient unesorte de lycée, où des enseignants bien soumis à la hiérarchie locale formerontdes instituteurs bas de gamme, pauvres en culture générale mais riches enconnaissances bureaucratiques. L'université se définissait autrefois par laliberté, le savoir, la recherche et sa transmission. Il fallait bien en finiravec ces conceptions discriminatoires.

Pierre Jourde est écrivain, professeur àl'université Grenoble III.

Il a notamment dirigé le volume collectif:"Université: la grande illusion" (L'esprit des péninsules).


[1] L'université n'est pasépargnée. La présentation des cursus, sur le site d'une grande université de larégion parisienne, rédigée dans la novlangue dogmatique qui plaît au ministère(démocratiser, professionnaliser) arbore fièrement une fauted'accord et une faute de syntaxe. C'est le progrès qui veut ça, et c'estnettement plus démocratique comme ça :

La faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université Paris [...] propose un large éventail de parcours en Licence et Master.

Une faculté française qui:

  • Propose des cursus doubles licences aménagées ( 2 diplômes en 3 ans)
  • Propose des parcours en majeure/mineure
  • Propose un parcours spécifique «Professeur des Ecoles»
  • Met l'accent sur l'élaboration du projet professionnel de l'étudiant en proposant des parcours professionnalisant dès la première année.

Précisons que le site du campus de [...] est pressenti pour accueillir à l'horizon 2010, le deuxième IEP de Paris (Institut d'Etudes Politiques) après l'actuel site parisien de la rue Saint-Guillaume afin de démocratiser les études en sciences politiques et les ouvrir au plus grand nombre.

Une Faculté en phase avec le projet professionnel des étudiants:

La Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l'Université Paris [...] basé à [...] a fait le choix de proposer des licences avec un grand nombre de parcours proposés aux étudiants dont des parcours professionnalisants à partir de matières classiques, d'où la mise en place d'un éventail de cursus et de parcours :

La licence bi disciplinaire Majeur/Mineur

Ces licences ont la particularité d'englober deux disciplines, une en «majeure », l'autre en « mineure »:

  • La mineure est intégrée à la place des options afin de ne pas augmenter la charge horaire.
  • La qualité de l'enseignement permet de maîtriser et s'ouvrir sur des compétences et des connaissances.

L'étudiant accroît ses chances d'insertion professionnelle (concours, entreprise...) ou de poursuite d'études en master.

[2] Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pourl'Egalité.

[3] Le 12 décembre 2008, le conseild'administration de l'université Paris IV-Sorbonne, réuni en formationplénière, a voté à l'unanimité une motion pour exprimer son inquiétudedevant le contenu de la réforme des concours. Pour lui, la suppression du stagede formation en alternance et la coïncidence de la préparation aux concoursavec les travaux de recherche destiné à l'obtention du master «estsusceptible de porter de très graves préjudices à l'ensemble des étudiants deFrance et à la recherche en Lettres et sciences humaines». Il estime doncne pas pouvoir présenter de modalités de préparation aux concours. A laSorbonne, c'est une première.